17/02/2010

031. Pastels de la comtesse de Noailles

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Document extrait de la plaquette présentée au message 30

030. A propos des poèmes 28 et 29.


Note de l'auteur : Les deux poèmes reproduits dans les messages 028 et 029 ci-dessous, sont extraits de l'élégante plaquette éditée par la Ville d'Evian, il y a maintenant plus de dix ans, à l'occasion d'une exposition consacrée à la Comtesse de Noailles et à son oeuvre. Elle s'était tenue au chateau de Fontbonne.

029. "Notre amour"


Notre amour sera grave ainsi qu'un Dieu vieilli
Qui se croit éternel et sent l'autel qui tremble,
Et nous serons tous deux les servants recueillis
Du mystère sacré qui nous isole ensemble.

Nous serons les élus et les proscrits hautains;
La vie autour de nous insultera nos rêves,
Nous sentirons pleurer dans ses mornes festins
Notre amour, infini parmi les choses brèves.

Notre amour est le vase empli d'or et de nard
Que nous portons tous deux en tremblant d'en répandre;
Rien ne nous vient de nous, et le sombre hasard
Nous confie un trésor dont il nous fait dépendre.

Nous nous enchanterons du périssable attrait
Et des vives clartés du jour qui se consume,
Et nos sourires même auront l'air d'un regret;
Nous ne serons jamais joyeux sans amertume,

Car nous refuserons le bonheur calme, offert
A ceux que n'émeut point la sirène ondoyante :
Le parfum qui s'égare et le son qui se perd
Nous verseront à flots leur volupté fuyante.

Dédaigneux des efforts et des réalités,
Nous goûterons, muets patriciens du rêve,
Les trésors savoureux de nos oisivetés
Aux languissants détours de l'heure qui s'achève.

Les hommes cherchent l'or et la gloire autour d'eux,
Leur vanité se plie au joug de leurs chimères;
Nous n'aurons de fierté que d'être beaux tous deux
Dans le fragile essor des grâces éphémères.

Au printemps nous irons errer nonchalamment
Dans la moiteur des prés. Les guêpes querelleuses
Nous berceront l'été d'un mol bourdonnement,
Et l'hiver nous aurons des tendresses frileuses.

Notre ardente ferveur et nos effusions
Iront grossir la somme inutile des choses,
Mais qu'importe aux étés, ivres d'éclosions,
Ce que pèse à l'hiver la poussière des roses ...

028. "C'est après les moments"


C'est après les moments les plus bouleversés
De l'étroite union acharnée et barbare,
Que, gisant côte à côte, et le front renversé,
Je ressens ce qui nous sépare!

Tous deux nous nous taisons, ne sachant pas comment,
Après cette fureur souhaitée et suprême,
Chacun de nous a pu, soudain et simplement,
Hélas ! redevenir soi-même

Vous êtes près de moi, je ne reconnais pas
Vos yeux qui me semblaient brûler sous mes paupières;
Comme un faible animal gorgé de son repas,
Comme un mort sculpté sur sa pierre

Vous rêvez immobile, et je ne puis savoir
Quel songe satisfait votre esprit vaste et calme,
Et moi je sens encore un indicible espoir
Bercer sur moi ses jeunes palmes !

Je ne puis pas cesser de vivre, mon amour !
Ma guerrière folie, avec son masque sage,
Même dans le repos veut par mille détours
Se frayer encore un passage !

Et je vous vois content ! Ma force nostalgique
Ne surprend pas en vous ce muet désarroi
Dans lequel se débat ma tristesse extatique.
Que peut-il y avoir, ô mon amour unique,
De commun entre vous et moi !

Poème écrit en 1918
Source de l'illustration : références inconnues

027. "Exaltation"


Le goût de l'héroïque et du passionnel
Qui flotte autour des corps, des sons, des foules vives,
Touche avec la brûlure et la saveur du sel
Mon coeur tumultueux et mon âme excessive...

Loin des simples travaux et des soucis amers,
J'aspire hardiment la chaude violence
Qui souffle avec le bruit et l'odeur de la mer,
Je suis l'air matinal d'où s'enfuit le silence;

L'aurore qui renaît dans l'éblouissement,
La nature, le bois, les houles de la rue
M'emplissent de leurs cris et de leurs mouvements;
Je suis comme une voile où la brise se rue.

Ah! vivre ainsi les jours qui mènent au tombeau,
Avoir le coeur gonflé comme le fruit qu'on presse
Et qui laisse couler son arome et son eau,
Loger l'espoir fécond et la claire allégresse !

Serrer entre ses bras le monde et ses désirs
Comme un enfant qui tient une bête retorse,
Et qui mordu, saignant, est ivre du plaisir
De sentir contre soi sa chaleur et sa force.

Accoutumer ses yeux, son vouloir et ses mains
A tenter le bonheur que le risque accompagne;
Habiter le sommet des sentiments humains
Où l'air est âpre et vif comme sur la montagne,

Etre ainsi que la lune et le soleil levant
Les hôtes du jour d'or et de la nuit limpide;
Etre le bois touffu qui lutte dans le vent
Et les flots écumeux que l'ouragan dévide !

La joie et la douleur sont de grands compagnons,
Mon âme qui contient leurs battements farouches
Est comme une pelouse où marchent des lions...
J'ai le goût de l'azur et du vent dans la bouche.

Et c'est aussi l'extase et la pleine vigueur
Que de mourir un soir, vivace, inassouvie,
Lorsque le désir est plus large que le cœur
Et le plaisir plus rude et plus fort que la vie...

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

026. Un témoignage : Angèle Paoli

Le 30 mai 1901 Anna de Noailles est à l’honneur chez Robert de Montesquiou à Neuilly, où le maître de céans organise pour elle un grand dîner.
Sarah Bernhardt, qui a découvert "Le Cœur innombrable" grâce à Reynaldo Hahn, déclare dans une lettre adressée à Marcel Proust qu’Anna est « le plus grand des poètes, un grand génie». Enthousiasmée par la lecture du recueil poétique, la tragédienne est conviée à réciter le poème « L’Offrande à la Nature ».
Très admirée de ses contemporains, Anna Élisabeth de Brancovan, comtesse Mathieu de Noailles, occupe une place importante dans la vie littéraire et mondaine du début du XXe siècle. Marcel Proust voit en elle « une femme-mage », tandis que Jean Moréas la nomme « L’Abeille de l’Hymette ».
Sorti en librairie le 8 mai 1901, son recueil poétique Le Cœur innombrable est accueilli avec un succès qui dépasse de beaucoup les espérances de la « divine ». Anatole France déclare un mois plus tard : "Votre poésie, jeune et charmante comme vous, est auguste et vieille comme la terre, dont elle a les âcres senteurs. Vous exprimez avec une force incroyable la délicieuse nouveauté de la vie et la joie de découvrir l’antique univers. Vous êtes jeune comme la poésie grecque. […] Ces vers candides, étonnés et farouches sont d’une nymphe des eaux, des bois et des montagnes. Vous m’inspirez une amitié craintive et comme une sainte terreur. Car je ne crois pas, Madame, que vous soyez une simple mortelle"
Anna de Noailles n’est pourtant pas une révolutionnaire de la forme poétique. Elle ne se pose nullement dans la lignée de Mallarmé, mais plutôt dans la veine lyrique de Ronsard et, plus proche d’elle, celle d’André Chénier. Et puise son inspiration dans la poésie grecque, dont elle est une fervente lectrice. Dans ses poèmes, Anna de Noailles chante l’amour, la nature et la mort. Mais son « cœur », qu’elle compare à « un palais plein de parfums flottants », y occupe la place privilégiée d’un « cœur innombrable ». Angèle Paoli