14/04/2011

290. "Il fera longtemps clair ce soir"


Il fera longtemps clair ce soir, les jours allongent,
La rumeur du jour vif se disperse et s'enfuit,
Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,
Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent...

Les marronniers, sur l'air plein d'or et de lourdeur,
Répandent leurs parfums et semblent les étendre;
On n'ose pas marcher ni remuer l'air tendre
De peur de déranger le sommeil des odeurs.

De lointains roulements arrivent de la ville...
La poussière, qu'un peu de brise soulevait,
Quittant l'arbre mouvant et las qu'elle revêt,
Redescend doucement sur les chemins tranquilles.

Nous avons tous les jours l'habitude de voir
Cette route si simple et si souvent suivie,
Et pourtant quelque chose est changé dans la vie,
Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir.

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

289. "La pensée alanguie"


La pensée alanguie et les membres à l'aise.
Le sommeil vers l'esprit coule comme un serpent.
La chambre obscure émet une fraîcheur de glaise.
Plus rien en nous ne lutte et de nous ne dépend.

Dormir ! Ne savoir rien ! Volontaire Antigone,
Descendre dans l'étroit et profond souterrain
Du repos, où plus rien n'est vif ni monotone,
Où le corps respirant est comme un corps d'airain.

Et c'est par ce chemin aussi sourd que la terre,
Par cette brève paix, sans la soif, sans la faim,
Que je puis retrouver ton funèbre mystère,
Que le tombeau m'approche, et que j'y suis enfin !

288. "Les espaces infinis"


Je reviens d'un séjour effrayant : n'y va pas !
Que jamais ta pensée, anxieuse, intrépide,
N'aille scruter le bleu du ciel, distrait et vide,
Et presser l'infini d'un douloureux compas!

Ne tends jamais l'oreille aux musiques des sphères,
N'arrête pas tes yeux sur ces coursiers brûlants :
Rien n'est pour les humains dans la haute atmosphère,
Crois-en mon noir vertige et mon corps pantelant.

Le poumon perd le souffle et l'esprit l'espérance,
C'est un remous d'azur, de siècles, de néant ;
Tout insulte à la paix rêveuse de l'enfance,
En l'abîme d'en haut tout est indifférent.

Et puisqu'il ne faut pas, âme, je t'en conjure,
Aborder cet espace, indolent, vague et dur,
Ce monstre somnolent dilué dans l'azur,
Aime ton humble terre et ta verte nature

L'humble terre riante, avec l'eau, l'air, le feu,
Avec le doux aspect des maisons et des routes,
Avec l'humaine voix qu'une autre voix écoute,
Et les yeux vigilants qui s'étreignent entre eux.

Aime le neuf printemps, quand la terre poreuse
Fait sourdre un fin cristal, liquide et mesuré ;
Aime le blanc troupeau automnal sur les prés,
Son odeur fourmillante, humide et chaleureuse.

Honore les clartés, les sentiers, les rumeurs ;
Rêve ; sois romanesque envers ce qui existe ;
Aime, au jardin du soir, la brise faible et triste,
Qui poétiquement fait se rider le coeur.

Aime la vive pluie, enveloppante et preste,
Son frais pétillement stellaire et murmurant;
Aime, pour son céleste et jubilant torrent,
Le vent, tout moucheté d'aventures agrestes !

L'espace est éternel, mais l'être est conscient,
Il médite le temps, que les mondes ignorent ;
C'est par ce haut esprit, stoïque et défiant,
Qu'un seul regard humain est plus fier que l'aurore !

Oui, je le sens, nul être au coeur contemplatif
N'échappe au grand attrait des énigmes du monde,
Mais seule la douleur transmissible est féconde,
Que pourrait t'enseigner l'éther sourd et passif ?

En vain j'ai soutenu, tremblante jusqu'aux moelles,
Le combat de l'esprit avec l'universel,
J'ai toujours vu sur moi, étranger et cruel,
Le gel impondérable et hautain des étoiles.

Entends-moi, je reviens d'en haut, je te le dis,
Dans l'azur somptueux toute âme est solitaire,
Mais la chaleur humaine est un sûr paradis;
Il n'est rien que les sens de l'homme et que la terre!

Feins de ne pas savoir, pauvre esprit sans recours,
Qu'un jour pèse sur toi du front altier des cimes,
Ramène à ta mesure un monde qui t'opprime,
Et réduis l'infini au culte de l'amour.

Puisque rien de l'espace, hélas ! ne te concerne,
Puisque tout se refuse à l'anxieux appel
Laisse la vaste mer bercer l'algue et le sel
Et l'étoile entrouvrir sa brillante citerne,

Abaisse tes regards, interdis à tes yeux
Le coupable désir de chercher, de connaître,
Puisqu'il te faut mourir comme il t'a fallu naître,
Résigne-toi, pauvre âme, et guéris-toi des cieux.

(Les Forces Eternelles)

287. "Les Regrets"


La  tombe d'Anna de Noailles,
au cimetière de Publier, au-dessus d'Evian

Allez, je veux rester seule avec les tombeaux :
Les morts sont sous la terre et le matin est beau,
L'air a l'odeur de l'eau, de l'herbe, du feuillage,
Les morts sont dans la mort pour le reste de l'âge...
Un jour, mon corps dansant sera semblable à eux,
J'aurai l'air de leur front, le vide de leurs yeux,
J'accomplirai cet acte unique et solitaire,
Moi qui n'ai pas dormi seule, aux jours de la terre !
- Tout ce qui doit mourir, tout ce qui doit cesser,
La bouche, le regard, le désir, le baiser !
Etre la chose d'ombre et l'être de silence
Tandis que le printemps vert et vermeil s'élance
Et monte trempé d'or, de sève et de moiteur !
Avoir eu comme moi le coeur si doux, le coeur
Plein de plaisir, d'espoir, de rêve, et de mollesse
Et ne plus s'attendrir de ce que l'aube cesse ;
Etre au fond du repos l'éternité du temps...
- D'autres alors seront vivants, joyeux, contents.
Des hommes marcheront auprès des jeunes filles
Ils verront des labours, des moissons, des faucilles,
La couleur délicate et changeante des mois.
Moi, je ne verrai plus, je serai morte, moi,
Je ne saurai plus rien de la douceur de vivre...
Mais ceux-là qui liront les pages de mon livre,
Sachant ce que mon âme et mes yeux ont été,
Vers mon ombre riante et pleine de, clarté
Viendront, le coeur blessé de langueur et d'envie,
Car ma cendre sera plus chaude que leur vie...

(L'ombre des jours)

286. "Offrande"


Mes livres, je les fis pour vous, ô jeunes hommes,
Et j'ai laissé dedans,
Comme font les enfants qui mordent dans des pommes
La marque de mes dents.

J'ai laissé mes deux mains sur la page étalées,
Et la tête en avant
J'ai pleuré, comme pleure au milieu de l'allée
Un orage crevant.

Je vous laisse, dans l'ombre amère de ce livre,
Mon regard et mon front,
Et mon âme toujours ardente et toujours ivre
Où vos mains traîneront.

Je vous laisse le clair soleil de mon visage,
Ses millions de rais,
Et mon cœur faible et doux, qui eut tant de courage
Pour ce qu'il désirait.

Je vous laisse mon coeur et toute son histoire,
Et sa douceur de lin,
Et l'aube de ma joue, et la nuit bleue et noire
Dont mes cheveux sont pleins.

Voyez comme vers vous, en robe misérable
Mon Destin est venu.
Les plus humbles errants, sur les plus tristes sables,
N'ont pas les pieds si nus.

Et je vous laisse, avec son feuillage et sa rose,
Le chaud jardin verni
Dont je parlais toujours ; et mon chagrin sans cause
Qui n'est jamais fini.

(Les Eblouissements)

285. "Mon Dieu, je sais qu'il faut"


Mon Dieu, je sais qu'il faut accepter la détresse,
Qu'il faut, dans la douleur, descendre jusqu'en bas,
Mais, dans ce labyrinthe où votre main nous presse,
Puisque vous êtes bon, ne se pourrait-il pas

Que nous entrevoyions du moins la claire issue
Que déjà votre main prépare doucement,
Et qu'un peu de lumière, au lointain aperçue,
Nous aide à supporter ce ténébreux moment ?

Pourquoi nos maux sont-ils si compacts et si denses
Qu'on semble enseveli dans un obscur caveau ?
D'où vient cette funèbre et perfide abondance
Qui submerge le coeur et trouble le cerveau ?

Pourtant, les lendemains sont quelquefois si tendres,
On revoit les regards que l'on n'espérait plus.
Mais le bonheur fait mal quand il faut trop l'attendre.
Etre sauvés enfin, ce n'est plus être élus.

Consolez-nous parfois dans cette forteresse
Dont vous tenez les clefs et fermez le vitrail ;
Laissez-nous pressentir les futures caresses
Et leur fraîche beauté d'eau bleue et de corail !

C'est trop d'être privé de la douce espérance,
D'être comme un forçat serré le long du mur,
Qui ne peut pas prévoir sa juste délivrance,
Car la fenêtre est haute et les verrous sont durs.

Pourquoi ce faste affreux de l'angoisse où nous sommes,
Pourquoi ce deuil royal et ces chagrins pompeux,
Puisqu'il vous plaît parfois d'avoir pitié des hommes
Et de remettre encor le bonheur auprès d'eux ?

Faut-il donc au Destin ces heures pantelantes,
L'émeut-on par un corps qui tremble et qui gémit ?
Nos pleurs sont-ils un peu de cette huile brûlante
Que Psyché répandit sur l'Amour endormi ?

S'il se peut, écartez ces moments de la vie
Où nous sommes broyés sous un joug trop étroit,
Et, pareils aux mineurs dans la noire asphyxie,
Nous tentons d'écarter le roc avec nos doigts.

Déjà, loin du plaisir, du monde, des parades,
Mon coeur ardent n'est plus, dans son éclat voilé,
Qu'un feu de bohémiens sur la pauvre esplanade,
Où l'enfant nu console un cheval dételé.

Mais s'il faut que ces jours de supplice reviennent,
S'il faut vivre sans eau, sans soleil et sans air,
Que du moins votre main s'empare de la mienne,
Et m'aide à traverser l'effroyable désert.

(Les vivants et les morts.)

284. "Je vivais. Mon regard, comme un peuple ..."


Je vivais. Mon regard, comme un peuple d'abeilles,
Amenait à mon coeur le miel de l'univers.
Anxieuse, la nuit, quand toute âme sommeille,
Je dormais, l'esprit entr'ouvert !

La joie et le tourment, l'effort et l'agonie,
De leur même tumulte étourdissaient mes jours.
J'abordais sans vertige aux choses infinies,
Franchissant la mort par l'amour !

Vivante, et toujours plus vivante au sein des larmes,
Faisant de tous mes maux un exaltant emploi,
J'étais comme un guerrier transpercé par des armes,
Qui s'enivre du sang qu'il voit !

La justice, la paix, les moissons, les batailles,
Toute l'activité fougueuse des humains,
Contractait avec moi d'augustes fiançailles,
Et mettait son feu dans ma main.

Comme le prêtre en proie à de sublimes transes,
J'apercevais le monde à travers des flambeaux;
Je possédais l'ardente et féconde ignorance,
Parfois, je parlais des tombeaux.

Je parlais des tombeaux, et ma voix abusée
Chantait le sol fécond, l'arbuste renaissant,
La nature immortelle, et sa force puisée
Au fond des gouffres languissants !

J'ignorais, je niais les robustes attaques
Que livrent aux humains le destin et le temps;
Et quand le ciel du soir a la douceur opaque
Et triste des étangs,

Je cherchais à poursuivre à travers les espaces
Ces routes de l'esprit que prennent les regards,
Et, dans cet infini, mon âme, jamais lasse,
Traçait son sillon comme un char.

Tout m'était turbulence ou tristesse attentive;
La mort faisait partie heureuse des vivants,
Dans ces sphères du rêve où mon âme inventive
S'enivrait d'azur et de vent !

Ainsi, sans rien connaître, ainsi, sans rien comprendre,
Maintenant l'univers comme sur un brasier,
Je contemplais la flamme et j'ignorais les cendres,
O nature ! Que vous faisiez.

Je vivais, je disais les choses éphémères;
Les siècles renaissaient dans mon verbe assuré,
Et, vaillante, en dépit d'un coeur désespéré,
Je marchais, en dansant, au bord des eaux amères.

A présent, sans détour, s'est présentée à moi
La vérité certaine, achevée, immobile;
J'ai vu tes yeux fermés et tes lèvres stériles.
Ce jour est arrivé, je n'ai rien dit, je vois.

Je m'emplis d'une vaste et rude connaissance,
Que j'acquiers d'heure en heure, ainsi qu'un noir trésor
Qui me dispense une âpre et totale science:
Je sais que tu es mort.

283. "Puisqu'il faut que la mort"


Puisqu'il faut que la mort sépare enfin les êtres,
Quel que soit le constant et volontaire amour,
O toi qui vis encor, je bénirai le jour
Où le destin, murant ma porte et mes fenêtres,
M'enferma brusquement dans son austère tour
Où jamais l'Espérance au doux chant ne pénètre.
J'ai souffert, mais du moins n'aurai-je point par toi
Connu cette rusée et lugubre victoire
De demeurer vivante, alors qu'un brick étroit
Entraîne un passager vers les rives sans gloire...
-Vivre quand ils sont morts! Respirer les saisons !
Voir que le temps sur eux s'épaissit et s'étire!
Commettre chaque jour cette ample trahison,
Ne pouvoir échanger nos maux contre leur pire,
Et, relayant parfois leur inerte martyre,
Nous étendre le soir en leur froide prison,
Tandis que leurs doux corps rentrent dans les maisons.

282. "Malgré mes bras tendus"


Malgré mes bras tendus, malgré mon coeur tenace,
Vous entrez avant moi, compagnons de mes jours,
Dans l'attirante terre, exclusive et vorace,
Qui resserre sur vous ses humides contours.
Voilà donc l'avenir, c'est donc cela qui dure:
La tombe, le caveau, le cloître souterrain !
Et nous, vantant toujours la trompeuse Nature,
Avec les yeux ravis du pâtre et du marin
Nous bénissions le jour luisant, le soir serein;
-Vous seule êtes fidèle, ô secrète ossature !
Autrefois, je voyais se dérouler le temps
Comme une route blanche entourant la montagne,
Et que gravit, dans l'ombre où l'aigle l'accompagne,
Une foule au coeur gai, aux espoirs exultants;
Mais cette sinueuse et noble perspective,
Ce haut pèlerinage au but ambitieux
Etaient un enfantin mirage de mes yeux.
L'humanité chantante, héroïque et pensive
Retombe dans la terre ayant rêvé des cieux !
-Hélas, mes disparus, mes archanges sans ailes,
Vous marchez devant moi pour m'éviter la peur;
Et par vous je sens croître et brûler dans mon coeur,
Au milieu d'une calme et stupéfaite horreur,
Le sombre amour qu'on doit à la mort éternelle !
Déjà combien de mains ont délaissé mes mains...
-Du moins, battez plus fort, coeur empli de courage !
Entraînez avec vous vos morts sur les chemins.
Que leurs regards nombreux brûlent dans mon visage,
Que mon âme abondante abreuve les humains,
Et que je meure enfin comme on vit davantage !

281. "Je respire et tu dors à présent"


Je respire et tu dors, à présent sans limite,
Ayant l'âge du monde et de l'éternité,
Et moi, mêlée encore à l'incessante fuite,
Je vais regarder luire un éphémère été

Je vous verrai, montagne où le jour bleu ruisselle,
Villas au bord des lacs, qui font croire au bonheur,
Rivages où la barque en forme de tonnelle
Berce un couple alangui entre l'onde et les fleurs.

Je vous verrai, mouvante et rieuse prairie
Où l'herbage léger, par les frelons pressé,
Ondoie et luit ainsi qu'une cendre fleurie,
Mêlant ce qui renaît à ce qui a cessé,

Et vous, molle fumée au-dessus des villages,
De tout ce qui finit éphémère contour,
Qui, sur l'air de cristal, déployez vos sillages,
Pesante et calme ainsi qu'un confiant amour.

Mais je n'écoute plus vos voix élyséennes
O liquides tyrans des prés verts et des flots,
Sirènes! Taisez-vous, mensongères sirènes !
Je déjoue à jamais vos attrayants complots

Moi qui suis la vigie ardente du voyage,
Je sais que tout est vain et sombre atterrissage;
Que pourrais-je espérer ou désirer encor,
Puisque tout l'univers est posé sur des morts ?

280. "Je ne veux pas savoir s'il fait clair"


Je ne veux pas savoir s'il fait clair, s'il fait triste,
Si le printemps, exact, va reverdir encor,
Si l'orgueilleux soleil jette son cerceau d'or
Sur les chemins légers de la bleuâtre piste,
Ni si le vif matin a son joyeux ressort,
Et le soir ses couleurs de lin et d'améthyste,
Je sais que pour les morts plus aucun temps n'existe:
Je suis jalouse pour les morts.

279. "La prière devant le soleil"



Ma joie est un jardin dont vous êtes la rose,
Enorme soleil d'or, flamme en corolle éclose,
Héros, d'ardents regards et de flèches armé,
Soleil mille soleils en vous seul enfermés !
Immobile splendeur dont la face tournoie
A force de plaisir, de rayons et de joie !
Archange au seuil du jour, Soleil essentiel
Dont les rayons glissants, comme des fils de miel,
Pendent dans les jardins et se tissent au lierre;
O Soleil bourdonnant cymbale de lumière,
Fanfare étincelante, élan de flûtes d'or,
Laissez que, les deux bras levés, en quel essor !
Je vous répète un chant, infini, monotone...
Peut-être qu'autrefois, Sophocle et Antigone
Vous ont d'un bel amour impétueux servi ;
Mais depuis, dans le temps indolent où je vis,
A l'époque d'orgueil amer où je suis née,
Au travers de la molle et pliante journée,
Nul ne vous a, d'un geste ardent et sibyllin,
Entouré de ses bras, gerbe de blé divin !...
Moi Seule, en vous voyant, je prie et je chancelle.
C'est comme si un aigle en moi ouvrait ses ailes,
Et qu'en roses l'été fît éclore mon sang,
Quand vous apparaissez, beau Soleil jaillissant !
- O masque d'or par où l'éternité regarde,
Quand mon trop doux plaisir au bord de vous s'attarde
J'ai quelquefois souffert d'indicibles tourments ;
D'ailleurs je ne veux pas qu'on vous aime autrement
Que d'un âpre plaisir et d'une ivresse telle
Que, la sentant si vive, on la sente mortelle...
O Lumière ! ô science ! ô source ! ô vérité !
Rien, hors vous, n'est pareil à ce qui a été ;
La face juvénile et chantante du monde
N'a plus sa même grâce au miroir vert de l'onde,
Les forêts d'autrefois jettent d'autres rameaux,
D'autres vaisseaux s'en vont et passent sur les eaux,
La secrète montagne a sa robe défaite,
Des trains sourds ont ému les routes inquiètes,
Des villes sans douceur baignent leur flanc amer
Dans le regard vivant et sacré de la mer.
- Mais vous, attendrissant, inlassable, fidèle,
Vous êtes demeuré le même au-dessus d'elle !
Vous, assis dans l'espace où nul oiseau n'atteint,
Vous brillez comme aux cieux de Jupiter latin ;
Vous êtes comme au temps où, dans la belle Athènes
La coupe de sagesse et de joie était pleine;
Comme au jour où dansait l'enfant Septentrion
Dans Antibes, plus rouge et jaune qu'un brugnon;
Vous êtes comme aux jours des étés de Touraine
Qu'enivrait la Pléiade éclatante et sereine,
Comme aux jours où les Grecs, au bord d'un sable clair
Voyaient luire et fleurir Marseille de la mer...
Azur, Soleil azur ébloui de soi-même !...
Soleil, geste de joie et d'ivresse qui sème
Des grains de seigle d'or aux clairs horizons bleus,
Ah ! Soleil ! que je sois belle devant vos yeux !
- Voyez comme mes mains dans l'air suave passent
Afin de caresser vos rayons dans l'espace !
Je sais que je mourrai, que rien ne peut rester
De ce qui fut si vif sur le monde enchanté,
Que tout va se brisant de mémoire en mémoire;
Satisfaisant pour moi ma détresse de gloire,
Je veux, pour toute douce et vaine éternité,
Avoir été le coeur d'où ce cri est monté !...
Que je meure n'est rien, mais faut-il qu'elle meure,
Elle, la Terre heureuse et grave, la demeure
Des humaines ardeurs, des travaux et des jeux !
Tant de fois caressée et rose de vos voeux,
Elle, si tendre, si dansante et si profonde,
Faut-il qu'elle s'épuise, ô la belle du monde !
Faut-il que, si chaude et si fraîche au matin,
Porte des fleuves secs et des volcans éteints,
Et que, morte, elle soit d'une blancheur de craie,
Elle qui respirait des roses dans la haie...
- Elle, Vous, Soleil, Terre, ineffable douceur !
Soleil, vous la verrez, votre émouvante soeur
Qui, ce matin, dans l'or de vos baisers se pâme,
Lassée et froide ainsi que la lune sans âme,
Les veines et le coeur infiniment ouverts...
O fragile, ô penchant, ô petit univers !
Que toute chose soit mouvante, périssable,
Que les tombeaux aussi soient mortels, que le sable
Soit fait de la victoire éteinte des jours grecs,
Que l'avenir, inerte et froid, soit fait avec
Les bras de Desdémone et les soupirs d'Hélène !...
Savoir qu'un jour la Terre, aride et sans haleine,
N'aura plus d'eau, plus d'air, plus d'ombre et de chaleur,
Nul homme pour pleurer sur l'homme, nulle ardeur
Par quoi l'esprit était plus beau que les étoiles,
Nulle mer, nul vaisseau glissant avec ses voiles
Et passant lentement sur le ciel triste et doux !...
- Et nous ! avoir été tous amoureux de vous,
Avoir chanté, avoir aimé plus que les autres;
Avoir été le tendre et véhément apôtre
De la ferveur, de la pitié, de la beauté,
Et que le temple soit brisé de tous côtés !...
Que ma cendre n'ait plus même la Terre ronde
Quand ma mélancolie est grande comme un monde !
- Et pourtant, je le sens, vive et lasse de pleurs,
J'ai vécu si profonde et si haute en douleurs,
J'ai, dans les soirs pensifs, sous les blanches étoiles,
Des bords de mon esprit écarté tant de voiles,
J'ai fait de mes deux bras, dans l'aube et dans le soir,
Des gestes d'un si vif et si chaud désespoir,
Que dans l'éther divin où monte toute image
Mes désirs se feront un éternel passage !...
Il n'est point ici-bas d'effroi naissant ou vieil
Où ma tendresse n'ait porté son doux soleil.
J'ai vécu, habitant le secret de ma vie,
Chancelante et debout au bord de toute envie.
Avant qu'au mol néant tout amour soit diffus,
Des hommes viendront boire aux sources que je fus ;
Ceux qui, cherchant des bois d'incessante verdure
Se presseront au goût que j'eus de la nature,
Resteront parfumée d'égile et de cerfeuil ;
Et ceux qui toucheront à ce que j'ai d'orgueil
Sentiront leur front las se dorer comme un dôme.
Ceux qui, dans les soirs clairs, évoquant mon fantôme
Qu'un éternel regret de vivre fait languir,
Afin d'unir aux miens leur peine et leur désir
Baisseront vers mon front leur main triste et lassée,
Pleureront non sur eux, mais sur moi, plus blessée...
- Nul coeur humain jamais n'eut autant de frissons;
Mon rêve est un si vif et si ardent buisson,
Que, si j'ouvre mes bras où la tendresse abonde,
Il tombe malgré moi de l'amour sur le monde !...
Amoureuse du vrai. du limpide et du beau,
J'ai tenu contre moi si serré le flambeau,
Que, le feu merveilleux ayant pris à mon âme,
J'ai vécu, exaltée et mourante de flammes...
- Pourtant, Soleil, ayant oublié tout cela,
Tout ce qu'au beau plaisir la science mêla,
Je reviens devant vous, ignorante, priante,
Soleil des verts tilleuls, Soleil de l'amarante !
Soleil de la fougère et des reines-des-prés,
De la bardane d'or et des mûriers pourprés,
Soleil des clairs cailloux où pleuvent des pétales,
Soleil du romarin, soleil de la cigale !
Soleil de l'aube rose au bord du Pont-Euxin,
Soleil d'Ino tenant Bacchus contre son sein,
Soleil du vieux cadran des petits presbytères,
Soleil de tout amour et de toute la terre !...
- Ah! que vous vouliez bien, vous, dieu vivant, venir
Entre les volets blancs que ma main vient d'ouvrir;
Que vous veniez, buveur des belles sources bleues,
Vers moi, brisant l'azur, franchissait tant de lieues !...
- Vous, porteur du réveil, de l'orgueil, de l'espoir.
Votre face n'est pas plus grande qu'un miroir
Où je regarderai ce matin mon visage;
Et pourtant, une telle éblouissante rage
De rayons, de plaisirs, s'anime autour de vous,
Que je défaille, étant, pour mieux vous voir, debout...
- N'est-ce pas, vous savez à quel point je vous aime ?
Tout mon désir nombreux et lumineux essaime
Vers l'espace où mon rêve et vous tremblez tous deux.
Laissez qu'à vos cheveux je mêle mes cheveux.
Voici qu'à l'aube douce où vous venez de naître,
Toute avide de vous je suis à ma fenêtre,
Ma joie est aussi claire, aussi chaude que vous,
Quelque chose est en moi qui vous aime à genoux.
- Fronton d'or, dont mes bras sont les vivants pilastres,
Vous êtes comme un coeur, mon coeur est comme un antre
Si bien que je crois voir, dans le matin vermeil,
Luire et se saluer l'un et l'autre Soleil !...

(Les Eblouissements)