02/04/2011

180. "Cantique"


Mon amour, je ne puis t'aimer: le jour éclate
Comme un blanc incendie, au mont des aromates!
Le gazon, telle une eau, fraîchit au fond des bois:
Un délire sacré m'entraîne loin de toi.
-Cette odeur de soleil étreignant la prairie,
Ce doux hameau, cuisant comme une poterie,
Avec ses toits de brique, ardents, pourpres, poreux,
Et le calme palmier de Bethléem près d'eux,
Cette abeille qui danse, ivre, imprudente et brave,
Dans les bleus diamants de la chaleur suave,
Me font un corps céleste, aux dieux appareillé !
-L'aigu soleil extrait des fentes du laurier,
Des étangs sommeillants où le serpent vient boire,
Une opaque senteur qui semble verte et noire.
L'été, de tous côtés sur le temps refermé,
Noie de lueurs l'azur, étale et parfumé;
La montagne bleuâtre a l'aspect héroïque
Du bouclier d'Achille et des guerriers puniques,
Et je me sens pareille à quelque aigle hardi
Dont le vol palpitant touche des paradis!
Mais je ne puis t'aimer ! -Etincelants atomes,
Jardins voluptueux, confitures d'aromes,
Baisers dissous, coulant dans les airs qui défaillent,
Chaude ivresse en suspens, lumière qui tressaille,
Navires au lointain se détachant du port,
Promettant plus d'espoir que la gloire et que l'or,
Dont le pont clair est comme un pays sans rivage,
Ressemblant au désir, ressemblant au nuage,
Et dont les sifflements et la sourde vapeur
Dispensent un diffus et sensuel bonheur !...
-O sifflets des vaisseaux, mugissements languides,
Nostalgiques appels vers les îles torrides,
Sourde voix du taureau, plein d'ardeur et d'ennui,
A qui Pasiphaé répondait dans la nuit!...
-Non, je ne puis t'aimer, tu le sens; les dieux mêmes
Sont venus vers mon coeur afin que je les aime;
Laisse-moi diriger mes pas dansants et sûrs
Vers mes frères divins qui règnent dans l'azur!
-Mais toi, lorsque le soir répandra de son urne
L'ardeur mélancolique et les cendres nocturnes,
Lorsqu'on verra languir l'air et l'arbre étonnés,
Lorsque tout l'Univers viendra se confiner
Au cercle étroit du coeur; quand, dans l'ombre qui mouille,
On entendra le chant acharné des grenouilles
Quand tout sera furtif, secret, mystérieux,
O mon ami, rends-moi le soleil de tes yeux !
Plus beaux que la clarté, plus sûrs, plus saisissables,
Nous goûterons ensemble un bonheur misérable.
Tes deux bras s'ouvriront comme des routes d'or
Où mes rêves courront sans halte et sans effort;
La douce ombre que fait ton menton sur ta gorge
Sera comme un pigeon traversant un champ d'orge;
Je verrai dans tes yeux profonds et fortunés
Tout ce que l'Univers n'a pas pu me donner:
O grain d'encens par qui l'on goûte l'Arabie !
Etroit sachet humain où je touche et déplie
Des parfums, des pays, des temps, des avenirs,
Plus que mon vaste coeur ne peut en contenir!...
-Ainsi, qu'avais-je fait pendant cette journée ?
J'étais ivre, j'étais éblouie ! Etonnée,
Je parlais à travers les siècles transparents
Aux bergers grecs, chantant sur le bord des torrents.
La jeunesse, l'immense, aveuglante jeunesse
Me leurrait de sa longue, expectante paresse,
Et je ne pensais pas qu'il faut, pour être heureux,
Être comme un troupeau attendri et peureux
Qui, lorsque naît la nuit provocante et bleuâtre,
Se range sous la main et sous la voix du pâtre.
-Mais le jour chancelant a quitté l'horizon.
Un doux soupir entrouvre et creuse les maisons,
Voici la nuit: l'air fuit, pressé, glissant, agile,
Esclave libéré qui rejoint son asile.
Deux ormeaux délicats, sous les brises penchants,
Sont deux syrinx feuillues d'où s'élancent des chants.
La lune plie au poids des nuages de jade,
Comme un rocher poli sent bondir les dorades.
Nous sommes seuls; le soir semble nous engloutir.
J'ai besoin d'un vivant, d'un constant avenir !
Retiens par ta multiple et claire exubérance
Mon âme qu'attiraient l'espace et le silence;
J'ai besoin de ton souffle humain, qui dit: «Je suis
Le compagnon sensible et mortel qui te suit
Sur la route incertaine, et, plus tard, dans la terre
Où tu seras poussière, oubli, ombre et poussière.
Je suis ton âme ailée, et ce qui restera
De toi, lorsque tes yeux, tes lèvres et tes bras,
Dont tu fis une aurore, une lyre, une épée,
Seront aussi oisifs que des branches coupées...»
Ainsi me parlera la voix de cet ami.
Alors, malgré l'élan de mon coeur insoumis,
Portant dans mon esprit plus d'éclairs, de vertige
Que la fougère n'a de pollen sur sa tige,
Que dans sa profondeur et sa nappe la mer
N'a de scintillements argentés et amers,
Je fermerai sur toi, créé à mon image,
Le cercle de mon rêve, où l'étoile des Mages
Vers quelque nouveau dieu me conduisait toujours.
J'étais comme un prophète éveillé sur les tours,
Et qui, s'émerveillant d'avoir compris les causes
Que l'obscur Univers à son esprit propose,
Appelle avec une ivre et sacrilège ardeur
Plus d'astres, de secrets, d'orage et de douleur!
-Mais ces ambitions d'une âme insatiable,
Sont un désert, gonflé de tempête et de sable.
Je préfère à ce faste, à ces âpres transports,
La douceur de ton âme alliée à ton corps,
Ces moments infinis, concentrés, chauds et tristes
Où mon coeur, par le tien, reconnaît qu'il existe,
Où, lorsque le désir avide et violent
Se dilue en un rêve harassé, grave et lent
Par qui l'âme est soudain comblée et raffermie,
Je sens,-ô mon ami ailé, suave, humain,-
Ton visage pensif enfoncer dans ma main
Son odeur de nuée et de rose endormie...

179. "T'aimer et quand le jour timide"

Une fleur de myrte

T'aimer. Et quand le jour timide va renaître,
Entendre, en s'éveillant, derrière les fenêtres,
Les doux cris jaillissants, dispersés, des oiseaux,
Eclater et glisser sur la brise champêtre
Comme des grains légers de grenades sur l'eau...
-T'espérer ! Et sentir que le golfe halète
En bleuâtres soupirs vers le ciel libre et clair;
Et voir l'eucalyptus, dans la liqueur de l'air,
Agiter son feuillage ainsi que des ablettes !
-Voir la fête éblouie et profonde des cieux
Recommencer, et luire ainsi qu'au temps d'Homère,
Et, bondissant d'amour dans la sainte lumière,
La montagne acérée incisant le ciel bleu!
-Et t'attendre! Goûter cette impudique ivresse
De songer, sans encor les avoir bien connus,
A ton regard voilé d'amour, à tes bras nus,
Au doux vol hésitant de ta jeune caresse
Qui semble un chaud frelon par des fleurs retenu !
Et puis te voir enfin venir entre les palmes,
Innocent, assuré, sans crainte, les yeux calmes,
Vers mes bras enivrés où le destin fatal
Te pliera durement et te fera du mal;
Alors saisir tes mains, comme la brusque chèvre
Mord la fleur de cassie et rompt le myrte étroit;
Et, les yeux clos, avoir, pour la première fois,
Bu l'humide tiédeur qui dort entre tes lèvres...
-O cher pâtre, inquiet et désormais terni.
J'ai vécu pour cela, qui est déjà fini !

178. "Tel l'arbre de corail"


Tel l'arbre de corail dans les mers pacifiques,
Le rose crépuscule, en l'azur transparent
Jette un feu vaporeux, et mes regards errants
Boivent ce vin rêveur des soirs mélancoliques !
Un oiseau printanier, comme un fifre enchanté
Gaspille de gais cris, acides, brefs, suaves.
L'univers vit en lui, son ardeur sans entrave
Hèle, et semble attirer le vaisseau de l'été !
-Qui veux-tu fasciner, oiseau de douce augure ?
Les morts restent des morts, et les vivants sont las
D'avoir tant de fois vu, sur de froides figures,
Le destin qui les guette et qui les accabla !
Je sens bien que le ciel est tiède; l'étendue
Balance sur son lac la promesse et l'espoir.
Une étoile, incitant l'hirondelle éperdue,
Fait briller son céleste et liquide abreuvoir.
Et tout est orageux, furtif, païen, mystique;
Les rêves des humains, aussi vieux que le temps,
Groupent leur frénésie, hésitante ou panique,
Dans la vasque odorante et moite du printemps !
Les nuages pourprés traînent comme un orage
Dont on a dispersé la foudre et le chaos;
Tout se dilue et luit. Ciel au calme visage,
Tu viens séduire l'homme et les yeux des oiseaux !
-Pauvre oiseau, est-ce donc ces trompeuses coutumes,
Renaissant chaque fois que s'étend la tiédeur,
Qui te font oublier l'incessante amertume
D'un monde qui transmet la ciguë et les pleurs ?
Ton délire est le mien; je sais qu'on recommence
A rêver, à vouloir, d'un coeur naïf et plein,
Chaque fois qu'apparaît le ciel d'un bleu de lin;
Et que le courage est une longue espérance...
Oui, l'espace est joyeux, le vent, dans l'arbrisseau,
D'un doigt aérien creuse une flûte antique.
L'univers est plus vif qu'un bondissant cantique;
Les fleuves, mollement, gonflent sous les vaisseaux;
Les torrents, les brebis viennent d'un même saut
Ecumer dans la plaine, où l'hiver léthargique
Fond, et suspend sa brume aux hampes des roseaux.
L'eau s'arrache du gel, le lait emplit la cruche,
Les abeilles, ainsi que des fuseaux pansus,
Vont composer le miel au liquide tissu,
Blond soleil familier de l'écorce et des ruches !
C'est cet allègre éveil que tes yeux ont perçu:
Oiseau plein de grelots, ô hochet des Ménades,
Héros bardé d'azur, calice rugissant,
Je t'entends divaguer ! Tes montantes roulades
Ont l'invincible élan des jets d'eau bondissants.
Matelot enivré dans la vergue des arbres,
Tu mens en désignant de tes cris éblouis
Des terres de délice et des golfes de marbre,
Et tout ce que l'espoir a de plus inouï;
Mais c'est par ce sublime et candide mensonge,
Par ce goût de vanter ce qu'on ne peut saisir,
Que l'esclavage humain peut tirer sur sa longe,
Et que parfois nos jours ressemblent au désir !

177. "Je marchais près de vous"

A Evian, le lac léman et l'église de Neuvecelle, vus depuis les terrasses de l'Hôtel Ermitage

Je marchais près de vous, dans mon jardin d'enfance.
Le soir uni luisait; une calme innocence
Emanait des chemins, dépliés sous les cieux
Ainsi qu'un long secret franc et silencieux...
On entendait le lac, sur l'escalier de pierre,
Murmurer sa liquide et rêveuse prière
Qui, mollement, se heurte au languissant refus
Qu'oppose au coeur actif la nuit qui se repose...
Nous marchions lentement dans le verger touffu,
Où fraîchissait l'odeur des poiriers et des roses.
J'écoutais votre voix aux sons plaisants et doux.
Hélas! je vous aimais déjà pour quelque chose
De vague, d'infini, d'antérieur à vous...
Un peuple de silence environnait ma vie.
Les fleurs au front baissé, par la nuit asservies,
Exhalaient je ne sais quel confiant repos
Entre la calme nue et les miroirs de l'eau.
J'étais bonne pour vous, soigneuse, maternelle,
Je souffrais de sentir votre voix comme une aile
Battre votre gosier et haleter vers moi;
Ma main aux doigts muets s'irritait dans vos doigts;
L'aspect fidèle et sûr de la nuit renaissante
Me rendait ma jeunesse, attentive et pensante.
Quelle limpidité dans l'éther blanc et noir!
J'entendais s'échapper, des roses amollies,
L'éloge de l'altière et mystique folie
Qui brise le réel pour augmenter l'espoir...
-O sublime vaisseau de la mélancolie,
Nul amour ne s'égale aux promesses du soir!
Le lac, les secs soupirs des grillons dans les plaines,
Les pleurs minutieux de l'étroite fontaine,
L'espace recueilli et cependant pâmé,
Libéraient tout à coup, de ses rêveuses chaines,
Le désir éternel en mon coeur enfermé;
Je songeais, par delà les présences humaines;
Votre voix me devint inutile et lointaine:
Je n'avais plus besoin de vous pour vous aimer...

176. "J'ai vu à ta confuse"

"Tranquility Dream"

J'ai vu à ta confuse et lente rêverie,
A ton front détourné, douloureux et prudent,
Que mon visage en pleurs, qui s'irrite et qui prie,
Te semble un masque ardent.
En vain ta voix m'enchante et ton regard m'abreuve,
Et mon coeur éclatant se brise dans ta main;
Tu cherches vers le ciel quelque invisible preuve
De mon désir humain.
Tu cherches quel étroit, quel oppressant symbole,
Mêlé de calme espoir, de silence et de Dieu,
Joindrait mieux que ne font les pleurs ou la parole,
Ton esprit et mes yeux.
Et tandis que ton coeur, craintif et solitaire,
A mon immense amour n'est pas habitué,
Moi je suis devant toi comme du sang par terre
Quand un homme est tué...

175. "Nous n'avions plus besoin de parler"

Le lac du Bourget, devant Aix-les-Bains. Source non connue

Nous n'avions plus besoin de parler, j'écoutais
Le rêve sillonner votre pensif visage;
Vous étiez mon départ, mes haltes, mes voyages,
Et tout ce que l'esprit conçoit quand il se tait.
L'emmêlement des blés courbés, des ronciers même,
N'était pas plus serré ni plus inextricable
Que notre coeur uni, qui, comme le doux sable
Joignant le grain au grain, ne semble que lui-même.
-Je me souviens surtout de ces soirs de Savoie
Où nos regards, pareils à ces vases poreux,
A ces alcarazas qu'un halo d'onde noie,
Scintillaient de plaisir, et se livraient entre eux
L'ineffable secret du rêve et de la joie.
Soirs d'Aix ! Soirs d'Annecy, ô villes renommées,
Qui mêlez aux senteurs des îles Borromées
Je ne sais quel plus franc et plus candide espoir,
Que j'aimais vos toits bleus, d'où montait la fumée,
Les cloches des couvents, qui tissaient dans le soir
De longs hamacs d'argent où l'âme inanimée
S'abandonnait, tandis que flottait, chaud, précis,
Le subjuguant parfum du café qu'on roussit.
Je revois les soirs d'Aix, l'auberge et ses tonnelles,
La montagne si proche, accostant le ciel pur,
Les frais pétunias entassés sur le mur,
Le char rustique, avec le cheval qu'on dételle.
Et les lacs ! Soif des cœurs vous buvez à cette eau
Où passe comme un ange une barque à deux voiles !
Nous répétions tous deux, sans proférer de mots,
L'hymne éternel que dit le silence aux étoiles.
Mon ami, votre esprit et ses nobles soupirs
Semblait plus que le mien altéré de sublime;
Mais déjà vos pensers recherchaient leurs loisirs;
Et la paix, mollement, a comblé vos abîmes...
-C'est en moi seulement que rien ne peut finir.

174. "O mon ami, souffrez"


O mon ami, souffrez, je saurai par vos larmes,
Par vos regards éteints, par votre anxiété,
Par mes yeux plus puissants contre vous que des armes,
Par mon souffle, qui fait bouger vos volontés,
Par votre ardente voix qui s'élève et retombe,
Par votre égarement, par votre air démuni,
Que ma vie a sur vous cet empire infini
Qui vous attache à moi comme un mort à sa tombe!
O mon ami, souffrons, puisque jamais le coeur
Ne convainc qu'en ouvrant plus large sa blessure;
Puisque l'âme est féroce, et puisqu'on ne s'assure
De l'amour que par la douleur !

173. "Je vous avais donné"


Je vous avais donné tous les rayons du temps,
Les senteurs que l'azur épanche,
Et la lueur que fait, dans le Sud éclatant,
Le soleil sur les maisons blanches !
Je n'ai jamais repris ce que je vous donnais,
Si bien que dans ces jours funestes
Je suis un étranger que nul ne reconnaît,
A qui rien du monde ne reste.
Je vous avais donné les Chevaux du Matin
Qu'un dieu fait boire aux eaux d'Athènes,
Et le sanglot qui naît, sur le mont Palatin,
Du bruit des plaintives fontaines.
Parfois, quand j'apportais entre mes faibles doigts
Le printemps qui luit et frissonne,
Vous me disiez : «Je n'ai de désir que de toi,
Coupe tes mains et me les donne.»
Mais ces dons exaltés n'étaient pas suffisants,
La rose manque à la guirlande,
Je conservais encor la pourpre de mon sang,
Ce soir je vous en fais l'offrande.
-O mon ami, prenez ce sang si gai, si beau,
Si fier, si rapide et si sage,
Qui, dans ses bonds légers, reflétait les coteaux,
Et la nuée à son passage !
Que de mon coeur fervent à vos timides mains
Il coule, abondant et sans lie,
Afin que vous ayez, dans le désert humain,
Une coupe toujours emplie.
Déjà mon front plaintif est moins brillant qu'hier,
Mais la douleur ne rend pas laide,
Le visage est sacré quand il est âpre et fier
Comme les sables de Tolède;
Un visage est sacré quand il s'épuise et meurt
Comme un sol que l'été dévaste,
Sur qui les lourds pigeons et les ombres des fleurs
Font des taches sombres et vastes.
Un destin est sacré quand il a contre lui
Toute une foule qui s'élance,
Et que, sous cet affront, il s'enivre, et qu'il luit
Comme l'olivier et la lance !
Un destin est sacré quand il est ce soldat
Qu'un guerrier somme de se rendre,
Et qui, pressant toujours son fer entre ses bras,
S'écrie en riant : «Viens le prendre !»
-Je ne rendrai qu'à vous les armes de mon coeur.
Mes dieux qui sont en Crète et dans l'île d'Egine,
Permettent que l'extrême et fidèle langueur
A cet excès de grâce et de douceur s'incline,
Mais nul autre que vous, sur les plus durs chemins,
Ne me verra pliant sous l'angoisse divine,
Laissant tomber mon front, laissant pendre mes mains,
Emmêlant mes genoux, telle qu'on imagine
Cléopâtre enchaînée au triomphe romain...

172. "Le chant du printemps"


Le silence et les bruits, soudain, dans l'air humide
Ont ce soir un accent plus vaste et plus ardent;
Sur le vent aminci Février fuit, rapide,
Quelqu'un revient, je sens qu'il vient, c'est le Printemps !
Hôte mystérieux, il est là sous la terre,
Il est près du branchage éploré des forêts,
Il monte, il s'est risqué, il ne peut pas se taire,
Et son premier frisson répand tous ses secrets !
-Il passe, mais personne encore sur la route
Ne peut le soupçonner, je regarde, j'écoute:
-Oui, je t'ai reconnu, sublime Dépouillé !
Sordide vagabond sans fleurs et sans feuillage,
Qui rampes, et répands sur les chemins mouillés
Cette clarté pensive et ces poignants présages !
Oui, je t'ai reconnu, ton souffle est devant toi
Comme un tiède horizon où flotteront les graines;
Le silence attentif et fourmillant des bois
S'emplit furtivement de ta languide haleine.
Oui, je t'ai reconnu à ce trouble du coeur
Qui arrête ma vie et la rend palpitante,
Je suis la chasseresse ayant surpris l'odeur
De la jeune antilope étourdie et courante !
-Ah! qui me tromperait, Printemps terrible et doux,
Sur ton subtil arome et sur ta ressemblance,
Je sais ton nom secret que les lis et les loups
Proclameront la nuit dans le puissant silence !
Je sais ton nom profond, chuchoté, recouvert,
Mystérieux, sournois, débordant, formidable,
Qui fait tressaillir l'eau, les écorces, les airs,
Et germer jusqu'aux cieux la cendre impérissable !
C'est toi l'Eros des Grecs, au rire frémissant,
Le jeune homme à qui Pan, sonore et frénétique,
Enseigne un chant par qui le flot phosphorescent
Répond au long appel des astres pathétiques!
C'est toi le renouveau, toi par qui l'aujourd'hui
Est différent d'hier comme le jour de l'ombre;
Toi qui, d'un autre bord où ton royaume luit,
Fais retentir vers nous des fanfares sans nombre.
Un ordre plus formel que la soif, que la faim,
Commande par ta voix rapide, active, urgente,
Et du fond des taillis et des gouffres marins
Monte le chaud soupir des bêtes émergeantes !
-Je te suivrai, Printemps, malgré les maux constants,
Je te suivrai, j'irai sans défense et sans armes
Vers ce vague bonheur qui brille au fond du temps
Comme un fixe regard irrité par les larmes !
Je te suivrai, malgré le souvenir des morts,
Malgré tous les vivants engloutis dans mon âme,
Malgré mon coeur qui n'est qu'un gémissant effort,
Malgré mon fier esprit qui résiste et me blâme.
-Mais quoi! ce n'est donc pas le neuf et frais bonheur
Qui ce soir me tentait par son doux sortilège ?
Ces espoirs, ces souhaits, ces regrets, ces langueurs,
Hélas! C’est le passé, beau comme un long arpège;
Hélas! C’est le passé, ce courage ingénu,
Ce sublime désir de mourir et de vivre
Que ma jeunesse avait quand je vous ai connu,
Vous, qui fûtes la page insigne dans le livre!
Hélas! C’est le passé, ce parfum dans le vent,
Cet émoi dans les airs, ces grelots des voitures,
Cet orgueilleux besoin d'être encor plus vivant,
Et de recommencer, puisqu'hélas ! rien ne dure !
Ainsi je me croyais mêlée au renouveau,
Je ne suis que l'ardente et grave prisonnière
Qui sur ses poignets las sent le poids des anneaux,
Qui pleure sur la route et regarde en arrière !
Hélas! C’est le passé que je cherche toujours,
C'est vers lui que j'allais! Comme s'il est possible
De retrouver le sacre unique de l'amour,
Et d'aborder encore à cette île sensible
Qui, désormais, n'a plus de barques alentour,
Et luit sur l'onde comme un roc inaccessible
Où des archers courants nous ont choisis pour cible...

171. "Seigneur, pourquoi l'amour ?"


Seigneur, pourquoi l'amour et son divin supplice
Sont-ils, entre deux cœurs noblement rapprochés,
Comme un glaive qui rend une inique justice,
Et qui toujours châtie un mystique péché ?
Tour à tour l'un des deux est votre humble victime,
Il doute, il est brûlant, bondissant, abattu;
Les regards hébétés il mesure l'abîme
Où le buisson ardent parlait, et puis s'est tu...
-Mon Dieu, dans ces amours, la douleur est si forte
Que, malgré le courage, on ne peut pas vouloir
Être celui des deux qui chancelle, et qui porte
Tout le poids d'un si lourd et cuisant désespoir;
Faut-il que l'un des deux seulement reste libre,
Que tour à tour l'on ait le calme ou le désir,
Et que l'amour ne soit que l'instable équilibre
D'être celui des deux qui ne va pas mourir ?
Faut-il que l'un des deux brusquement se repose
Dans le bonheur amer et puissant d'aimer moins,
Et d'être, à la faveur de cette froide pause,
Non plus le combattant vaincu, mais le témoin;
D'être celui des deux qui n'est pas l'humble esclave
Dont on voit panteler la muette terreur,
Et dont les yeux, pareils à des torrents de lave,
Font un don infini de soupirs et de pleurs.
-On a besoin parfois de la douleur de l'autre,
De ses bras suppliants, de son front inquiet
Penché comme celui du plus doux des apôtres
Sur son céleste ami, qui songe et qui se tait.
On a besoin de voir sourdre au bord de la vie
Cet ineffable sang des larmes de cristal,
Offrande qui toujours répond à notre envie
D'épier la douleur et son puissant signal;
-Et moi, qui me revêts de vos grâces précoces,
Comme un brûlant frelon dans un lis engouffré,
Cher être par qui j'ai, plus qu'à mon tour, pleuré,
Pourrai-je pardonner à mon âme féroce
La paix qui m'envahit quand c'est vous qui souffrez ?