09/04/2011

227. "Je n'ai vu qu'un instant"

Sorrente

Je n'ai vu qu'un instant les pays beaux et clairs,
Sorrente, qui descend, fasciné par la mer,
Tarente, délaissé, qui fixe d'un œil vague
Le silence entassé entre l'air et les vagues;
Salerne, au coeur d'ébène, au front blanc et salé,
Où la chaleur palpite ainsi qu'un peuple ailé;
Amalfi, où j'ai vu de pourpres funérailles
Qu'accompagnaient des jeux, des danses et des chants,
Surprises tout à coup, sous le soleil couchant,
Par les parfums, croisés ainsi que des broussailles...
Foggia, ravagé de soleil, étonné
De luire en moisissant comme un lis piétiné;
Pompéi, pavoisé de murs peints qui s'écaillent;
Paestum qu'on sent toujours visité par les dieux,
Où le souffle marin tord l'églantier fragile,
Où, le soir, on entend dans l'herbage fiévreux
Ce long hennissement qui montrait à Virgile,
Ebloui par son rêve immense et ténébreux,
Apollon consolant les noirs chevaux d'Achille...
-Ces rivages de marbre embrassés par les flots,
Où les mânes des Grecs ensevelis m'attirent,
Je ne les ai connus que comme un matelot
Voit glisser l'étendue au bord de son navire;
Ce n'était pas mon sort, ce n'était pas mon lot
D'habiter ces doux lieux où la sirène expire
Dans un sursaut d'azur, d'écume et de sanglot !
Loin des trop mols climats où les étés s'enlizent,
C'est vous mon seul destin, vous, ma nécessité,
Rivage de la Seine, âpre et sombre cité,
Paris, ville de pierre et d'ombre, aride et grise,
Où toujours le nuage est poussé par la brise,
Où les feuillages sont tourmentés par le vent,
Mais où, parfois, l'été, du côté du levant,
On voit poindre un azur si délicat, si tendre,
Que, par la nostalgie, il nous aide à comprendre
La clarté des jardins où Platon devisait,
La cour blanche où Roxane attendait Bajazet,
La gravité brûlante et roide des Vestales
Qu'écrasait le fardeau des nuits monumentales;
La mer syracusaine où soudain se répand
-Soupir lugubre et vain que la nature exhale,
Le cri du batelier qui vit expirer Pan...
-Oui, c'est vous mon destin, Paris, cité des âmes,
Forge mystérieuse où les yeux sont la flamme,
Où les cœurs font un sombre et vaste rougeoiement,
Où l'esprit, le labeur, l'amour, l'emportement,
Elèvent vers les cieux, qu'ils ont choisis pour cible,
Une Babel immense, éparse, intelligible,
Cependant que le sol, où tout entre à son tour,
En mêlant tous ses morts fait un immense amour !

Foggia

226. "Midi sonne au clocher de la tour sarrasine"

Le lac de Némi

«Ne recherche pas la cause de la turbulence: c'est l'affaire de la mystérieuse nature...»

Midi sonne au clocher de la tour sarrasine.
Un calme épanoui pèse sur les collines;
Les palmes des jardins font insensiblement
Un geste de furtif et doux assentiment.
Le vent a rejeté ses claires arbalètes
Sur la montagne, entre la neige et les violettes !
Les rumeurs des hameaux ont le charme brouillé
D'une vague, glissant sur de blancs escaliers...
-O calme fixité, que ceint un clair rivage,
L'Amour rayonne au centre indéfini des âges !-
Un noir cyprès, creusé par la foudre et le vent,
Ondulant dans l'air tiède, officiant, rêvant,
Semble, par sa débile et céleste prière,
Un prophète expirant, entr'ouvert de lumière !
-Aérienne idylle, envolement d'airain,
La cloche au chant naïf du couvent franciscain
Répond au tendre appel de la cloche des Carmes.
L'olivier, argenté comme un torrent de larmes,
Imite, en se courbant sous les placides cieux,
L'humble adoration des cœurs minutieux...
-Quel vœu déposerai-je en vos mains éternelles,
Sainte antiquité grecque, ô Moires maternelles ?
Déjà bien des printemps se sont ouverts pour moi.
Au pilier résineux de chacun de leurs mois
J'ai souffert ce martyre enivrant et terrible,
Près de qui le bonheur n'est qu'un ennui paisible...
Je ne verrai plus rien que je n'aie déjà vu.
Je meurs à la fontaine où mon désir a bu:
Les battements du coeur et les beaux paysages,
L'ouragan et l'éclair baisés sur un visage,
L'oubli de tout, l'espoir invincible, et plus haut
L'extase d'être un dieu qui marche sur les flots;
La gloire d'écouter, seule, dans la nature
L'universelle Voix, dont la céleste enflure
Proclame dans l'azur, dans les blés, dans les bois,
«Ame, je te choisis et je me donne à toi,»
Tout cela qui frissonne et qui me fit divine,
Je ne le goûterai que comme un front s'incline
Sur le miroir, voilé par l'ombre qui descend,
Où déjà s'est penché son rire adolescent...
-Mais la fougueuse vie en mon coeur se déchaîne:
O son des Angélus dans les faubourgs de Gênes,
Tandis qu'au bord des quais, où règne un lourd climat,
Les vaisseaux entassés, les cordages, les mâts,
Semblent, dans le ciel pâle où la chaleur s'énerve,
De noirs fuseaux, tissant la robe de Minerve !
Vieille fontaine arabe, au jet d'eau mince et long,
Exilée en Sicile, en de secrets vallons.
Soirs du lac de Némi, soirs des villas romaines,
Où la noble cascade en déroulant sa traîne
Sur un funèbre marbre, imite la pudeur
De la Mélancolie, errante dans ses pleurs,
Et qu'un faune poursuit sur la rapide pente...
-Muet accablement d'un square d'Agrigente:
Jardin tout excédé de ses fleurs, où j'étais
La Mémoire en éveil d'un monde qui se tait.
Dans ce dormant Dimanche amolli et tenace,
Mêlée à l'étendue, éparse dans l'espace,
Etrangère à mon coeur, à mes pesants tourments,
Je n'étais plus qu'un vaste et pur pressentiment
De tous les avenirs, dont les heures fécondes
S'accompliront sans nous jusqu'à la fin des mondes...
-Chaud silence; et l'élan que donne la torpeur !
L'air luit; le sifflement d'un bateau à vapeur
Jette son rauque appel à la rive marchande.
Une glu argentée entrouvre les amandes;
De lourds pigeons, heurtés aux arceaux d'un couvent,
Font un bruit éclatant de satin et de vent,
Comme un large éventail dans les nuits sévillanes...
Sur l'aride sentier, un pâtre sur un âne
Chantonne, avec l'habile et perfide langueur
D'une main qui se glisse et qui cherche le coeur...
-Par ce cristal des jours, par ces splendeurs païennes,
Seigneur, préservez-nous de la paix quotidienne
Qui stagne sans désir, comme de glauques eaux !
Nous avons faim d'un chant et d'un bonheur nouveau !
Je sais que l'âpre joie en blessures abonde,
Je ne demande pas le repos en ce monde;
Vous m'appelez, je vais; votre but est secret;
Vous m'égarez toujours dans la sombre forêt;
Mais quand vous m'assignez quelque nouvel orage,
Merci pour le danger, merci pour le courage !
A travers les rameaux serrés, je vois soudain
La mer, comme un voyage exaltant et serein !
Je sais ce que l'on souffre, et si je suis vivante,
C'est qu'au fond de la morne ou poignante épouvante,
Lorsque parfois ma force extrême se lassait,
Un ange, au coeur cerclé de fer, me remplaçait...
-Et pourtant, je ne veux pas amoindrir ma chance
D'être le lingot d'or qui brise la balance;
D'être, parmi les cœurs défaillants, incertains,
L'esprit multiplié qui répond au Destin !
Je n'ai pas peur des jours, du feu, du soir qui tombe;
Dans le désert, je suis nourrie par les colombes.
Je sais bien qu'il faudra connaître en vous un jour
La fin de tout effort, l'oubli de tout amour,
Nature! dont la paix guette notre agonie.
Mais avant cet instant de faiblesse infinie,
Traversant les plateaux, les torrents hauts ou secs,
Chantant comme faisaient les marins d'Ionie
Dans l'odeur du corail, du sel et du varech,
J'irai jusqu'aux confins de ces rochers des Grecs,
Où les flots démontés des colonnes d'Hercule
Engloutissaient les nefs, au vent du crépuscule !

225. "Sirocco à Venise"


Le siroco, brusque, hardi,
Sur la ville en pierre frissonne;
C'est la fin de l'après-midi;
Ecoute les cloches qui sonnent
A Saint-Agnès, au Gesuati...
L'ouragan arrache la toile
D'un marché, où, des paniers ronds,
Débordent de brillants citrons
Que polit encor la rafale.
Un oiseau chante au haut du cyprès d'un couvent;
Et dans le courant d'air des ruelles marines,
Un abbé vénitien, étourdi, gai, mouvant,
Qui retient son manteau, volant sur sa poitrine,
Semble un charmant Satan flagellé par le vent !

224. "Cloches vénitiennes"


La pauvreté, la faim, le fardeau du soleil,
Le meurtrissant travail de cette enfant vieillie,
Qui respire, tressant l'osier jaune et vermeil,
L'odeur du basilic et de l'huile bouillie,
Les fétides langueurs des somnolents canaux,
La maison délabrée où pend une lessive,
Les fièvres et la soif, je les choisis plutôt
Que de ne pas tenir votre main chaude et vive
A l'heure où, s'exhalant comme un ardent soupir,
Les cloches de Venise épandent dans l'espace
Ce cri voluptueux d'alarme et de désir:
«Jouir, jouir du temps qui passe !»

223. "Nuit vénitienne"


Deux étoiles d'argent éclairent l'ombre et l'eau,
On entend le léger clapotement du flot
Qui baise les degrés du palais Barbaro;
Une vague, en glissant, répond à l'autre vague:
Enlaçante tristesse, appel dolent et vague.
Un vert fanal, sur l'eau, tombe comme une bague.
Des gondoles s'en vont, paisible glissement.
Deux hommes sont debout et parlent en ramant;
On n'entend que la vague et leur voix seulement...
La nuit est comme un bloc d'agate monotone.
Un volet qu'on rabat, subitement détonne
Dans le silence. Où donc est morte Desdémone?
Un navire de guerre est amarré là-bas.
Le vent est si couché, si nonchalant, si bas,
Que le sel de la mer, ce soir, ne se sent pas.
Venise a la couleur dormante des gravures.
Sous le masque des nuits et sa noire guipure,
Deux mains, dans un jardin, ouvrent une clôture.
Les hauts palais dormants, aux marbres effrités,
Luisent sur le canal, somnolent, arrêté,
Qui semble une liquide et molle éternité...
-Belle eau d'un pâle enfer qui m'attire et me touche,
Puisque la mort, ce soir, n'a rien qui m'effarouche,
Montez jusqu'à mon coeur, montez jusqu'à ma bouche.

222. "La messe de l'aurore à Venise"


Des femmes de Venise, au lever du soleil,
Répandent dans Saint-Marc leur hésitante extase;
Leurs châles ténébreux sous les arceaux vermeils
Semblent de noirs pavots dans un sublime vase.
-Crucifix somptueux, Jésus des Byzantins,
Quel miel verserez-vous à ces pauvres ardentes,
Qui, pour vous adorer, désertent ce matin
Les ronds paniers de fruits étagés sous les tentes ?
Si leur coeur délicat souffre de volupté,
Si leur amour est triste, inquiet ou coupable,
Si leurs vagues esprits, enflammés par l'été,
Rêvent du frais torrent des baisers délectables,
Que leur répondrez-vous, vous, leur maître et leur Dieu ?
Tout en vous implorant, elles n'entendent qu'elles,
Et pensent que l'éclat allongé de vos yeux
Sourit à leurs naïfs sanglots de tourterelles.
-Ah ! quel que soit le mal qu'elles portent vers vous,
Quel que soit le désir qui les brûle et les ploie,
Comblez d'enchantement leurs bras et leurs genoux,
Puisque l'on ne guérit jamais que par la joie.

221. "Va prier dans Saint-Marc


Va prier dans Saint-Marc pour ta peine amoureuse;
Le temple de Byzance est sensible au péché;
Un parfum de benjoin, d'ambre, de tubéreuse,
Glisse des frais arceaux et des balcons penchés.
Va prier dans Saint-Marc pour ta douce folie;
Les pigeons assemblés sur la façade en or
Protègent les transports de la mélancolie,
Et les anges des cieux sont plus cléments encor.
Va prier dans Saint-Marc; les dalles, les rosaces
Ont l'éclat des bijoux et des tapis persans;
Depuis plus de mille ans dans ce palais s'entassent
Les profanes souhaits parfumés par l'encens.
Vois, sous leurs châles noirs, les tendres suppliantes
Joindre des doigts brûlants et songer doucement.
Divine pauvreté ! cet Alhambra les tente
Moins que les cabarets où boivent leurs amants !
Va prier dans Saint-Marc. Le Dieu des Evangiles
Marche, les bras ouverts, dans de blonds paradis.
On entend les bateaux qui partent pour les îles,
Et les pigeons frémir au canon de midi.
Des mosaïques d'or, limpides alvéoles,
Glisse un mystique miel, lumineux, épicé;
Et vers la Piazzetta, de penchantes gondoles
Entraînent mollement les couples exaucés...
-Beau temple, que ta grâce est chaude, complaisante !
O jardin des langueurs, ô porte d'Orient!
Courtisane des Grecs, sultane agonisante,
Turban d'or et d'émail sous l'azur défaillant !
Tu joins l'odeur de l'ambre aux fastes exotiques,
Et tu meurs, des pigeons à ton sein agrafés,
Comme aux rives en feu des mers asiatiques,
La Basilique où dort sainte Pasiphaé !

220. "Un automne à Venise"


Ah ! la douceur d'ouvrir, dans un matin d'automne,
Sur le feuillage vert, rougeoyant et jauni,
Que la chaleur d'argent éclabousse et sillonne,
Les volets peints en noir du palais Manzoni !
Des citronniers en pots, le thym, le laurier-rose
Font un cercle odorant au puits vénitien,
Et sur les blancs balcons indolemment repose
Le frais, le calme azur, juvénile, ancien!
Ah! quelle paix ici, dans ce jardin de pierre,
Sous la terrasse où traîne un damas orangé !
On n'entend pas frémir Venise aventurière,
On ne voit pas languir son marbre submergé...
-Qu'importe si là-bas Torcello des lagunes
Communique aux flots bleus sa pâmoison d'argent,
Si Murano, rêveuse ainsi qu'un clair de lune,
Semble un vase irisé d'où monte un tendre chant !
Qu'importe si là-bas le rose cimetière,
Levant comme des bras ses cyprès verts et noirs,
Semble implorer encor la divine lumière
Pour le mort oublié qui ne doit plus la voir;
Si, vers la Giudecca où nul vent ne soupire,
Où l'air est suspendu comme un plus doux climat,
Dans une gloire d'or les langoureux navires
Bercent la nostalgie aux branches de leurs mâts;
Si, plein de jeunes gens, le couvent d'Arménie
Couleur de frais piment, de pourpre, de corail,
Semble exhaler au soir une plainte infinie
Vers quelque asiatique et savoureux sérail;
Si, brûlant de plaisir et de mélancolie,
Une fille, vendant des œillets, va, mêlant
Le poivre de l'Espagne au sucre d'Italie,
Tandis que sur Saint-Marc tombe un soir rose et lent!
-Je ne quitterai pas ce petit puits paisible,
Cet espalier par qui mon coeur est abrité;
Qu'Eros pour ces poignards retrouve une autre cible,
Mon céleste désir n'a pas de volupté !

219. "Un soir à Vérone"

Le soir baigne d'argent les places de Vérone;
Les cieux roses et ronds, rayés d'ifs, de cyprès,
Font à la ville une couronne
De tristes et verts minarets.

Sur les ors languissants du palais du Concile,
On voit luire, ondoyer un manteau duveté:
Les pigeons amoureux, dociles,
Frémissent là de volupté.

L'Adige, entre les murs de brique qu'il reflète,
Roule son rouge flot, large, brusque, puissant.
Dans la ville de Juliette
Un fleuve a la couleur du sang !

-O tragique douceur de la cité sanglante,
Rue où le passé vit sous les vents endormis:
Un masque court, ombre galante,
Au bal des amants ennemis.

Je m'élance, et je vois ta maison, Juliette !
Si plaintive, si noire, ainsi qu'un froid charbon.
C'est là que la fraîche alouette
T'épouvantait de sa chanson !

Que tu fus consumée, ô nymphe des supplices !
Que ton mortel désir était fervent et beau
Lorsque tu t'écriais: «Nourrice,
Que l'on prépare mon tombeau !

«Qu'on prépare ma tombe et mon funèbre somme,
Que mon lit nuptial soit violet et noir,
Si je n'enlace le jeune homme
Qui brillait au verger ce soir !...»

-Auprès de ta fureur héroïque et plaintive,
Auprès de tes appels, de ton brûlant tourment,
La soif est une source vive,
La faim est un rassasiement.

Hélas! tu le savais, qu'il n'est rien sur la terre
Que l'invincible amour, par les pleurs ennobli;
Le feu, la musique, la guerre,
N'en sont que le reflet pâli !

-Ma sœur, ton sein charmant, ton visage d'aurore,
Où sont-ils, cette nuit où je porte ton coeur ?
La colombe du sycomore
Soupire à mourir de langueur...

Là-bas un lourd palais, couleur de pourpre ardente,
Ferme ses volets verts sous le ciel rose et gris;
Je pense au soir d'automne où Dante
Ecrivit là le Paradis;

La céleste douceur des tournantes collines
Emplissait son regard, à l'heure où las, pensifs,
Les anges d'Italie inclinent
Le ciel délicat sur les ifs.

Mais que tu m'es plus chère, ô maison de l'ivresse,
Balcon où frémissait le chant du rossignol,
Où Juliette qui caresse
Suspend Roméo à son col !

Ah! que tu m'es plus cher, sombre balcon des fièvres,
Où l'échelle de soie en chantant tournoyait,
Où les amants, joignant leurs lèvres,
Sanglotaient entre eux: «Je vous ai!»

-Que l'amour soit béni parmi toutes les choses,
Que son nom soit sacré, son règne ample et complet;
Je n'offre les lauriers, les roses,
Qu'à la fille des Capulet !

218. "Musique pour les jardins de Lombardie"


Les îles ont surgi des bleuâtres embruns...
O terrasses ! Balcons rouillés par les parfums !
Paysages figés dans de languides poses;
Plis satinés des flots contre les lauriers-roses;
Nostalgiques palmiers, ardents comme un sanglot,
Où des volubilis d'un velours indigo
Suspendent mollement leurs fragiles haleines !...
-Un papillon, volant sur les fleurs africaines,
Faiblit, tombe, écrasé par le poids des odeurs.
Hélas ! on ne peut pas s'élever ! La langueur
Coule comme un serpent de ce feuillage étrange,
Le thé, les camphriers se mêlent aux oranges.
Forêts d'Océanie où la sève, le bois
Ont des frissons secrets et de plaintives voix...
O vert étouffement, enroulement, luxure,
Crépitement de mort, ardente moisissure
Des arbres exilés, qu'usent en cet îlot
La caresse des vents et les baisers de l'eau...
-Et Pallanza, là-bas, sur qui le soleil flambe,
Semble un corps demi-nu, languissant, vaporeux,
Qui montre ses flancs d'or, mais dont les douces jambes
Se voilent des soupirs du lac voluptueux...
-O tristesse, plus tard, dans les nuits parfumées,
Quand les chauds souvenirs ont la moiteur du sang,
De revoir en son coeur, les paupières fermées,
Et tandis que la mort déjà sur nous descend,
Les suaves matins des îles Borromées !...
Je goûte vos parfums que les vents chauds inclinent,
Profonds magnolias, lauriers des Carolines...
-Les rames, sur les flots palpitants comme un coeur,
Imitent les sanglots langoureux du bonheur.
O promesse de joie, ô torpeur juvénile !
Une cloche se berce au rose campanile
Qui, délicat et fier, semble un cyprès vermeil;
Partout la volupté, la mélodie errante...
-O matin de Stresa, turquoise respirante,
Sublime agilité du coeur vers le soleil!
O soirs italiens, terrasses parfumées,
Jardins de mosaïque où traînent des paons blancs,
Colombes au col noir, toujours toutes pâmées,
Espaliers de citrons qu'oppresse un vent trop lent,
Iles qui sur Vénus semblent s'être fermées,
Où l'air est affligeant comme un mortel soupir,
Ah ! pourquoi donnez-vous, douceurs inanimées,
Le sens de l'éternel au corps qui doit mourir !


Ah ! dans les bleus étés, quand les vagues entre elles
Ont le charmant frisson du cou des tourterelles,
Quand l'Isola Bella, comme une verte tour,
Semble Vénus nouant des myrtes à l'Amour,
Quand le rêve, entraîné au bercement de l'onde,
Semble glisser, couler vers le plaisir du monde,
Quand le soir étendu sur ces miroirs gisants
Est une joue ardente où s'exalte le sang,
J'ai cherché en quel lieu le désir se repose...
-Douces îles, pâmant sur des miroirs d'eau rose,
Vous déchirez le coeur que l'extase engourdit.
Pourquoi suis-je enfermée en un tel paradis !
Ah ! que lassée enfin de toute jouissance,
Dans ces jardins meurtris, dans ces tombeaux d'essence,
Je m'endorme, momie aux membres épuisés !
Que cet embaumement soit un dernier baiser,
Tandis que, sous les noirs bambous qui vous abritent,
Sous les cèdres, pesants comme un ciel sombre et bas,
Blancs oiseaux de sérail que le parfum abat,
Vous gémirez d'amour, colombes d'Aphrodite !
Des parfums assoupis aux rebords des terrasses,
L'azur en feu, des fleurs que la chaleur harasse,
Sur quel rocher d'amour tant d'ardeur me lia!...
-Colombes sommeillant dans les camélias,
Dans les verts camphriers et les saules de Chine,
Laissez dormir mes mains sur vos douces échines.
Consolez ma langueur, vous êtes, ce matin,
Le rose Saint-Esprit des tableaux florentins.
-Tourterelles en deuil, si faibles, si lassées,
Fruits palpitants et chauds des branches épicées,
Hélas ! cet anneau noir qui cercle votre cou
Semble enfermer aussi mon âpre destinée,
Et vos gémissements m'annoncent tout à coup
Les enivrants malheurs pour lesquels je suis née...

Stresa et les îles Borromées