10/02/2013

646. Le temps n'a pas toujours ...

Le temps n'a pas toujours une égale valeur,
Tu cours et je suis immobile,
Je t'attends ; cela met quelque chose en mon cœur
De frénétique et de débile !

 
J'entame avec l'instant un infime combat
Que départage le silence.
L'heure, qui tout d'abord semblait me parler bas,
Frappe soudain à coups de lance.

 
Elle semble savoir, et garder son secret,
Le destin se confie à elle;
On ne pénètre pas dans cette ample forêt
Où rien n'est promis ni fidèle !

 
Puisque la passion, en son sauvage trot,
Gaspille sa richesse amère,
Révérons ces instants de la vie éphémère 
Dont chacun nous semblait de trop !

Attendre : épuisement sanglant de l'espérance,
Tentative vers le hasard,
Hâte qui se prolonge, indécise souffrance
De savoir s'il est tôt ou tard !

Impatience juste, exigeante et soumise,
À qui manque, pour bien lutter,
Le pouvoir défendu de refaire à sa guise
L'univers puissant et buté !

Certes, mon cœur ne veut te faire aucun reproche
Des minutes que tu perdais;
Tu me savais vivante, active, sûre et proche,
Moi, cependant, je t'attendais !

Sans doute la démente et subite tristesse
Qui se mêle aux jeux éperdus
Est le profond sanglot refoulé que nous laisse
La douleur d'avoir attendu !

Poème de l'Amour. 1924

645. Quand tu me plaisais

Quand tu me plaisais tant que j'en pouvais mourir,
Quand je mettais l'ardeur et la paix sous ton toit,
Quand je riais sans joie et souffrais sans gémir,
Afin d'être un climat constant autour de toi;

Quand ma calme, obstinée et fière déraison
Te confondait avec le puissant univers,
Si bien que mon esprit te voyait sombre ou clair
Selon les ciels d'azur ou les froides saisons,

Je pressentais déjà qu'il me faudrait guérir
Du choix suave et dur de ton être sans feu,
J'attendais cet instant où l'on voit dépérir
L'enchantement sacré d'avoir eu ce qu'on veut :

Instant éblouissant et qui vaut d'expier,
Où, rusé, résolu, puissant, ingénieux,
L'invincible désir s'empare des beaux pieds,
Et comme un thyrse en fleur s'enroule jusqu'aux yeux !

Peut-être ton esprit à mon âme lie
Se plaisait-il parmi nos contraintes sans fin,
Tu n'avais pas ma soif, tu n'avais pas ma faim,
Mais moi, je travaillais au désir d'oublier !

Certes tu garderas de m'avoir fait rêver
Un prestige divin qui hantera ton cœur,
Mais moi, l'esprit toujours par l'ardeur soulevé,
Et qu'aurait fait souffrir même un constant bonheur,

Je ne cesserai pas de contempler sur toi,
Qui me fus imposant plus qu'un temple et qu'un dieu,
L'arbitraire déclin du soleil de tes yeux
Et la cessation paisible de ma foi !



Poème de l'Amour. 1924

644. Le silence répand son vide

Le silence répand son vide ;
Le ciel, lourd d'orage, est houleux ;
On voit bouger, tiède et limpide,
Le vent dans un mimosa bleu.


Prolongeant sa douceur étale,
Le jour ressemble aux autres jours ;
Un craintif et secret amour
Rêve, sans ouvrir ses pétales.


Ainsi, pour longtemps en jouir,
La Hollande, en ses vastes serres,
Par des blocs de glace resserre
Les tulipes qui vont s'ouvrir.

Poème de l'Amour. 1924

643. Je ne t'aime pas

Je ne t'aime pas pour que ton esprit
Puisse être autrement que tu ne peux être
Ton songe distrait jamais ne pénètre
Mon cœur anxieux, dolent et surpris.

Ne t'inquiète pas de mon hébétude,
De ces chocs profonds, de ma demi-mort;
J'ai nourri mes yeux de tes attitudes,
Mon œil a si bien mesuré ton corps,

Que s'il me fallait mourir de toi-même,
Défaillir un jour par excès de toi,
Je croirais dormir du sommeil suprême
Dans ton bras, fermé sur mon être étroit

Poème de l'Amour 1924

642. Un manuscrit d'Anna de Noailles















Reproduit à partir de l'ouvrage de René Gillouin
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