03/08/2014
705. Anna de Noailles. La grande guerre. Présentation
Dans les 17 billets numérotés 704 à 688, ci-après, sont mis en ligne tous les poèmes de la Comtesse Anna de Noailles consacrés à la guerre de 1914-1918. Ils ont été publiés dans le recueil "Les Forces Éternelles"
Information : certaines illustrations reproduites en pied de page des billets sont extraites d'une collection privée de la revue "Le Miroir", années 1914 et 1915
704. Anna de Noailles. La grande guerre. 1/17
Componction
J'ai mis mon cœur avec de jeunes morts naguère,
Mais comment vous parler, soldats morts dans la guerre,
Immensité stoïque et gisante, par qui,
A votre exclusion, tout bien nous fut acquis?
- Un million de morts, et chaque mort unique:
Un mourant, sa fierté, sa foi, son dénuement,
Sa pitié de soi-même à son dernier moment,
cette acceptation secrète et nostalgique,
Et l'univers humain qui s'évade d'un corps
Comme un vol effrayé de fuyantes abeilles!
Les leçons de Virgile et celles de Corneille,
Les horizons, l'orgueil, le plaisir, les efforts,
L'espérance, tout est abattu lorsque tombe
Un de ces beaux vivants qui désigne sa tombe
Et la creuse, étendu, de la tête aux talons...
- Avons-nous vraiment dit parfois: "Le temps est long"
Quand nous étions étreints par l'attente et l'angoisse?
Mais eux, membres épars, noms légers qui s'effacent,
Histoire écrite avec le silence et l'espace,
Souterraine torpeur, le secret de chacun
A jamais enfoui dans le sol froid et brun,
Eux, dont vont se perdant la mémoire et la trace,
Eux, moins que la rosée et moins que le parfum!
- Mais non, vous n'êtes plus ni morts ni solitaires,
Buée aérienne et vigueur de la terre!
Vous ne vous dressez plus contre d'autres humains,
Bonté tragique, inerte et dissoute des mains!
Vous qui fûtes l'honneur, la douleur, le courage,
Jeunes corps à la fois épouvantés et sages,
Qui, voyant se lever vos meurtriers matins,
Êtes tranquillement entrés dans le destin,
Morts émanés des bois, des routes et des plaines,
Vous qui contre la guerre à jamais protestez
Par le divin soupir des calmes nuits d'été,
Vous enseignez la paix, vous repoussez la haine,
Vous exigez qu'on croie à la bonté humaine,
Vous portez l'avenir sur vos cœur essaimés,
Infinité des morts, qui permettez d'aimer!...
Un jour, ils étaient là...
O morts pour mon pays, je suis votre envieux...
Victor Hugo.
- Quel mortel n'a connu vos somptueux élans,
Passion de l'amour, unique multitude,
Danger des jours aigus et des jours indolents,
Orchestre dispersé sur les vents turbulents,
Rossignols du désir et de la servitude!
Mais pour que soient domptés ces iniques transports,
Nous irons aujourd'hui parmi les tombes vertes
Où les croix ont l'éclat des mâts blancs dans les ports;
Et nous suivrons, le cœur incliné vers les morts,
La route de l'orgueil qu'ils ont laissée ouverte.
Voix des champs de bataille, âpre religion!
Insistance des morts unis à la nature!
Ils flottent, épandus, subtile légion,
Mêlés au blé, au pain, au vin des régions,
Hors des funèbres murs et des humbles clôtures.
- Un jour, ils étaient là, vivants, graves, joyeux,
Les brumes du matin glissaient dans les branchages,
Les chevaux hennissaient, indomptés, anxieux,
L'automne secouait son vent clair dans les cieux.
les casques de l'Iliade ombrageaient les visages!
On leur disait: "Afin qu'une minute encor
Le sol que vous couvrez soit la terre latine,
Il faut dans les ravins précipiter vos corps."
Et comme un formidable et musical accord
Ces cavaliers d'argent s'arrachaient des collines!
Ivre de quelque ardente et mystique liqueur,
Leur âme, en s'élançant, les lâchait dans l'abîme.
Ils croyaient que mourir c'était être vainqueurs,
Et les armées semblaient les battements de coeur
De quelque immense dieu palpitant et sublime.
Ils tombaient au milieu des vergers, des houblons,
Avec une fureur rugissante et jalouse;
Leurs bras sur leur pays se posaient tout du long,
Afin que, dans les bois, les plaines, les vallons,
On ne sépare plus l'époux d'avec l'épouse...
- O terre mariée au sang de vos héros!
Ceux qui vous aimaient tant sont une forteresse
Ténébreuse, cachée, où le fer et les os
Font entendre des chocs de sabre et des sanglots
Quand l'esprit inquiet vers vos sillons se baisse.
Plus encor que ceux-là, qui, vivants et joyeux,
Tiendront les épées d'or des guerres triomphales,
Ces morts gardent le sol qu'ils ramènent sur eux;
Leur pays et leur cœur s'endorment deux à deux,
Et leur rêve est entré dans la nuit nuptiale...
Le Rhin, paisible et sûr comme un large avenir
Où s'avancent les pas de la France éternelle,
verse à ces endormis un puissant élixir,
Qui, dans toute saison, les fait s'épanouir
Comme un rose matin! sur la molle Moselle!
Exaltants souvenirs! O splendeur de l'affront
Par qui chaque être ainsi qu'une foule qui prie,
Se délaisse soi-même, et, la lumière au front,
Vif comme le soleil qu'un fleuve ardent charrie,
Préfère aux voluptés, qui toujours se défont,
703. Anna de Noailles. La grande guerre. 2/17
L'avenir
- O beauté de la terre, ô fête des colombes,
Assentiment volant du sol aux cieux ouverts,
Quand la France criera, pour que les armes tombent:
"Mon cœur a déclaré la paix à l'univers!"
O Paix, ô saint azur, ô branche de l'olive,
O doux banquet du monde où s'assoit Michelet,
Voici que le printemps des nations arrive
Comme si l'ample amour de Hugo l'appelait!
- Victoire généreuse aux ailes innocentes,
Réjouis de tes cris les justes Nations,
Et que l'on voie bondir, sur ta gorge qui chante,
Les muscles enivrés de l'exaltation!
De l'exaltation pour le rêve et la vie,
Pour la joie et les jeux dans les libres cités,
Pour la multiple ardeur de lents loisirs suivie,
Pour le visage ovale et moite de l'Eté!
Qu'une foule éblouie à ton appel réponde,
Qu'on pleure d'allégresse, et que notre âme soit
De l'éternel azur et du milieu du monde,
Et sente étinceler tout l'univers en soi!
- O Terre, que les dieux nous ont faite si belle!
Qui portez mollement, dans le matin rosé,
Les Monts Euganéens dont l'orgueil bleu ruisselle,
La Grèce, où le talon de Vénus s'est posé,
La Grèce, où le talon de Vénus s'est posé,
Qui portez les bosquets des Eaux-douces d'Asie,
Les Iles, que leur chaud feuillage fait plier,
Le corps dansant et doux de l'ivre Andalousie
Qui rit et luit, debout dans ses divins souliers,
Qui portez les jardins penchants de la Touraine,
L'Ile-de-France heureuse, et Paris vigilant
Qui soupire et rugit pour toute peine humaine
Comme un lion de qui l'on tourmente les flancs,
O Terre, que partout l'amour enfin se pose !
Que tous les continents aient un même souhait,
Comme trente parfums font une seule rose,
Comme chaque rameau fait la verdeur de Mai.
Que chacun ait un fruit de la terre promise,
Et que dans l'air neigeux les dômes de Moscou
Aient la fierté dorée et libre de Venise,
Qui de joug n'a gardé que des perles au cou!
Que les soldats sacrés, qu'Achille, qu'Alexandre,
Voyant comme il fait sombre et triste chez les morts,
Disent: "Louez la vie et pleurez sur la cendre!
Hélas! ne plus vous voir, Soleil! Œil du jour d'or!"
- Émouvante bonté, touchant désir de plaire
Qu'auront, d'un bord du monde à l'autre, tous les cœurs,
Quand amoureux d'un rêve immense et populaire
Les héros ne seront que de douleurs vainqueurs!
Puissance de la voix lyrique, tu pénètres
L'ombre où l'homme respire un air étroit et noir,
Et tu feras jaillir, dans toutes les fenêtres,
La lumière, que Goethe, en mourant, voulait voir!
Et, puisque dans l'élan des juvéniles forces
L'homme reste un guerrier, un chasseur irrité,
Que son ardente sève, en déchirant l'écorce,
Brûle dans la musique et dans la volupté !
Les temps seront alors justes comme une fable,
Déjà des chants joyeux montent dans l'air serein,
Et voici que verdit la forêt innombrable
Dont chaque feuille mord un peu d'azur divin!
- Ah! que, les yeux fermés, tout être se souvienne
De sa naïve enfance et des matins légers,
Du cercle de rosiers où des abeilles viennent,
Des groseilliers luisant au centre du verger.
Que sentant comme il est auguste et doux de vivre,
Comme le temps est court pour servir la beauté,
Comme chaque journée à nouveau nous enivre,
Il dise: "Je le crois, voici la Vérité:
La Vérité, c'est vous, paix des plaines fécondes,
C'est vous, calme Justice au front lucide et pur,
C'est vous divin Soleil, Penseur ailé du monde,
Qui, rompant vos liens, bondissez dans l'azur!...
14 juillet 1919
Des hommes vont passer sous l'arche triomphale
Qui semble un cri de pierre entr'ouvert sur l'azur;
Forts comme les torrents, fiers comme la rafale,
Ils vont, ceux dont le bras fut agissant mais pur.
Pour conquérir le droit de traverser la pierre
Qui, comme la Mer
Rouge, a relevé deux bords,
Ces grands prédestinés ont fixé leurs paupières
Quatre ans, placidement, sur l'angoisse et la mort.
Ils ont lutté sachant que chaque moment tue,
Que les combattants n'ont ni vœux ni lendemains;
Mais, cédant l'éphémère à ce qui perpétue,
Ces âmes se léguaient à l'avenir humain.
La nation que seul l'honneur pouvait convaincre
Avait de ses vivants fait deux sublimes parts:
Ceux qui devaient mourir et ceux qui devaient vaincre,
Et voici les vainqueurs; - leur surprenant regard
N'est pas le seul reflet de l'âme satisfaite
Qui connut les travaux indicibles, et vient
A cette heure de joie et de douleur parfaites
Recueillir un laurier dont l'éther se souvient!
Un sensible ouragan s'épand sur ces visages,
On sent vivre sur eux d'invisibles secrets,
Ils semblent tout couverts de profonds paysages:
Celui qui les vit naître et ceux où l'on mourait.
La France est tout entière au creux de ces épaules
Qui l'ont portée ainsi qu'un joug ferme et serein:
La terre de l'olive et la terre des saules,
Les baumes de la Loire et les torrents du Rhin,
La plaine où la chaleur exalte le genièvre,
Les monts où les sapins font un ciel résineux,
Ont envahi leurs fronts, leurs genoux et leurs lèvres:
C'est la France et ses morts qui respirent sur eux!
C'est la France et ses morts qui s'avance et qui passe
Sous l'Arc qui vient restreindre un sort illimité,
Mais la gloire et les pleurs vont rejoindre l'espace
702. Anna de Noailles. La grande guerre. 3/17
Héroïsme
Mourir de maladie c'est mourir chez les morts,
C'est avoir vu s'enfuir la moitié de son âme,
C'est implorer en vain le Destin qui réclame,
Mais ceux qui pleins d'un net et bondissant ressort
Acceptent hardiment le rendez-vous suprême
Et tendent sans trembler leur main à l'autre bord,
Connaissent la fierté de mourir quand on aime,
Portés par le divin au-dessus de l'effort...
- Heureux ceux qui, frappés au moment qu'ils agissent,
Ont franchi d'un seul pas les regrets et la peur,
Et qui, loin de la morne et trainante torpeur,
Sont morts pour la Patrie et morts pour la Justice;
- Pour la calme
Justice au cœur plein de bonté,
Compagne de l'esprit et sa grande exigence!
La Justice au bras fort mais jamais irrité,
Et qui, laissant glisser nonchalamment la lance
Dont le lys déchirant ombrageait sa clarté,
Équilibre sa pure et prudente balance
Par le poids de l'amour et de l'intelligence!
La paix
Le déluge a cessé; des humains s'interpellent,
L'on compte les vivants. Sur le globe étonné
Un antique bonheur soudain semble être né:
La Paix! Nul ne savait comment cette infidèle
Reviendrait occuper, dans l'espace surpris,
Son univers brisé. Que d'espoirs autour d'elle!
Mais un fardeau songeur accable mon esprit:
701. Anna de Noailles. La grande guerre. 4/17
Dans le ciel écumant...
Dans le ciel écumant d'azur et de moiteur,
Où timides encor, pleines d'étonnement,
Les faibles voix d'oiseaux sont un bourgeonnement
Qui s'apparente avec les feuilles mi-ouvertes
Confiant sur les rameaux comme des bulles vertes,
J'entends rêver la paix active du printemps.
Tout s'empresse, s'émeut, croit d'instant en instant.
Le parfum d'un rosier, comme une confidence,
Exhale par bouffée un charme qui soupire;
Ce languissant parfum s'épuise et recommence:
La rose du rosier comme un être respire...
- Innocence, douceur, simplicité des choses,
Pacifique destin de l'ombrage et des roses,
Vous pour qui le soleil accourt sur les chemins,
Faut-il que la bataille, en son aveugle rage,
Entasse sans pitié, ensanglante et saccage,
Ainsi qu'une furie aux meurtrières mains,
Des moissons de regards et
des bouquets humains ?
Les jeunes ombres
Soir de juillet limpide, où nage
La nerveuse et brusque hirondelle,
Tranquillité du paysage
Où le large soleil ruisselle,
Ciel d'azur et de mirabelles,
Qu'avez-vous fait de leurs visages ?
Du visage des jeunes morts
Dissous dans vos fluidités?
De ces beaux morts qui sont montés
Par les fermes et fins ressorts
Du vif printemps et des étés,
Dans les feuillages frais et forts
De la terrestre éternité ?
Agile et scintillante sève
Dont la Nature est composée,
Qu'avez-vous fait de tous ces rêves
Qui se bercent et se soulèvent
Et se déposent en rosée
Dans l'ombre froide et reposée ?
Ces morts sont la pulpe du jour,
Ils sont les vignes et les blés,
Leurs saints ossements assemblés
Ont, par un végétal détour,
Comblé l'espace immaculé.
- Mais le terrible et doux amour
Que proclame tout l'univers,
Le désir jubilant et sourd,
Les sanglots dans les bras ouverts,
Le plaisir de pleurs et de feu,
Ces grands instants victorieux
Qu'aucune autre gloire n'atteint,
Où l'homme s'égale au Destin,
Et de son être fait jaillir
Le puissant et vague avenir,
Qui les rendra aux morts sans nombre ?
- Qui vous les rendra, tristes ombres,
Vous dont la multiple unité
700.. Anna de Noailles. La grande guerre. 5/17
Victoire aux calmes yeux...
Victoire aux calmes yeux qui combats pour les justes,
Toi dont la main roidie a traversé l'enfer,
Malgré le sang versé, malgré les maux souffert
Par les corps épuisés que tu prenais robustes,
Malgré le persistant murmure des chemins
Où la douleur puissante en tous les points s'incruste,
Je te proclamerais divine, sainte, auguste,
Si je ne voyais pas dans ta seconde main,
Comme un lourd médaillier à jamais sombre et fruste,
Le grand effacement des visages humains...
Le meurtrier
"Je ne reconnais pas d'autre supériorité que la Bonté."
Beethoven.
Prince, pour étancher votre soif de la gloire,
Vous avez fait creuser, par vos peuples vassaux,
Un puits large et profond où verser à pleins seaux
Une gluante, pourpre et bouillonnante moire.
Penchez-vous, s'il se peut, sans râle et sans sursaut,
Sur ce gouffre, et laissez frémir votre mémoire...
Vos nations étaient un orgueilleux faisceau,
Ferme, joint, sur lequel, rouge et noir, votre sceau
Brillait comme un anneau nuptial et pudique.
Quelque chose chez vous flamboyait, pur, unique:
La Musique! ô Destin! vous aviez la Musique!
La Musique: Prêtrise et bénédiction,
Émissaire envolé qui va jusqu'aux étoiles,
Nef qui bondit, avec Dieu soufflant dans les voiles!
Musique: Délivrance et suffocation,
Clameur sanctifiée, unanime supplique,
Pardon, salut, amour!
Vous aviez la Musique!
Et de ces grandes voix qui s'obstinaient chez vous,
Qui transportaient au loin vos sonores frontières,
Par qui vos durs aïeux pouvaient sembler absous,
De ces voix tour à tour tendres, saintes, altières,
Vous avez fait, - sinistre instrument du hasard,
Des fantômes voilés et couronnés d'épines,
Qui ne chanteront pas cependant qu'on assassine...
- O Schumann, Beethoven, Haendel, Schubert, Mozart,
Océan soulevé par le bleu clair de lune,
Évaporation des âmes, soirs, lagunes,
Foules sur les sommets, sources dans le désert,
Vous guidiez vers la nue en habitant l'éther!
Quand vos cris somptueux s'épandaient sur nos rêves,
Quand on montait vers vous comme le blé qui lève,
On saluait un peu l'Allemagne, on pensait:
Puisque le plus divin des anges, Dieu le sait,
A choisi pour séjour leurs nébuleuses rives,
Il faudra que le temps de la douceur arrive;
La nation sera par ses musiciens
Sauvée. Ainsi Jésus voulut prendre pour sien
Le peuple qu'il savait désigné pour la faute,
Afin que chaque juif eût en lui, - comme un hôte
Qui dans l'ombre maintient l'orgueil et la clarté,
Cette auguste, sublime et blanche parenté !
Mais l'homme qui sous lui presse la Germanie
Se détourne s'il voit pleurer les Symphonies...
- Ainsi, quand dans les soirs de Weimar, doux et lourds,
Beethoven près de Goethe entendait le tambour
Qui précède le prince et son cortège en fête,
Quand, lâchant tout à coup l'épaule du poète
Qui s'avançait, ployant, auprès du souverain,
Il poussait plus avant son chapeau sur sa tête
Et murmurait: " C'est moi le souffle et la conquête,
Le roi n'est que du vent dans mon pipeau d'airain,
Il prend la nation lorsque nous l'avons faite!"
C'est qu'il avait prévu, avec un sûr effroi,
Qu'un jour le Chant serait offensé par un roi...
- Cet automne où je songe au fond d'un vallon basque,
Je vois, dans la maison que j'habite, son masque;
Sa bouche détendue a comme un grand dégoût
D'avoir su que ce crime encor viendrait de vous!
Il reposait enfin ce martyr, et les astres
Mêlaient à l'harmonie, aux mouvements des cieux,
Les volutes sans fin de son cœur anxieux.
" Je n'aime, avait-il dit, que la bonté !" Désastre,
Épouvante, stupeur, tout s'écroule ! Le sol
Est épaissi de sang! Sait-il, ce rossignol,
Ce dieu de "l'Héroïque" et de la "pastorale",
Pourquoi les vergers ont une odeur sépulcrale,
Pourquoi le clair de lune est cette nuit voilé
Par de rouges lueurs ? Pourquoi l'air est brûlé ?
Pourquoi ce bruit tonnant ? Pourquoi les cathédrales,
Où la Musique trône à la droite de Dieu,
S'arrachent en fusée et remontent aux cieux ?
Dans l'empire allemand, désormais, quel silence !
Les morts qui furent grands sont des juges. Ils ont
Le droit de refuser d'indicibles affronts,
Et je les ai vus tous incliner vers la France.
La pâleur d'outre-tombe a rougi sur leur front.
Ceux qui portaient la lyre et ceux qui chantaient l'ode
Ont entrepris le juste et le suprême exode
Hors des âpres combats, cruels et sans honneur.
Par les coteaux sanglants, les fleuves, les hauteurs,
Ils s'en vont. L'Allemagne oscille sous son trône.
La France déchirée a, dans ses flancs ouverts,
L'avenir plein d'amour, d'espoir, de lauriers verts.
Et Goethe a rencontré sous l'ombrage des aulnes,
Dont les voix lui versaient un frisson triste et fort,
- Car le crime guerrier est vaste, et se prolonge
Des chemins de la terre à la ligne du songe -
699. Anna de Noailles. La grande guerre. 6/17
Le départ
"Quand la Liberté vous appelle
Sachez vaincre ou sachez mourir."
On les voyait partir, se plaçant dans l'Histoire,
Régiments déliés, Alphabet des Victoires,
Stances au pas rythmé d'un poème éternel...
Leur calme résolu, grave et noble, était tel
Qu'on n'eût pu deviner à leur marche affermie
S'ils partaient pour un jour ou pour l'heure infinie.
Ainsi vont les soldats pleins d'un même génie...
Mais dès qu'ils ont touché le sol d'Alsace, - quand
Ils ont vu s'élancer tous les ruisseaux fringants
Qui venaient accueillir et porter les nouvelles,
Quand l'été flamboyant gisant sur les airelles,
Quand le galop léger du vent dans les forêts,
Quand enfin l'inquiet et l'unanime apprêt
D'un pays enchaîné hélant sa délivrance
Eut troublé ces soldats qui prolongeaient la France,
Oubliant qu'ils étaient d'abord obéissants,
Ils bondirent, jetant comme un cadeau leur sang!
- Quel appel, quel aimant mystérieux, quel ordre
Vainquit leur discipline, inspira leur désordre,
D'où battait ce lointain, vague et puissant tambour ?
- C'est que Rapp à Colmar et Kléber à Strasbourg,
Kellermann à Valmy, Fabert à Metz, et blême
De n'avoir pu sauver tout son pays lui-même,
Ney, qui voulait sur soi engloutir les combats,
Desaix, Marceau, Lassalle, - et vous aussi, Lebas,
Et Saint-Just, vous aussi! - ô fiers énergumènes
Dont les plumets flambants sont pris chez le fripier,
Qui déchaussiez la nuit l'étranger qu'on amène,
Pour que la jeune armée eût des souliers aux pieds, -
C'est que tous les aïeux s'éveillant dans les plaines
Entonnèrent un chant, longuement épié!
C'est que, debout, dressés dans leur forte espérance,
Ces héros offensés qui rêvaient à la France
Sur le socle de bronze où le temps met les dieux,
Leur firent signe avec la fixité des yeux!
Soldats de dix-neuf cent quatorze, à quelle porte
Se ruait votre alerte et fougueuse cohorte?
- C'est que vous vouliez faire, ô hurlants rossignols,
Rentrer dans la maison d'où s'élança son vol,
La Marseillaise en feu, qu'un soir Rouget de Lisle
Fit du bord d'un clavier s'épancher sur la ville;
C'est que cette indomptée, aux bras tendus en arc,
Est, les cheveux au vent, la sœur de Jeanne d'Arc;
C'est que le Rhin, sur qui des siècles se suspendent,
O soldats de l'An deux, souhaitait qu'on entende,
Déchaîné par les cris, par les bras écartés,
L'ouragan de la Paix et de la Liberté!
Entre les tombeaux et les astres
Il faut parler aux morts, ils n'ont pas eu le temps,
Ces radieux garçons abattus à vingt ans,
De boire à la suave, à la cruelle vie,
Il faut parler auprès de leurs profonds berceaux:
Peut-être les tombeaux ne sont pas sans envie.
Dans l'éternel loisir des forêts et des eaux
Leur jeunesse sans fin attend, inassouvie.
Ces héros enfantins en qui l'homme naissait
Soupirent dans l'espace un dolent "Je ne sais..."
"Je ne sais, - disent-ils, - quels sont ces bruits qui tonnent
La terre est-elle encore en proie au mal guerrier ?
Ici tout est paisible, et dans le bois bourgeonne
Le tiède hiver de Février !
Il n'est pas de douleur pour nous, notre âme nue
Flotte liquidement à l'entour du soleil.
Nous sommes morts; pourtant le monde continue.
L'univers reste-t-il pareil ?
Nous entendons des voix terrestres qui nous nomment;
On nous appelle saints, bienheureux, purs et forts.
Pourtant nos sens se sont évanouis. Les hommes
Ont donc le souvenir des morts?
Il semble que des fronts, des prières, des larmes
S'élèvent dans les cieux vers nos molles cités.
Nous étions des enfants endormis sous les armes;
D'où nous vient notre éternité?
Peut-être que la mort hardie et militaire
Est un don véhément qu'on ne fait pas en vain.
Sommes-nous à jamais le dôme de la terre
Et les ressuscités divins ?
Est-ce à cause de nous que l'espace s'imprègne
D'un éther plus fougueux, plus lucide et plus fier ?
Nous sommes immortels, se peut-il qu'on nous plaigne,
Nous n'étions que vivants hier !
Le glacial printemps, pétillant et bleuâtre,
S'élance du cristal léger de notre sang.
Tout ce qui fut demeure; ô vie opiniâtre
Combien les morts sont agissants!
Et pourtant une aride et tendre convoitise
Vient troubler l'allégresse alerte de nos jours,
Nous n'avons pas, avant que le Destin nous brise,
Connu la douleur de l'amour.
Nous n'avons pas connu ce qu'enseignent les livres:
Ces détresses, ces pleurs, ces suffocations.
N'est-ce pas pour souffrir qu'il est joyeux de vivre ?
Ah!
parlez-nous des passions !
Quel est donc ce danger qu'un jeune mort élude ?
Suave inconnaissance, et qui nous fait languir !
Les morts ont, de l'amour, l'immense plénitude,
Mais les
vivants ont le désir..."
Ainsi parlent les voix des sources et des sèves,
Le feuillage chantant de la forêt, les fruits
Bourdonnants de soleil, la colline où s'élève
Le village
qui fut détruit.
Ainsi parlent entre eux les astres lents qui songent:
Moines autour du puits de la lune rêvant,
Et le parfum des nuits qui se berce et s'allonge
Dans les
hamacs légers des vents !
- O morts, nous répondrons à vos voix qui tressaillent;
Avancez vers nos cœurs vos invisibles mains,
Voici, pour célébrer vos grandes fiançailles,
Toutes les
filles des humains !
Les yeux toujours levés, l'âme habitant l'espace,
Le peuple féminin, comme un peuple d'oiseaux,
Fendra la noble nue où jamais ne s'effacent
Les
exploits jaillis de vos os!
Quel homme arrêterait ces hautes hirondelles
Et les saurait tenir sous un joug assez sûr;
Elles s'échapperont, adroites infidèles,
Et vous
rejoindront dans l'azur!
Vous serez leur époux épars et tutélaire,
Et seul votre ample amour ne sera point trahi,
Car tout vivant délaisse un autre sur la terre
En se tournant
vers l'infini!...
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