04/12/2010

141. Etude de l'imaginaire dans l'oeuvre d'Anna de Noailles.


Dans les messages ci-dessous (136 à 140) je propose à mes lecteurs l'avant-propos de la thèse pour le Doctorat de troisième cycle présentée en 1982 devant le jury de l'Université de la Sorbonne Nouvelle par Madame Elyane SAVY.
Cette thèse brillante et remarquablement documentée porte sur l'imaginaire dans l'oeuvre d'Anna de Noailles".

140. Elyane Savy : l'imaginaire dans l'oeuvre d'Anna de Noailles. 1

1/5. En 1876, quand naît la princesse Anna de Brancovan, le grand frisson romantique qui a secoué tout le dix-neuvième siècle est à l'agonie. En réaction contre les effusions sentimentales des romantiques, les Parnassiens se sont rangés derrière Leconte de Lisle, Mallarmé derrière Baudelaire, les symbolistes derrière Mallarmé et l'aventure littéraire a atteint son apogée avec la révolution poétique menée par Rimbaud. Pourtant, dans les salons feutrés du boulevard de Latour-Maubourg, puis au milieu des poufs, des porcelaines et des ivoires du palais oriental de l'avenue Hoche, ou parmi les terrasses fleuries du jardin d'Amphion, on ne se lasse pas des douces rêveries mélancoliques : là le romantisme n'est pas tout à fait dépassé. C'est le décor où Anna fait ses premiers pas dans la vie. Elle grandit dans un climat de fêtes, de musique et de poésie. Très vite, son entourage remarque sa sensibilité peu commune et ses dons littéraires précoces. La petite Anna commence à écrire ses premières poésies. Elle n'arrêtera plus d'écrire.
Devenue Comtesse de Noailles en 1897 par son mariage avec Mathieu de Noailles, elle fait très tôt son entrée sur la scène littéraire. Dès 1898. Félix Ganderax publie ses premiers poèmes, "Litanies", dans la Revue de Paris du 1er Février, puis "Bittô", le 15 avril 1900. En juillet de cette même année. "Exaltation" parait dans la Revue des Deux Mondes et enfin, le 8 mai 1901, Calmann-Lévy présente au public son premier recueil de poèmes « Le Coeur innombrable ». C'est le début d'une grande carrière. A peine admise par le lecteur parisien parmi les plus grands noms de la poésie qu'elle veut s’essayer à la prose. De 1903 à 1905, trois romans « La Nouvelle espérance », « Le Visage émerveillé » et « La Domination » vont être offerts en pâture aux critiques. Déconcertée par les commentaires acerbes qu’elle trouve dans la presse, elle se tait pendant deux ans. En 1907, son retour à la poésie avec « Les Eblouissements » lui vote les félicitations d'un public enthousiaste. Et puis encore un silence, un long silence, cette fois de six ans.

139. Elyane Savy : l'imaginaire dans l'oeuvre d'Anna de Noailles. 2

2/5. Le recueil « Les Vivants et les Morts » qui paraît en 1913 marque une étape dans l'inspiration de notre poète ; ce n'est plus la nature, c'est la mort qu'elle chante. Vont suivre d'autres recueils de plus en plus nostalgiques : « Les Forces Eternelles, en 1921, « Poème de l'amour, en 1924 et L'Honneur de souffrir, en 1927. Elle publiera en outre quelques réflexions que son expérience multiple lui aura dictées. « Les Innocente ou la sagesse des Femmes » et « Exactitudes » qui paraitront en 1923 et 1930. Puis ce sera son dernier livre. « Le Livre de ma Vie » l'année qui précédera sa mort. Le 30 avril 1933, à. l'aube de ce printemps à qui elle avait dédié tant de vers, elle mourra dans son appartement parisien de la rue Scheffer. Le 5 mai ses obsèques seront célébrées en l'église de la Madeleine. L'année suivante ses « Derniers vers seront publiés ; son nom est encore sur toutes les lèvres. Les années passent, d'autres nom arrivent, d'autres poètes envahissent la scène littéraire. On se souvient de moins en moins de la vibrante Anna de Noailles.
Dans son livre « La Comtesse de Noailles oui et non » Jean Cocteau écrit : Après une gloire que peu de personnes vivantes connurent, la comtesse de Noailles tomba brutalement dans la fosse commune où la gloire qui est femme abandonne les cendres de ceux qui ont trop voulu se faire aimer d’elle.
Ce jugement, sans doute un peu sévère, reflète cependant une navrante réalité. Anna de Noailles n'est certainement pas tombée dans la fosse commune : la plupart des gens se souviennent de son nom, mais très peu, il est vrai, sauraient citer son œuvre. Les véritables amis d'Anna de Noailles, dont Maurice Barrès Anatole France, Marcel Proust sont morts avant que son procès ne commence. Il ne restait personne pour venir la défendre si ce n'est son jeune ami Cocteau qui, trente ans après sa mort ne venait réviser son procès que pour sortir de l'ombre les défauts dont on l'accablait.

138. Elyane Savy : l'imaginaire dans l'ouvre d'Anna de Noailles. 3

3/5. De quelles fautes impardonnables était-elle donc coupable pour qu'on veuille enterrer son œuvre et son souvenir dans cet oubli ingrat dans lequel sont aussi tombées Renée Vivien, Marie de Régnier et Lucie Delarue-Mardrus? Charles Maurras a reproché à ces quatre poètes un romantisme à rebours. La plupart des articles consacrés à Anna de Noailles de son vivant, si l'on excepte ceux des débuts de sa carrière qui vantent, parfois à l'excès, son génie poétique parlent de négligences techniques, de légèretés à l’égard de la langue française, d'un lyrisme incontrôlé. On lui reproche de ne pas suivre les règles d'une école, de ne rien innover en matière de technique littéraire, de ne pas faire école. La critique aurait voulu qu'elle contrôle mieux ses idées et son style et qu'elle parle d'autre chose que d'elle-même ; ainsi, elle aurait pu coller une étiquette en « isme » sur son nom, lui trouver un maître et, éventuellement, des disciples. Mais les maîtres étaient déjà multiples, et les disciples restaient absents. Le temps passant, ne sachant dans quelle catégorie l'inclure, on décida de l'oublier, et personne ne trouvant en elle l'étoffe d'un grand maître, on l'abandonna.
Pourtant, l'indépendance d'Anna de Noailles envers les règles, la façon très personnelle dont elle chante la nature, l'amour et la mort, l'originalité de ses images poétiques, auraient dû suffire à lui accorder une place dans la mémoire française. Les poétesses ne semblent pas retenir l'attention des siècles qui passent. Saphô est mortelle, mais pourra-t-on en dire autant de Louise Labé ou de Marceline Desbordes-Valmore? Et Anna de Noailles, saura-t-elle forcer la mémoire du temps ?
Anna de Noailles ne s’est pas pliée aux règles parce qu'elle voulait écrire ce qu'elle ressentait et que ce qu'elle ressentait n'avait pas de limite et ne supportait pas une étroite discipline. Sa poésie et sa prose ne s'enferment dans aucune sophistication verbale et ne prétendent jamais à l'intellectualisme. C’est l'émotion qu'elle poursuit, "je ne poursuis que l'exactitude de l’émotion, comprenez-vous?" confie-t-elle à Paul Acker; et elle ajoute : "Je ne suis pas un écrivain, j’écris comme je sens, tout bonnement".

137. Elyane Savy : l'imaginaire dans l'oeuvre d'Anna de Noailles. 4

4/5. Ne pourrait-on pas dire que ce but qu'elle poursuit, "l'exactitude de l'émotion", est déjà une philosophie en soi? Ne pourrait-t-on pas voir dans ce mot « exactitudes » la règle, la seule à laquelle elle se plie, le centre spirituel de son œuvre qui commande un vocabulaire surchargé parce que précis un nombre de thèmes limités parce que jamais tout à fait développés? En 1930 le damier manuscrit qu'elle remet à l’éditeur Bernard Grasset porte en titre un mot qui le fait sursauter « Exactitudes". Non seulement le mot le gêne, mais le pluriel l'affole. Dana sa lettre à Bernard Grasset, la comtesse de Noailles écrit : "Le titre que j'ai choisi, « Exactitudes » donne une garantie. Il certifie que l'auteur n'a pu échapper à son déterminisme - qu'il peut aussi nommer ses lois, son choix, ses préférence - en ne relatant que ce qu'il a vu, en ne communiquant que ce qu'il a ressenti" C'est donc dans cette volonté opiniâtre, que nous appellerons son Art Poétique, de capter les degrés précis l'intensité exacte, la juste mesure ou démesure de l'émotion, que les images jaillissent librement sous la plume d'Anna de Noailles en forçant un peu, s'il le faut, les bornes étriquées de la syntaxe pour épanouir leur authenticité.
Ce sont à ces images, à ce monde très particulier de l'imaginaire dans lequel a vécu Anna de Noailles, que nous avons voulu consacrer cette étude. L'imaginaire, "c'est à dire l'ensemble des images et des relations d'images qui constitue le capital pensé de l'homo sapiens", ainsi que le définit Gilbert Durand, occupe aujourd'hui la première place dans les études critiques. On ne se soucie plus de savoir si la syntaxe est correcte, on veut comprendre le fonctionnement de l'imagination, sonder l'univers de l'écrivain ou du poète à travers les images qui l'obsèdent. En ce sens Anna de Noailles devrait intéresser la critique moderne car son œuvre est un extraordinaire amoncellement d'images qui fusent en tous sens, images jonglant avec des verbes travaillés dans l'exagération, images explosant des substantifs les plus inattendus que viennent colorier les épithètes les plus hardies.

136. Elyane Savy : l'imaginaire dans l'oeuvre d'Anna de Noailles. 5

5/5. C'est à une véritable introspection du monde sensible que se livre notre poète en laissant la liberté la plus absolue au travail brut de l'imaginaire. Elle ne veut surtout pas qu'un artifice poétique vienne détourner l'image de sa signification première qui est l'élan pur de son moi profond. C'est pourquoi l'ensemble de son œuvre est totalement incontrôlé : « je ne suis pas un écrivain, j’écris comme je sens, tout bonnement »
Il parait nécessaire, dans le cas d’Anna de Noailles, d'étudier à la fois sa poésie et sa prose car nous découvrons dans ses romans et ses essais, largement développée, des images simplement ébauchées dans un poème ou un recueil. L'abolition des frontières syntaxiques laisse jaillir dans la prose des successions d'images souvent très complexes qui mettent à nu les désirs et 1es tourments les plus intimes. Cet examen minutieux qu'elle fait d'elle-même, de ses impressions, de ses sensations, du plaisir qui l'emporte ou de la douleur qui l'accable, est presque une étude psychologique du coeur humain et la façon dont elle laisse son inconscient lui dicter les images poétiques, son refus catégorique de voir corriger certaines erreurs, certaines liberté dans la phrase ou la rime, parce que la phrase ou le mot qui lui étaient venus à l'esprit reproduisaient le plus exactement possible une immédiate perception des choses ou du monde, la rapproche quelque peu des surréalistes et de leur écriture automatique. Avec ces images spontanées qui rajeunissent d'un coup la langue française, avec ces images fulgurantes que le génie est venu sculpter dans la masse brute, et grossière de la grammaire et du vocabulaire, nous entrons dans le rêve d'un être tourmenté.
Le rêve a occupé la plus grande partie de la vie d'Anna de Noailles, satisfaite ou insatisfaite, heureuse ou malheureuse, l'esprit comblé par les richesses de sa patrie ou tourné vers les richesses d'un autre monde qu'elle voulait plus accueillant, elle a rêvé de frontières plus riantes entre le corps et l'esprit, entre l'imaginaire et la réalité, entre elle et les autres. "Il n'est rien de réel que le rêve et l'amour", écrit-elle. La morne réalité, celle qui vient détruire, heure par heure, les habitants du quotidien, n'a jamais réussi à démonter complètement le fragile château de cartes qu'elle s'obstinait à reconstruire chaque jour avec de nouveaux mythes, de nouvelles passions et de nouveaux héros. Quand la réalité devenait trop dure, elle s'échappait dans le monde des images, dans "(s)on rêve volant, éclatant et chantant". "J'ai vécu débordant de songes ». Elle a eu le courage d'aller jusqu'au bout de son rêve, elle n'a jamais cherché à l'arrêter quand il pénétrait le terrain dangereux de l'exagération elle ne s'est jamais protégée contre les sensations trop fortes et les excès d'émotion qui venaient l'emporter ou le blesser, elle a laissé s'épanouir tous les trésors que son imagination contenait, elle a tout pris de la vie dans son corps ouvert à l'univers : « O coeur religieux, un corps est une église, un corps humain qui rêve est un temple entr'ouvert »