27/10/2011

330. Poème de l'Amour : introduction


"À l’amitié, sentiment divin par qui, selon la présence ou l’absence, nous sommes vivants ou tués, je dédie ces poèmes d’imagination sur l’amour, passion cruelle et vaine".  Anna de Noailles.


Messages 310 à 329 ci-après : je propose à mes lecteurs une sélection de 20 poèmes extraits de ce superbe recueil. "Le Poème de L’Amour" a été publié en 1924.


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329. Poème de l'Amour. 20

20. CLXXIV

Le hasard et les jours passent d'un pied rapide,
On ne sait ce qui vient ni ce qui va cesser;
La place où bat mon coeur peut soudain être aride,
La chance est brève, hélas! et tu n'es pas pressé !

Et tu ne te dis pas, sous les cieux monotones
Où tout est triste, amer, médiocre, décevant:
« J'irai vers cette femme en ce matin d'automne,
« J'aborderai ces yeux plus larges que le vent !

« J’aborderai ce coeur qui n'a pas eu la crainte
« De confier ses vœux, ses plaintes et ses pleurs.
« Visage démuni sans réserve et sans feinte,
« Où le trop vif amour insinuait sa peur !

« Puisqu'elle m'a tout dit, bien qu'étant grave et fière,
« Je pourrai demeurer simple et silencieux;
« Et faire un don naïf, à cette âme plénière,
« Des secrètes beautés qu'elle voit dans mes yeux;

« Je la devine bien, et je n'ai pas eu même
« À chercher quel était son épuisant souci:
« Sa voix m'a tristement annoncé qu'elle m'aime,
« Comme on dit que l'on meurt et que c'est bien ainsi !

« Jamais le coeur puissant qui pâlit son visage
« N'a tenté de goûter sur le mien son repos;
« M'aimant, elle s'éloigne, et son front net et sage
« Renferme le courage isolé des héros !

« Puissante et délicate, usant de tendre ruse,
« Elle va sans faiblir vers un but périlleux;
« Malgré son pas joyeux, jamais rien ne l'amuse
« Que le tragique espoir que l'on a d'être heureux ! »

Non tu ne te dis pas: j'allégerai sa peine,
Je ne laisserai pas languir ce coeur de feu,
J'apporterai le lot de ma tendresse humaine
À ce doux corps surpris de ne pas être deux.

Non tu ne te dis pas: que puis-je craindre, en somme,
Puisque rien ne me nuit en son plaintif désir ?
Cette compagne insigne et songeuse des hommes,
Serai-je la seule âme à ne pas l'accueillir ?

Sur le globe sans joie où deux races existent,
Celle des morts, hélas ! et celle des vivants,
As-tu vraiment voulu rendre toujours plus triste
Le coeur le plus rêveur et le moins décevant ?

Viens, parfum! Viens, chaleur! Azur! Air! Nourriture !
Amour, répands sur moi l'unique illusion,
Puisque l'indifférente et moqueuse Nature
Protège les humains pendant la passion !

328. Poème de l'Amour. 19

19. CLXXII


Lorsque tu ne seras, dans quelque humble retraite,
Qu'un homme vieux et fatigué;
Lorsque sera terni le charme que te prête
Ton beau sourire triste et gai;

Quand ton œil studieux dont la langueur observe,
Et même semble discuter,
N'aura plus sa rêveuse et vigilante verve,
Et son bleu calice éclaté,

Quand nul ne fera plus tinter à ton oreille
L'éloge que tu réclamais,
Songe, ô futur cadavre, éphémère merveille,
Avec quel excès je t'aimais !

Rappelle à ton orgueil, s'il souffre et s'inquiète,
Que c'est moi-même, et non pas toi,
Qui voulus, rapprochant sournoisement nos têtes,
Ce baiser tendre, humide et droit,

Cet unique baiser qui met en équilibre
Deux visages encore errants,
Et qui ne m'a jamais plus permis d'être libre,
En mon coeur vivace et mourant.

327. Poème de l'Amour. 18

18. CLXI

Je croyais que l'amour c'était toi seul. J'entends
Soudain l'étrange et pur silence du printemps !
Le soir n'arrive point à l'heure coutumière:
Ce doux prolongement de rêveuse lumière
Est comme un messager qui dans le drame accourt
Et puis d'abord se tait. - Je croyais que l'amour
C'était toi seul, avec, serrés sur ton visage,
La musique, les cieux, les climats, les voyages.
Mais plus énigmatique, et plus réelle aussi,
Le doigt levé, ainsi que, Saint Jean, de Vinci,
Écoutant je ne sais quelle immense nouvelle,
L'heure, qui se maintient et lentement chancelle,
Me fixe d'un regard où les siècles ont mis
Le secret fraternel à mon esprit promis...
Le vent s'essaye et tombe. Au loin un chien aboie.
Toi qui fus la douleur dont j'avais fait ma joie,
Toi par qui je portais, mendiant, un trésor,
Qui fus mon choix soudain et pourtant mon effort,
Toi que mon coeur vantait, en appelant sa chance
Cette ardente, servile, oppressante souffrance
De sentir tout mon être entravé par ton corps,
Toi qui fus mon salut et mon péril extrême,
Se, pourrait-il ce soir que, plus fort que toi-même,
L'éternel univers fût vraiment ce que j'aime ?

CLXX

Tout ce que nous aimons est déjà sous la terre,
Un éphémère effort conduit encor nos jours,
Mais, déçue à jamais par l'ingrate atmosphère,
Pour mon regard il n'est de loi ni de mystère;
Peut-être êtes-vous là, pourtant, tenace Amour ?
Tout rêve et tout espoir s'écroulent dans des tombes;
Toute animation s'affaisse dans le sol;
Printemps passionné, caresses des colombes,
Tendre essor des parfums, appel du rossignol,
Incoercible élan d'un visage vers l'autre,
Chaude haleine créant un humain paradis,
Sainte présomption d'être ces deux apôtres
Graves, dont l'un s'abreuve à ce que l'autre dit,
Terrible instinct d'amour qui combattez le nôtre,
Quand l'immense douleur nous a tout interdit,
Malgré votre besoin de prolonger la race
Vous n'êtes qu'un instant vifs au-dessus des morts;
Vous usez chaque jour les âmes et les corps,
Rien de tout ce qui vit ne laissera de traces;
Mais alors vous venez sourdement vous poser
Comme un ordre pressant sur la plus triste face:
Méprisable et divin miracle du baiser !

326. Poème de l'Amour. 17

17. CLIII


Il faudra bien pourtant que le jour vienne, un jour,
Où je ne pourrai plus t'aimer,
Où mon coeur sera dur, mon esprit sombre et sourd,
Ma main froide et mes yeux fermés!

Cet inutile effort pour ne pas te quitter,
Ce vain espoir de vivre encor,
L'horreur de déserter ma place à ton côté,
C'est cela, rien d'autre, la mort !

Ce n'est plus cette angoisse et ce scandale altier.
De sombrer dans un noir séjour,
De ne plus se sentir robuste et de moitié
Dans tous les mouvements du jour !

Ce n'est plus ce regret et ce décent orgueil
D'adresser aux cieux constellés
L'adieu méditatif et stupéfait d'un œil
Qui fut à leurs astres mêlé,

Mais n'être plus, parmi les humains inconnus,
Qui vont chacun à leur labeur,
La main forte et fidèle où tes doigts ont tenu,
Le sein où s'est posé ton coeur;

N'être plus le secret qui dit: C'est moi qui prends
Ce qui te tourmente et te nuit;
N'être plus ce désir anxieux et souffrant
Qui songe à ton sommeil, la nuit;

N'être plus ce brasier, qui tient ses feux couverts,
Dont parfois tu n'as pas besoin !
Hais qui saurait t'offrir un brûlant univers,
Si tes vœux réclamaient ce soin.

N'avoir plus, - ayant tout acquis et possédé,
Cette tâche, modeste enfin,
De pouvoir, sans emphase, être prête à t'aider
Quand ton esprit a soif et faim,

Voilà ce qui m'effraie et comble de douleur
Une âme à présent sans fierté.
Car j'ai vraiment rendu de suffisants honneurs
Aux cieux inhumains de l'été !

325. Poème de l'Amour. 16

16. CL

Il y a quelque nonchalance,
Peut-être quelque pauvreté
Dans ton amour plein de silence;
Je le sens cette nuit d'été.

L'espace étoilé qui nous lie
Par ses zéphyrs et son odeur
Ressemble plus à ma folie
Qu'à ta noble et simple pudeur.

Tu penses à toi en vivant,
Tout ton être en toi persévère;
Moi par l'arôme et par le vent
Je rejoins les sublimes sphères.

L'infini qui respire et luit
S'accorderait avec mon être
Si le ciel pouvait me connaître
Et si j'appartenais à lui !

Mais toi, sans même que tu saches
D'où me vient ma triste fureur,
D'où vient que mon désir s'attache
À ta vive et sourde pâleur,

Tu vis tranquillement, content
De sentir ton esprit à l'aise
Parmi tous mes soins, et pourtant
Je n'aime pas que tu me plaises !

Je n'aime pas ce dévouement
Que suscite en moi quelque charme
De ta voix; de tes mouvements,
Toutes tes innocentes armes !

Depuis le jour où je t'aimai
Ma fierté s'irrite et réclame,
Je ne me pardonne jamais
Cette reddition de l'âme !

Àh ! laisse-moi te fuir, afin
De te retrouver en moi-même,
Selon ma soif, selon ma faim,
Et suffisant pour que je t'aime !

324. Poème de l'Amour. 15

15. CXLII

Je ne reconnais pas ta personne présente
Tant mon rêve dut en souffrir;
Ton visage est soudain, sous mes yeux qu'il enchante,
Étrange et long à parcourir;

L'être que l'on contemple et celui qu'on médite
N'ont pas de semblables pouvoirs;
L'éloignement restreint, estompe, efface, hésite.
Il est douloureux de te voir!

Je ne puis ignorer, naïf porteur de grâces,
Les fines flèches sans détour
Qui, d'un trajet brillant, viennent frapper toujours
Mon esprit à la même place!

Je te regarde, et c'est par ton précis éclat
Que je sens la faible puissance
De ne te résumer que quand tu n'es plus là,
Et de ne posséder vraiment que ton absence !

CXLIV

Je ne veux pas souffrir du doute,
Ni que tu m'épargnes, ni même
Que, concevant combien je t'aime,
Tu m'accompagnes sur ma route.

Quels efforts pourraient comprimer
Ton ennui, ton désir, tes vœux ?
Si quelqu'un te plaît, va l'aimer !
Aborde ces yeux, ces cheveux,

Dévaste ce nouveau visage,
Goûte ce coeur riant ou sage,
Cours vers ton allègre espérance !
Tu connaîtras la différence

De la feinte et de la paresse
D'avec mon incessante ivresse !
Un jour j'aurai ta préférence.
Il n'est pour moi d'autre rivale
Qu'une ardeur à la mienne égale !

Qu'importe à mon coeur qui t'imprègne
De sa tendre et secrète rage
Qu'une femme que je dédaigne
Puisse te plaire davantage !

323. Poème de l'Amour. 14

14. CXXXIV

Ne souffre pas; tu vois, je suis pourtant moi-même,
Malgré les multiples aspects.
Tu cherchais le repos ? Peut-être que tu m'aimes
Pour cette absence de ta paix !

Concevais-tu vraiment que le bonheur existe ?
Que l'on donne un ordre au destin ?
N'avais-tu donc jamais, d'un œil lucide et triste,
Vu le lent retour des matins ?

Dans l'immense ouragan où combattent les choses,
Poursuivais-tu d'autres loisirs
Que ces instants secrets où le désir compose
Un baume d'âme et de plaisir ?

L'amour n'est pas un don qui rend plaisante et stable,
La vie aux sursauts coutumiers;
Il fait mieux mesurer l'immensité des sables,
Le puits distant sous les palmiers !

Les travaux des humains, comme ceux des abeilles,
Vaquent aux soins de la cité,
Mais tout l'effort profond ne rêve et ne conseille
Que l'apaisante volupté;

C'est elle la chétive et complète patrie
Dont l'être est sans cesse exilé;
Acceptons que le sort protège et contrarie
Un vœu toujours renouvelé !

Acceptons que demain, comme aujourd'hui, demeure
Un jour d'espoir et de chagrin;
Il est beau de goûter le plaisir souverain
Dans l'étroit calice d'une heure !

Je refuse de croire à des jours aplanis
Où pour nous deux l'injuste chance
Arrêterait soudain, dans le temps infini,
L'oscillement de ses balances.

Certes j'eusse voulu charger d'un gai bonheur
Ma méditative caresse,
Mais peut-être ai-je mieux apparenté nos cœurs
Si je t'ai donné la tristesse...

322. Poème de l'Amour; 13

13. CXX


L'orgueil est l'ennemi constant
De l'amour et de ses largesses;
Fort comme la vie, il attend
Que l'on retourne à sa noblesse.

Il veille sur tout l'abandon,
Sur tout le divin esclavage;
Il n'accorde pas son pardon
Au clair flamboiement des visages,

Aux visages lavés de pleurs,
À ces larmes froides et rondes
Qui ne sont pas de la douleur,
Mais l'éblouissement du monde !

Certes, il est dur de quitter
Cet orgueil prudent, fort et triste,
Qui, repoussant la volupté,
Fait croire à l'âme qu'elle existe;

Mais à cause de cet effort
Par qui tout l'être se surmonte,
Par ce consentement de mort,
Il est beau d'accepter la honte.

Je voudrais ne plus rien tenir
Que de ton affable puissance,
Ne respirer, ne me nourrir
Qu'au doux gré de ta complaisance.

Qu'il serait bon, ce dénuement,
Au coeur royal que l'on détrône,
Et qui vécut trop fièrement !
Être sans pain, sans vêtement,
Et dans un tendre abaissement
En recevoir de toi l'aumône...

CXXIV

Quand je suis ivre de tourment,
Gisant malade au fond du gouffre,
Je ne me meurs pas faiblement,
C’est par ma force que je souffre.

Par tant de force, et par l’essai
De calmer l’âme belliqueuse !
Qui peut comprendre cet excès ?
La douleur, c'est ce que l’on sait,
La douleur n'est pas partageuse.

Elle est notre savoir secret,
Notre silence, quoi qu'on fasse;
Si nos cris remplissaient l’espace,
Personne encore ne saurait;

La douleur, c'est le point de rage
Où le sort le plus redouté
Vient défier notre courage
La douleur, c'est la volonté,

La volonté des cœurs sans bornes,
Bondissants comme des taureaux,
Qui, le front dur, le regard morne,
L'épée ancrée entre les cornes,
Sont étonnés de souffrir trop !

Ô volonté simple et féroce,
Que tout méprise et veut dompter,
Toi qui connais la gloire atroce
De ne pouvoir pas accepter

C'est toi l'horreur et la noblesse
Du désir qui, triste, assagi,
Ne saigne plus quand tout le blesse,
Et qui se tait quand il rugit !

321. Poème de l'Amour. 12

12. C

À quoi veux-tu songer ? À toi. Songeons à toi.
Non, je ne juge pas ton amer caractère;
Rien de ton coeur serré ne me parait étroit
Si sur toi j'ai plié mon amour de la terre,

Mon amour des humains, de l'infini, des cieux,
Ma facile allégresse à répandre ma vie,
À rejoindre d'un bond, par les ailes des yeux,
L'éther qui m'appartient et dont tous ont envie !

Qu'y a-t-il de plus sûr et de meilleur que toi,
Ou, du moins, que l'amour brisant que tu m'inspires ?
- Le souci, les regrets, la mort sous tous les toits,
L'ambition qui râle et l'ennui qui soupire !

Moi je suis à l'abri ! Je n'ai, pour me tuer,
Pour me faire languir, pour créer ma détresse,
Que l'anxieux regard dans tes yeux situé,
Que l'accablant désert où souvent tu me laisses.

C'est assez ! Ah ! c'est trop ! Ou bien c'est suffisant !
Ces suprêmes chagrins m'ont d'autres maux guérie;
Et quelquefois je sens se réjouir mon sang
Quand tu ris comme l'eau dans la fraîche prairie !

CXVI

Un jour où je ne pus comprendre
Ton esprit qui songeait au loin,
Je me sentis soudain moins tendre,
Et peut-être je t'aimais moins.

Je te voyais petit, l'espace
Me reconquérait peu à, peu,
Je regardais ces calmes cieux
Où jamais rien ne m'embarrasse.

Mais alors tu mis sur mon coeur
Ton beau visage sans réplique,
Et je respirai ton odeur
Inconsciente et tyrannique;

Sans plus d'alarme et de fierté,
J'absorbais avec gravité
Ton âme innocente et physique,
Plus ample pour moi que le ciel;

Senteur suave, âpre, vermeille,
Tiède aveu confidentiel
D'un corps qui songe ou qui sommeille,
C'est toi la grâce nonpareille !

Ainsi sourd le parfum du miel
De l'humble maison des abeilles...