10/02/2012

459. Conte triste. 06

06. Un doigt posé sur les lèvres, les yeux dilatés par la vision du splendide avenir, son pied nu à peine soulevé, l'ange furtif était là de toute évidence, puisque, subitement, Julien, sans autre raison, s'aperçut que Christine n'était plus seulement « la femme qui était l'amie de sa femme » mais une créature soudain révélée, mystérieusement respirante, suave, terrible et qui se taisait. Qui se taisait !
Ah ! Si les mots ont une part puissante de responsabilité dans les passions de l'amour, si leur torrent a entraîné jusqu'au délire et jusqu'à la mort les esprits submergés par leurs grondements écumeux, qui dira la foule immense des propos tenus par le silence? Se taire ! L'homme qui se tait énonce ce fait : « Je viens seulement de m'apercevoir de votre présence. Je vous parlais parce qu'à mes yeux vous n'existiez pas; mais, dès cet instant, je vous vois, aussi je me tais; vous m'entendez bien? » Et la femme, en se taisant, déclare: « Nous nous taisons et je l'admets; je vous ai tout à coup bien compris. Que ne vous exprimiez-vous plus tôt! Doutez-vous de ma réponse ?
C'est sur ce mode que se taisaient le monsieur et la dame que venait de contempler malignement l'ange des destinées funestes. Que s'était-il passé d'autre? Rien que d'habituel. Dans le salon, aux baies ouvertes, d'une maison de campagne, le ciel envoyait, à six heures du soir, ses chaudes bouffées d'air azuré; les hirondelles, comme un peuple d'oiseaux en colère, se pourchassaient en criant sur la piste rose du cirque éthéré, et parfois s’enfonçaient plus avant dans la nue, d'un jet brusque et poignardant comme autant de couteaux légers. Un gramophone, sorte d’important moulin à café, avait, en effet, moulu consciencieusement la musique torréfiée des tangos mexicains; le perfide glissement des tonalités graves aux tonalités aiguës n'avait pas manqué son but, qui est de pousser adroitement, comme un pion sur un damier, le désir et la douleur vague sur le cœur du monsieur distrait et de la dame attentive. Les deux étaient touchés. N'ayant pas l'habitude de songer, chacun sentit que l'autre songeait, et n'ayant pas de choix, d'indication, de cible pour la songerie, ils songèrent l'un à l'autre mutuellement, et se turent. Si insignifiants qu'ils fussent, dès ce moment-là le miracle s'empara d'eux: ils furent la proie du danger, ils appartenaient à l'instinct. Et leur plaisir - et leur malheur - commença.