08/02/2013

636. A propos du recueil "Les Eblouissements"



 

Le 27 avril 1907, Calmann-Lévy mettait en vente Les Éblouissements, un volume de quatre cent vingt pages ; l'on pouvait lire sur la couverture cette phrase du Banquet de Platon : « Le cœur me bat avec plus de violence qu'aux corybantes*. » L'ouvrage comportait cent soixante-neuf poèmes (dont un peu plus d'un tiers seulement avaient été publiés) ; il était divisé en quatre sections : « Vie-joie­ lumière », « Beauté de la France », « Les Jardins », « La Douleur et la mort ». Le succès est immédiat, « presque sans précédent pour un livre de poésie », exulte l'éditeur, qui annonce dès le 10 mai une cinquième édition. A quelques exceptions près, la critique est très favorable ; Pierre Hepp dans La Grande Revue, Proust dans le supplément littéraire du Figaro, Ripert dans La Revue hebdomadaire, plus tard Henry Bordeaux, André Chaumeix, Corpechot, Gillouin; le « réseau » joue à plein [...]
Voyageant dans le Bourbonnais au printemps 1907, Daniel Halévy avait placé le dernier recueil d'Anna dans la pochette de son sac. Un soir, après le dîner, il l'ouvrit au hasard ; son émerveillement fut instantané : J'ai lu vingt pages. Quel plaisir ! Toute l'Europe levantine, italienne et grecque est soudain entrée dans ma chambre d'auberge. [...] Tout cela est beau. Savourons le plaisir de prononcer un mot fort sans mentir 
Ce succès la flattait et l'exaspérait à la fois. « Ils voudraient toucher mes mains et mes yeux pour être à leur tour enflammés », disait-elle. Et elle souffrait de ne plus jouir de l'intimité qui lui était tellement indispensable. Son salon ne désemplissait pas : hommes de lettres, hommes politiques, jeunes, vieux, amateurs, professionnels, journalistes forçaient sa porte. Plus d'une fois, il lui fallut trouver refuge chez sa mère — qui habitait à présent avenue Victor-Hugo — ou chez Hélène — qui s'était installée rue Greuze. Et même parfois aller respirer les précieuses essences des jardins imaginés par Albert Kahn à Boulogne ; ce lieu qu'elle appelait « Le Jardin qui dilate le coeur » lui avait inspiré quelques-uns des poèmes de son dernier recueil.
Lorsque le soir tombait, elle s'arrachait à regret à la contemplation des chênes et des cèdres nains du jardin japonais, et des cascatelles qui serpentaient au milieu des aubépines et des azalées, afin d'aller se reposer au Cercle du Tour du Monde, que Kahn avait installé dans un coin de son fabuleux domaine ; elle y convoquait Mathieu, Mariéton, quelques intimes, et le petit monde bruissant se retrouvait ensuite dans un petit restaurant de Billancourt, attablé à une terrasse plantée d'abricotiers que l'on secouait comme des pruniers. Un soir, Corpechot entendit Anna répondre à Mariéton, qui l'avait accusée de perdre son âme dans les fleurs : "Comment, mon cher, pouvez-vous dire de pareilles sottises ? Mon goût n'est pas du tout de me perdre dans la nature, mais de l'envelopper au point que je vois les fleuves courir sur le coeur de l'homme ! Le monde m'a éblouie par sa splendeur, mais j'ai projeté sur lui la force de ma jeunesse et de mes désirs". 
Ses familiers devaient alors subir une interminable récitation de poèmes — de ses poèmes à elle. Elle regagnait l'avenue Henri-Martin exaltée, épuisée ; les migraines et l'insomnie l'attendaient. Le lendemain, le médecin appelé au secours ne pouvait que prescrire le repos — un grand repos d'au moins un mois.
in François BROCHE, "Anna de Noailles, un mystère en pleine lumière", page 235 et 236. Novembre 1989. Robert Laffont éditeur

635. Le voyage sentimental


O mon ami, le temps fait bondir sa fanfare,
Venez, partons, fuyons, pour vivre ou pour mourir
Comme un puissant oiseau tournoie autour d’un phare
Allons brûler nos yeux aux flammes du plaisir !


Voyez, la lune luit comme un faune de marbre
Allons pleurer au creux des indolents hamacs,
Près des bosquets penchants, sous le parfum des arbres,
Dans les soirs langoureux et parfumés des lacs, 


Dans les soirs d’Amsterdam, lorsque la brume arrive
Sur le fauve jardin, plein d’exaltations,
Et qu’on entend mugir vers leur lointaine rive
La panthère alanguie et les tristes lions. 


Et puis, quittant soudain les villes et la lande,
Nous irons aborder dans l’île peinte en bleu,
Et, les regards errant sur la mer de Hollande,
Nous unirons nos cœurs profonds et nébuleux. 


Nous verrons des vaisseaux, que le couchant embrase,
Glisser, les mâts tendus, sur l’infini serein,
Et nous évoquerons les soirs roses d’extase
De Paul et Virginie et de Claude Lorrain. 


Alors nous quitterons les îles bocagères,
Les villages teintés du bleu des horizons,
Monikendam qui fait, sous les brises légères,
Luire comme des lis le seuil de ses maisons, 


Nous irons en courant vers la divine Espagne,
Pays incendié, si sordide et si beau
Que l’on va sans chercher si la morne campagne
Mèneà Vallâdolid ou bien à Bilbao. 


Nous irons les yeux pleins d’azur, l’âme étourdie,
Mordant au piment rouge, au sucre, au fruit marin,
Et nous verrons un soir surgir Fontarabie,
Ronde et fumeuse ainsi qu’un bouclier d’airain !


Nous demeurerons là, sur un balcon qui bombe,
Sous le vitrail fragile et clair du mirador,
Regardant le jour bleu qui pâlit et succombe,
Entraîné par le poids glissant du soleil d’or. 


Nous entendrons, le soir, le cri des poissonnières
Monter comme la voix des sirènes en feu,
Il semblera que l’ombre et la nature entière
S’appellent vers un lit sanglotant et joyeux. 


Des muletiers iront, transportant la farine
Sur le dos maigre et nu de leur âne qui dort,
Un brûlant aloès luira, cerclé d’épines,
Je m’assoirai au coin de la Calle Mayor. 


Quelquefois je serai l’hirondelle qui rase
Le palais rouge et noir qu’habitait Charles-Quint,
Palais inexorable et dur, froid comme un vase
Qui verse une eau glacée et un ennui hautain. 


Nous vivrons là, cherchant à mélanger nos âmes
Mais moi, parfois, ayant beaucoup souffert d’aimer
Ce qui reste d’espoir, de secrets et de flammes,
Malgré nous dans nos mains et nos yeux enfermés, 


J’irai sur le balcon, accouder ma paresse
Au-dessus de la rue, où les guitares font
Un giclement soudain de musique et d’ivresse,
Un bruit de feu, d’orage et de désir profond !


Le soir étant obscur, je ne pourrai connaître
Le passant langoureux, le chanteur triste et fort
Qui, dans la rue étroite, au bas de ma fenêtre,
Mêle les cris du rêve aux soupirs de la mort. 


Mais pour me délivrer de mon amour du monde,
Du mal universel qui déchire mon cœur,
Je laisserai glisser, comme une algue dans l’onde,
Mon bras chargé de songe amoureux et d’odeur. 


Tendre audace, au travers de l’onduleux grillage
Ma main viendra toucher les lèvres et les dents 

Du chanteur sans regards, sans forme, sans visage,
Dont je n’aurai perçu que le désir strident. 

Alors je pourrai croire avoir connu dans l’ombre 
 Ce mystique baiser que souhaite mon sang, 
Baiser dont on ne sait ni le nom ni le nombre, 
Qu’on pense avoir reçu de l’infini puissant. 

Et je serai pareille alors aux saintes vierges, 
Nymphes en manteau noir du couvent espagnol, 
Dont les pieds sont baisés par la flamme des cierges,
Dont le visage meurt d’un sanglot fol et mol, 


"Vierges aux yeux luisants, à la bouche fardée,
Qui désignent leur cœur comme un brûlant aveu, 

Dont le regard s’éteint d’extase poignardée
Au milieu du parfum de rose des cheveux, 


Et qui, pleines d’un deuil ineffable et trop tendre,
Ivres des pleurs versés sur la mort de leur dieu, 
Brûlent d’humilité, et ne peuvent défendre 
Leur bouche désolée et leur cœur radieux.

Les Eblouissements

634. Venise


Arpège de sanglots, de rayons et d’extase,
Venise, ville humide et creuse comme un vase
Dirai-je avec quelle âpre et fiévreuse langueur
J’ai caressé ton ciel, et j’ai bu ta liqueur ?
Dirai-je ma douleur, quand mon désir sans nombre,
Pareil à la fusée ardente, qui dans l’ombre
Monte comme une fleur et meurt comme un baiser,
Au front noir de tes nuits cherchait à se poser?.
Même ta place immense, argentée, héroïque,
N’est qu’un profond divan qu’alanguit la musique.
Le jour luit, la chaleur flotte et moisit sur l’eau
On soupire à Saint-Biaise, à San Zanipolo
Les jardins accablés laissent pendre les branches
De leurs roses de pourpre et de leurs roses blanches.
La Dogana, le soir, montrant sa boule d’or,
Semble arrêter le temps et prolonger encor
La forme du soleil qui descend dans l’abîme.
O ville de douleur et de plaisir sublime,
Quelle ardeur brule au fond de tes soirs vaporeux,
Pour qu’on veuille pâlir et défaillir sur eux ?
Partout ton chaud poison se répand et s’enlise
Dans ton temple divin, dans ta suprême église,
Je n’ai vu qu’en pleurant, je n’ai vu qu’en tremblant.
Les mosaïques d’or avec leurs chevaux blancs.
Comme le clair poignard des barques sur l’eau verte.
Tu pénètres et luis dans l’âme découverte.
On ne peut rejeter cet amoureux fardeau
Même dans les jardins ombragés du Lido,
Sur le sable où bondit la claire Adriatique,
On meurt d’une langueur brûlante et pathétique.
O belle arche d’argent qui brilles sur les eaux,
Tes magasins, avec leurs perles, leurs coraux.
Ont des scintillements de phosphore et d’élytres,
La naïade et l’azur ruissellent sous les vitres,
L’air, les pavés, la rue ont un rose de fard
Les cafés langoureux de la place Saint-Marc
Sont de pourpres coussins où Vénus glisse et tombe
Dans le vol miroitant et mou de ses colombes.
Ah que les jours sont lents, quel mal, quelle torpeur
Te cœur est contracté de soif et de chaleur.
Et, le soir, quand quittant la terrasse divine
On rentre dans la chambre où brûle la résine,
Quand il semble qu’au bord des lits, doux, fatigué,
Mystérieux, cruel, Eros est embusqué,
Quand on entend trembler la vitre et la muraille
Du chant qui dans la nuit et sur l’onde tressaille
Quand, cherchant à s’enfuir, on rencontre toujours
Los jambes de l’Amour et les bras de l’Amour,
Quand le pied qui s’élance aussitôt plie et glisse
Dans une molle barque, âcre et profond calice
Où, sous un dais obscur comme une nuit d’été,
Le désir et la mort mêlent leur volupté,
Alors, ivre, éperdue, esclave qui s’éveille,
Venise j’ai maudit ta force sans pareille
Du fond de mon cœur pur, de mon esprit sacré,
J’ai maudit ton sang noir et ton corps bigarré.
Comme Samson hagard prend le temple et le brise,
J’ai voulu sur mes bras faire crouler Venise
Mais aussitôt, joignant devant tant de splendeur
Mes mains lâches d’amour, de tendresse, d’ardeur,
Je cherchais simplement, comme on cherche une porte,
Le bonheur, la douceur, le repos d’être morte,
D’être une morte, là, qui ne voit ni n’entend
L’épouvantable ardeur de Venise au printemps.
Ah que mon âme était inconsolable et nue
O sanglot sans égal montant jusqu’à la nue
O spectacle divin, monstrueux et dément,
La ville qui s’anime et devient notre amant
C’est elle qui bondit, c’est elle qui caresse
Elle chante, l’on cède, enivrante faiblesse
Et je pleurais de peur, d’extase, de désir.
Je lui disais « Voyez, je ne peux vous saisir,
Hydre délicieuse aux bouches innombrables,
Laissez-moi m’en aller dans votre eau, sous vos sables
Assez de vos soupirs, assez de vos bonheurs
Laissez-moi m’en aller à Saint-Georges-Majeur
Peut-être que le Dieu qui veille dans ce temple
Aura pitié d’un cœur qui s’affole et qui tremble"
Mais on ne quitte pas les secrètes rumeurs
De ce jardin de rêve et d’amour où l’on meurt
En vain le corps meurtri, l’âme prudente, ailée
Cherchent à s’échapper du puissant mausolée,
On reste. Un parfum d’eau, d’oursins, d’algues, de sel,
Semble purifier le mal universel.
Mais chaque soir revient, brisante poésie,
La chanson du désir et de Sainte-Lucie
Un rouge embrasement envahit le Canal
On sait qu’on va souffrir, on veut se faire mal.
Tout brûle, tout frémit c’est l’heure où les gondoles
Comme de noirs dauphins s’ébattent sur Veau molle.
On s’exalte, on entend sur l’humide chemin
De ces tombeaux flottants monter des cris humains.
L’horizon tout entier se torture et se pâme
Venise a le plaisir comme l’enfer la flamme,
Et pose, sur les bords de l’espace et du temps,
Son lion de Saint-Marc aux ailes de Satan
Un jour, enfin, quittant cette épuisante fête,
J’ai fui, sans m’arrêter, sans retourner la tête.
Je fuyais, mon ivresse affreuse s’en allait.
Plus d’eau verdâtre et rose où tremblent des palais.
J’apercevais soudain des plaines douces, nobles,
Des hêtres, des ormeaux où pendaient des vignobles
Beauté d’un clair printemps Sur les cieux délicats
Des oiseaux étendaient leurs corps charmants et plats.
L’azur était léger, la terre était puissante,
Les troupeaux allongeaient leurs ombres innocentes.
Et maintenant, je vois avec un sombre effroi
D’autres êtres aller se meurtrir comme moi,
D’autres aller là-bas, où, dans la nuit divine,
On entend les bateaux qui partent pour Fusine
D’autres aller pleurer d’ardeur, de désespoir,
Dans l’éblouissement du marbre rose et noir,
D’autres vouloir sans peur presser sur leur corps tendre
Le plaisir qu’il ne faut pas voir et pas entendre,
D’autres, hélas vouloir aimer, toucher, goûter,
La ville que mon cœur n’a pas pu supporter.

Les Eblouissements