06/02/2012

400. "L'hiver aux opaques parois"

Evian. Février 2012
L’hiver aux opaques parois
N’a pas de brises ni d’arômes;
Tu respires en quelque endroit
Et pour moi l’univers embaume !

On voit, dans le froid firmament,
Les étoiles aux feux fidèles;
Mon regard recherche laquelle
Met sur toi son scintillement.

Axe élu, pour moi tu traverses
Le globe d’un trait idéal.
Ainsi trompe et nous bouleverse
Un amour fortuit et fatal

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

399. "Impérieux mais indolent"


Impérieux mais indolent,
Tu parcours durement la vie,
Ayant jadis connu l’envie
De rêver, d’un cœur triste et lent.

Mais, comme un lutteur qu’on offense,
Tu repousses d’un brusque élan
Ces noblesses de ton enfance;
Ton œil est froid et vigilant.

Puissé-je, mourir en brûlant !

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

398. " Azuré, faible, blessé"


Azuré, faible, blessé
Par le couteau de l’automne,
L’été se meurt, affaissé
Dans l’éther qui l’abandonne.

C’est un jour étroit. Refus
D’opulence et de bien-être !
Mon amour, toi qui ne fus
Que tel que tu pouvais être,

Sans rien au delà de toi,
Sans effort contre toi-même,
Sans ce frémissant émoi
Dont s’accroît celui qui aime,

Ce beau soir intelligent,
Aux couleurs nettes et ternes,
Ressemble à ton cœur d’argent !
Qui n’a ni chaleur ni cerne.

C’est un beau morceau pensant
D’azur glacial et juste;
Mais pour ce sang bondissant,
Pour ce cœur vraiment auguste,

Mais pour cet esprit royal
Qui, disposant du mystère,
Avait dans ton poing frugal
Le sceptre de la terre,

Était-ce vraiment assez,
Vraiment la comble mesure
De ma bachique blessure,
Ce pauvre amour que tu sais ?

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

397. " A quoi veux-tu songer ?"


À quoi veux-tu songer ? À toi. Songeons à toi.
Non, je ne juge pas ton amer caractère;
Rien de ton cœur serré ne me parait étroit
Si sur toi j’ai plié mon amour de la terre,

Mon amour des humains, de l’infini, des cieux,
Ma facile allégresse à répandre ma vie,
À rejoindre d’un bond, par les ailes des yeux,
L’éther qui m’appartient et dont tous ont envie !

Qu’y a-t-il de plus sûr et de meilleur que toi,
Ou, du moins, que l’amour brisant que tu m’inspires?
Le souci, les regrets, la mort sous tous les toits,
L’ambition qui râle et l’ennui qui soupire !
Moi je suis à l’abri! Je n’ai, pour me tuer,
Pour me faire languir, pour créer ma détresse,
Que l’anxieux regard dans tes yeux situé,
Que l’accablant désert où souvent tu me laisses.

C’est assez ! Ah ! c’est trop ! Ou bien c’est suffisant !
Ces suprêmes chagrins m’ont d’autres maux guérie;
Et quelquefois je sens se réjouir mon sang
Quand tu ris comme l’eau dans la fraîche prairie !

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

396. "Ce que je voudrais ..."


Ce que je voudrais ? Je ne sais.
Je t’aime de tant de manières
Que tu peux choisir. Fais l’essai
De ma tendresse nourricière.

Chaque jour par l’âme et le corps
J’ai renoncé quelque espérance,
Et cependant je tiens encor
À mon amoureuse éloquence,

À cet instinct qui me soulève
De combler d’amour ta torpeur;
Et tandis que ton beau corps rêve,
Je voudrais parler sur ton cœur

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

395. "Je crois à l'âme"

Spirit
Je crois à l’âme, si c’est elle
Qui me donne cette vigueur
De me rapprocher de ton cœur
Quand tu parais sombre et rebelle !

Je crois à l’âme, si vraiment
C’est d’elle que je tiens l’audace
De t’avoir scruté face à face
Dans les divins commencements!

Mais, ô Nature impérieuse,
Instinct qui ne cédez jamais,
Turbulence mystérieuse,
N’est-ce point par vous que j’aimais ?

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

394. "Je n'aime pas que tu me plaises"


Je n’aime pas que tu me plaises,
Que ton image permanente
Me tente, me trouble, me hante
Ah ! connaître encor d’autres aises
Échapper, adroite hirondelle,
À ton enjôleuse faiblesse !

C’est par ta grâce qui me blesse
Que je pourrais t’être infidèle

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

393. "En vain la peur d'un joug ..."

En vain la peur d’un joug tendre et fatal
Vient m’adjurer d’être de toi guérie:
Un corps, aimé est comme un lieu natal,
Un vif amour est comme une patrie !

Je ne veux plus occuper ma raison
À repousser ta permanente image.
J’attends ! Parfois la plus chaude saison
Boit la fraîcheur du survenant orage.

Mais quand ma vie au souhait insistant
Est par ta voix jusqu’aux veines mordue,
J’arrache un cri à mon cœur haletant,
Comme un poignard dont la lame est tordue…

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

392. "Il faudra bien pourtant"


Il faudra bien pourtant que le jour vienne, un jour,
Où je ne pourrai plus t’aimer,
Où mon cœur sera dur, mon esprit sombre et sourd,
Ma main froide et mes yeux fermés !

Cet inutile effort pour ne pas te quitter,
Ce vain espoir de vivre encor,
L’horreur de déserter ma place à ton côté,
C’est cela, rien d’autre, la mort!

Ce n’est plus cette angoisse et ce scandale altier.
De sombrer dans un noir séjour,
De ne plus se sentir robuste et de moitié
Dans tous les mouvements du jour!

Ce n’est plus ce regret et ce décent orgueil
D’adresser aux cieux constellés
L’adieu méditatif et stupéfait d’un œil
Qui fut à leurs astres mêlé,

Mais n’être plus, parmi les humains inconnus,
Qui vont chacun à leur labeur,
La main forte et fidèle où tes doigts ont tenu,
Le sein où s’est posé ton cœur;

N’être plus le secret qui dit : C’est moi qui prends
Ce qui te tourmente et te nuit;
N’être plus ce désir anxieux et souffrant
Qui songe à ton sommeil, la nuit;

N’être plus ce brasier, qui tient ses feux couverts,
Dont parfois tu n’as pas besoin !
Hais qui saurait t’offrir un brûlant univers,
Si tes vœux réclamaient ce soin.

N’avoir plus, ayant tout acquis et possédé,
Cette tâche, modeste enfin,
De pouvoir, sans emphase, être prête à t’aider
Quand ton esprit a soif et faim,

Voilà ce qui m’effraie et comble de douleur
Une âme à présent sans fierté.
Car j’ai vraiment rendu de suffisants honneurs
Aux cieux inhumains de l’été !

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

391. "Crois-moi, ce n'est pas aisément"


Crois-moi, ce n’est pas aisément
Que l’on supporte un beau visage:
Il peut dispenser le tourment
Que confère un clair paysage.

Je sais la coalition,
L’alliance, la connivence
De ton regard sans passion
Et de ta lèvre qui s’avance.

Et pourtant nul ne dépérit,
Sauf moi, de cette grâce étrange
Où ton œil triste se mélange
Avec ta bouche qui sourit

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

390. "A présent que j'ai bien connu"


À présent que j’ai bien connu
Ton visage calme et suave,
Et, dans leur repos triste et brave,
L’allongement de tes doigts nus,

Comment voudrais-tu qu’autre chose
Ne provoquât pas mon dédain ?
Comment aimer encor la rose
Vaine et fringante des jardins?

Comment goûter avec folie,
Comme je faisais autrefois,
Les grandes feuilles amollies
Qui forment le dôme des bois ?

Comment vanter l’azur ? Ah ! puis-je
Chanter,encor les vastes cieux,
Moi qui chancelle du vertige
De voir, dans le bleu de tes yeux,
Le profond espace !

Ô prunelles
Anxieuses, au fond desquelles
Tournoie une noire hirondelle

Poèmes de l’amour, Fayard, 1924

389. "Offrande à Pan"


Cette tasse de bois, noire comme un pépin,
Où j’ai su, d’une lame insinuante et dure
Sculpter habilement la feuille du raisin
Avec son pli, ses nœuds, sa vrille et sa frisure,

Je la consacre à Pan, en souvenir du jour
Où le berger Damis m’arrachant cette tasse
Après que j’y eus bu vint y boire à son tour
En riant de me voir rougir de son audace.

Ne sachant où trouver l’autel du dieu cornu,
Je laisse mon offrande au creux de cette roche,
Mais maintenant mon cœur a le goût continu
D’un baiser plus profond, plus durable et plus proche

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

388. "Le repos"


Le plaisir mystique et païen,
L’amour, la beauté, le désir
Ont fait plus de mal que de bien
A mon âme qui s’en revient
Lasse d’aimer et de souffrir.

Allez, mon âme inassouvie
Dormir dans l’ombre le grand somme,
Ayant rêvé, par triste envie,
La joie au delà de la vie,
Et l’amour au-dessus des hommes.

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

387. "L'enfant Eros"

Alessandro Algardi (1598-1654).
Eros et Anteros (ou Deux Amours qui se battent)
Vienne, Liechtenstein Museum

Enfant Éros qui joues à l’ombre des surgeons
Et bois aux sources claires,
Toi qui nourris ainsi qu’un couple de pigeons
L’amour et la colère,

Passe sans t’arrêter au seuil de ma maison,
N’entre pas cette année :
Mon âme des amours qu’elle eut l’autre saison
Est encore étonnée,

Car tu mêles au miel des baisers appuyés
Sur les lèvres jalouses
La haine amère ainsi que le fruit du sorbier,
La haine acide et rouge

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

386. "L'Appel"


Priape, dieu clément qui fleuris les vergers,
Je te consacre, afin que tu veuilles m’entendre,
Des bouquets de persil, des feuilles d’orangers
Et la première cosse où gonflent les pois tendres…

Toi qui ris aux amants dans le fond des jardins,
Mènes vers moi Daphnis, le chevrier farouche :
Jaloux du cours égal de mes clames destins,
Eros a tendu l’arc meurtrier de sa bouche.

Pourquoi ne vient-il pas comme d’autres bergers
Suspendre à ma maison des branches d’hyacinthe ?
Nul avant lui n’aurait d’un caprice léger
Dénoué le ruban dont ma tunique est ceinte.

Daphnis, si tu voulais, sur le chaud de midi
Tu m’aimerais tandis que tes chèvres vont paître,
Je rirais de plaisir sous ton baiser hardi
Et nous boirions ensemble à ma tasse de hêtre.

Regarde ! mes pieds nus sont comme deux pigeons
Posés légèrement au bord de mes sandales ;
Mes bras luisants, polis et pareils à des joncs,
Ont la fine senteur des huiles végétales.coeur

Vois mes agneaux laiteux : de leurs belles toisons
Nous ferons une couche à nos baisers offerte ;
Nous compterons les mois à l’odeur des saisons,
Au parfum des fruits mûrs et des roses ouvertes.

O joueur de syrinx! quand le soir violet
Endormira tantôt la cigale sonore,
Viens instruire mon coeur au fond du bois muet,
Des mystères charmants que ma jeuness ignore ;

Et demain au matin, par les sentiers mouillés,
Afin d’honorer mieux la nuit initiale,
Nous irons, les bras pleins de bouquets déliés,
Porter à Priapos l’offrande prairiale.

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

385. "L'Amour"


Amour, qui dès l’aube du temps
Flottais sur la terre et les eaux ;
Toi qui, dans l’arbre et dans l’étang,
Meus les poissons et les oiseaux.

Toi qui dans la forêt mouvante
Troubles la sève sous l’écorce,
Et joins, aux heures violentes,
La soumission et la force.

Au delà du bien et du mal
Mènes les coeurs phosphorescents,
Amour au regard d’animal,
Ô dieu des âmes et du sang

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

384. "Eva"


Voix, la colline est bleue et déjà l’ombre agile
A sur le blanc chemin répandu ses vapeurs,
Les portes des maisons s’éclairent vers la ville,
Éva, soit sans orgueil, sans prudence et sans peur.

Le soleil tout le jour a brûlé ta fenêtre,
Tes bras étaient oisifs et ton cœur était lourd,
Voici l’heure où la force exquise va renaître,
La lune est favorable aux rêveurs de l’amour.

Viens dans le bois feuillu, sous la fraîcheur des branches.
O pleureuse irritée et chaude du désir,
La nature infinie et profonde se penche
Sur ceux qui vont s’unir et souffrir de plaisir.

Vois : c’est pour la joyeuse et grave défaillance
Que l’air est de rosée et d’odeur embué,
Les phalènes légers qui dansent en silence
S’envolent doucement des buissons remués,

Regarde ; la nature, âpre, auguste, éternelle,
Que n’émeut point l’orgueil et le labeur humains.
Palpite dans la nuit et s’éploie comme une aile
Quand l’être cherche l’être au secret des chemins.

Elle qui ne sait pas si sa vigne et ses pommes
Suffiront aux besoins des travailleurs du jour,
Elle tressaille et rit quand les enfants des hommes
Se pressent dans son ombre aux saisons de l’amour.

Éva, les sucs, le miel, la sève et les résines
Coulent dans le soir clair pour parfumer ton cœur,
Cède au dessein divin du rêve qui chemine :
Voici l’heure où la fleur s’incline sur la fleur.

Les étoiles aux cieux s’allument une à une,
Les feuillages mouvants se frôlent doucement,
Les vagues de la mer se lèvent vers la lune,
La plainte des oiseaux éclate par moment…

Éva, entre à ton tour dans la saison heureuse
Baigne ton cœur aux eaux vivaces du destin,
Accepte sans trembler la lutte harmonieuse,
L’abeille du désir ce soir joue sur le thym ;

Vois, le monde infini te contemple et t’espère,
Sens-tu fluer vers toi les parfums d’alentours,
Ton corps est cette nuit profond comme la terre,
Ton cœur s’ouvre, s’élance et pleure : c’est l’amour.

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

383. " Chaleur"


Tout luit, tout bleuit, tout bruit,
Le jour est brûlant comme un fruit
Que le soleil fendille et cuit.
Chaque petite feuille est chaude
Et miroite dans l'air où rôde
Comme un parfum de reine-claude.
Du soleil comme de l'eau pleut
Sur tout le pays jaune et bleu
Qui grésille et oscille un peu.
Un infini plaisir de vivre
S'élance de la forêt ivre,
Des blés roses comme du cuivre.

Le Coeur Innombrable