07/12/2010

159. "Le jardin perfide"


Pourquoi tout mon jardin violent et subtil
Où je vais près de toi dans l'aube et la rosée
S'emplit-il de mystère et pourquoi semble-t-il
Irriter contre moi les branches balancées ...
Autrefois, calme, doux et plein de bons conseils
Il s'ouvrait à ma peine, ardente ou puérile,
Et me versait ses jeux d'ombrage ou de soleil,
Jusqu'à ce que mon coeur fut soumis et tranquille.
[...] Et voici qu'à cette heure où tremble mon destin
Il tâche à repousser mon âme qu'il oppresse,
Pour que lasse, penchante et tendre, ce matin,
J'appuie contre ton coeur mon rêve et ma faiblesse

158. "Lever au soleil"


La nuit, sur les coteaux, fait place au jour sacré.
Douceur de voir les cieux, bonheur de respirer,
De baiser au-dessus des champs de seigle et d'orge
Le vent rapide et clair que boit le rouge-gorge !
Comme un agneau couché dans le thym ruisselant,
Mon plaisir se revêt du matin vert et blanc.
Et voici que soudain sur une basse branche
Le soleil vacillant se repose et se penche ;
Il palpite, il se gonfle, il se contracte, il vit...
Soleil impétueux et doux, soleil ravi
Qui tout à l'heure allez enivrer tout l'espace,
Je tends vers vous mes bras heureux, je vous embrasse !
Vous bondissez, je suis ; d'un pas toujours pareil,
Je m’élance avec vous dans l'azur, cher soleil ;
Vous montez sur le mur, vous dépassez le cèdre [...]
Mon être est composé de vos divins rayons...
O flambeau fraternel, sublime compagnon,
Quelle plus douce voix dans l'éther vous appelle ?
La mienne n’a donc pas assez d'amour en elle ?
Hélas ! vous me fuyez, vous jetez dans les cieux
Votre émouvant visage ardent, délicieux;
Et moi, je vais rester attachée à la terre,
Sans vous, triste, oppressée, errante, solitaire...
Toujours vous désirer sans pouvoir vous saisir,
Soleil, brûlant soleil, ah! laissez-moi mourir !

157. "La côte est de feux bleus"


La côte est de feux bleus et verts éclaboussée,
Genève lumineuse et paisible ce soir,
Dort dans les eaux du lac, mouvante et renversée
La demi-lune arrive au haut d’un mont s’asseoir,
Evanouissement de l’air mourant et fade
Qui tombe déplié sur les flots las et mous ;
Un bateau attardé vient coucher dans la rade,
On entend un croissant, puis décroissant remous
Des passants vont
Ecoutant l’endormant clapotement de l’eau,
Dans la nuit large et plate où les molles voitures
Font un bruit essoufflé de pas et de grelots
Un peu de vent descend des collines voisins
Par moment, et s’enroule aux arbres fatigués
Il flotte doucement une odeur de cuisine
Aux portes des hôtels ouvertes sur les quais.

156. "A propos du lac Léman"


Le motif du lac est présent à travers toute l'œuvre poétique d'Anna de Noailles, assez triomphal dans les recueils de la jeunesse, «Le Cœur innombrable», «L'Ombre des jours», «Les Eblouissements», plus mélancolique dans «Les Vivants et les Morts», et les compositions de l'après-guerre: «Les Forces éternelles», «Poème de, l'amour», «L'honneur de souffrir»
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Eté, je ne peux pas me souvenir de vous :
Tel est votre secret et telle est votre force
Que dès que je vous vois jaillir de toute écorce
Un radieux effroi fait trembler mes genoux!
[...] Je songe à mon enfance où j'ai tant souhaité
Voir l'eau d'un lac charmant rester bleue dans mon verre!
[…] Le limpide matin est uni comme un lac
Dont le soleil a fait une turquoise chaude.
L'espace est un désert somptueux. Rien ne rôde
Dans l'azur qui sommeille, ainsi qu'en un hamac.

in «Le Cœur innombrable»
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Je sens un susceptible et poétique amour
Me ramener vers vous, jardin de mon enfance,
Dispensateur de tous les biens que j'ai connus !
Je revois vos rondeurs, vos chemins bien venus,
La rose, comme un fruit d'automne, blanche et blette,
Le froid pétillement argentin des ablettes
Dans un lac, i1e d'eau que baignent des prés verts,
La pureté subtile, infantile de l'air
Où, même aux jours très chauds, on sent jouer, fondue,
La neige, en vif velours, des sommets descendue,
Qui vit l'aconit bleu et le frais arnica […]
Un léger volant d'eau se défait sur la rive
Et couvre, en s'épandant, de sa fraiche clarté,
Mille petits cailloux, chassés et rapportés
Qui font un bruit secret et glissant de rosaire.

in « Les Forces Eternelles ».

155. "Vous que jamais"


Vous que jamais rien ne délie,
Ô ma pauvre âme dans mon corps,
Pourrez-vous, ma mélancolie,
Ayant bu le vin et la lie,
Connaître la bonne folie
De l'éternel repos des morts ?

Vous si vivace et si profonde,
Ame de rêve et de transport,
Qui pareille à la terre ronde
Portez tous les désirs du monde,
Buveuse de l'air et de l'onde
Pourrez-vous entrer dans ce port ?

Dans le port de calme sagesse,
Des ténèbres et de sommeil,
Où ni l'amour ni la détresse
N'étirent la tiède paresse,
Et ne font, mon âme faunesse,
Siffler les flèches du soleil !

"L'Ombre des Jours", 177.8.

154. "Ô lumineux matin !"


Ô lumineux matin, jeunesse des journées,
Matin d'or, bourdonnant et vif comme un frelon,
Qui piques chaudement la nature, étonnée
De te revoir après un temps de nuit si long.

Matin, fête de l'herbe et des bonnes rosées,
Rire du vent agile, œil du jour curieux,
Qui regardes les fleurs, par la nuit reposées,
Dans les buissons luisants s'ouvrir comme des yeux.

Heure de bel espoir qui s'ébat dans l'air vierge
Emmêlant les vapeurs, les souffles, les rayons,
Où les coteaux herbeux, d'où l'aube blanche émerge,
Sous les trèfles touffus font chanter leurs grillons.

Belle heure, où tout mouillé d'avoir bu l'eau vivante,
Le frissonnant soleil que la mer a baigné
Éveille brusquement dans les branches mouvantes
Le piaillement joyeux des oiseaux matiniers.

Instant salubre et clair, ô fraîche renaissance,
Gai divertissement des guêpes sur le thym,
Tu écartes la mort, les ombres, le silence,
L'orage, la fatigue et la peur, cher matin...

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

153. "Chant Dionysien"


C'est un brusque, un brûlant, un éclatant émoi !
Je porte l'univers et ses bonheurs en moi.
Tout ce qui dans la vie amoureuse nous tente,
Les soirs d'Aranjuez, les matins d'Alicante,
Carthagène enfiévré d'un ciel toujours égal,
Un chemin de rosiers dans le vieux Portugal,
Les îles, où l'on voit à la fenêtre ouverte
Pendre l'âpre orchidée et la vanille verte,
Etourdissent mes yeux et mettent dans mon coeur
Leur flamme, leurs soupirs, leur force et leur odeur ...

Mais le jour est plus large et plus divin encore.
Je regarde, l'été s'élance, c'est l'aurore !
Le soleil dans les cieux éparpille son blé,
Les coteaux semblent faits d'azur amoncelé,
La terre est une ardente et joyeuse bacchante;
Sur le sol rose et brun, la feuille de l'acanthe
Etend la pureté de son dessin vivant.

Le parfum pour monter prend les ailes du vent,
La guêpe fait pencher le bord blanc des corolles,
L'air enlace à mon cou ses douces banderoles,
L'univers s'abandonne et veut être porté
Par les bras azurés et tendres de l'été ...
Ah ! quelle immense joie en cet instant m'enivre.
Vivre! chanter la gloire et le plaisir de vivre !
Et puisqu'on n'entend plus, ô mon Bacchus voilé,
Frissonner ton sanglot et ton désir ailé,
Puisque au moment luisant des chaudes promenades
On ne voit plus jouer les bruyantes Ménades,
Puisque nul coeur païen ne dit suffisamment
La splendeur des flots bleus pressés au firmament,
Puisqu'il semble que l'âpre et l'énervante lyre
Ait cessé sa folie, ait cessé son délire,
Puisque dans les forêts jamais ne se répand
L'appel rauque, touffu, farouche du dieu Pan,

Ah ! qu'il monte de moi, dans le matin unique,
Ce cri brûlant, joyeux, épouvanté, hardi,
Plus fort que le plaisir, plus fort que la musique,
Et qu'un instant l'espace en demeure étourdi! ...

Les Eblouissements, page 90

152. "L'île des folles à Venise"



La lagune a le dense éclat du jade vert.
Le noir allongement incliné des gondoles
Passe sur cette eau glauque, et sous le ciel couvert.
Ce rose bâtiment, c'est la maison des folles.

[...] Ce soir mélancolique où les cieux sont troublés,
Où l'air appesanti couve son noir orage,
J'entends ces voix d'amour et ces coeurs exilés
Secouer la fureur de leurs mille mirages !

Le vent qui fait tourner les algues dans les flots
Et m'apporte l'odeur des nuits de Dalmatie,
Guide jusqu'à mon coeur ces suprêmes sanglots.
O folie, ô sublime et sombre poésie !
Le rire, les torrents, la tempête, les cris
S'échappent de ces corps que trouble un noir mystère.
Quelle huile adoucirait vos torrides esprits,
Bacchantes de l'étroite et démente Cythère ?

Cet automne, où l'angoisse, où la langueur m'étreint,
Un secret désespoir à tant d'ardeur me lie;
Déesse sans repos, sans limites, sans frein,
Je vous vénère, active et divine Folie !

Pleureuses des beaux soirs voisins de l'Orient,
Déchirez vos cheveux, égratignez vos joues.
Pour tous les insensés qui marchent en riant,
Pour l'amante qui chante, et pour l'enfant qui joue.

[...] Nous rôdons, nous vivons; seuls nos profonds regards,
Qui d'un vin ténébreux et mortel semblent ivres,
Dénoncent par l'éclat de leurs rêves hagards
L'effroyable épouvante où nous sommes de vivre.

Par quelle extravagante et morne pauvreté,
Par quel abaissement du courage et du rêve
L'esprit conserve-t-il sa chétive clarté
Quand tout l'être éperdu dans l'abîme s'achève ?

[...] Se pourrait-il vraiment que le courage humain,
Sans se rompre, accueillît l'ouragan des supplices ?
Douleur, coupe d'amour plus large que les mains,
Avoir un faible coeur, et qu'un Dieu le remplisse !

Amazones en deuil, qui ne pouvez saisir
L'ineffable langueur éparse sur les mondes,
Sanglotez ! A vos cris de l'éternel désir,
Des bords de l'infini les amants vous répondent...

"Les vivants et les morts" (1913)

151 "Le verger"

Illustration : "Japonais verger"

Dans le jardin, sucré d’œillets et d’aromates,
Lorsque l’aube a mouillé le serpolet touffu,
Et que les lourds frelons, suspendus aux tomates,
Chancellent, de rosée et de sève pourvus,

Je viendrai, sous l’azur et la brume flottante,
Ivre du temps vivace et du jour retrouvé ;
Mon cœur se dressera comme le coq qui chante
Insatiablement vers le soleil levé.

L’air chaud sera laiteux sur toute la verdure,
Sur l’effort généreux et prudent des semis,
Sur la salade vive et le buis des bordures,
Sur la cosse qui gonfle et qui s’ouvre à demi ;

La terre labourée où mûrissent les graines
Ondulera, joyeuse et douce, à petits flots,
Heureuse de sentir dans sa chair souterraine
Le destin de la vigne et du froment enclos.

Des brugnons roussiront sur leurs feuilles, collées
Au mur où le soleil s’écrase chaudement ;
La lumière emplira les étroites allées
Sur qui l’ombre des fleurs est comme un vêtement.

Un goût d’éclosion et de choses juteuses
Montera de la courge humide et du melon,
Midi fera flamber l’herbe silencieuse,
Le jour sera tranquille, inépuisable et long.

Et la maison, avec sa toiture d’ardoises,
Laissant sa porte sombre et ses volets ouverts,
Respirera l’odeur des coings et des framboises
Éparse lourdement autour des buissons verts ;

[...] Je serai libre enfin de crainte et d’amertume,
Lasse comme un jardin sur lequel il a plu,
Calme comme l’étang qui luit dans l’aube et fume,
Je ne souffrirai plus, je ne penserai plus,

Je ne saurai plus rien des choses de ce monde,
Des peines de ma vie et de ma nation,
J’écouterai chanter dans mon âme profonde
L’harmonieuse paix des germinations.

Je n’aurai pas d’orgueil, et je serai pareille,
Dans ma candeur nouvelle et ma simplicité,
À mon frère le pampre et ma sœur la groseille
Qui sont la jouissance aimable de l’été ;

Je serai si sensible et si jointe à la terre
Que je pourrai penser avoir connu la mort,
Et me mêler, vivante, au reposant mystère
Qui nourrit et fleurit les plantes par les corps.

Et ce sera très bon et très juste de croire
Que mes yeux ondoyants sont à ce lin pareils,
Et que mon cœur, ardent et lourd, est cette poire
Qui mûrit doucement sa pelure au soleil.

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901