Aux soldats de 1917
Les vers que l'on écrit en songeant aux batailles
Tremblent
de se sentir hardis.
Que peut le faible chant dont mon âme tressaille,
Puisque
les soldats ont tout dit ?
Puisqu'ils ont ajouté, ces dompteurs infaillibles
Du danger,
de l'ennui, du temps,
A leurs actes brûlants, à leur âme visible,
Des cris
stoïques ou content !
Puisqu'ils ont simplement, et comme l'on respire,
Connu le
sublime et l'affreux,
Quelle voix au lointain oserait les traduire ?
L'on n'est
rien si l'on n'est pas eux.
Puissent-ils, ces ardents remueurs de la terre,
Que leur cœur
devrait étonner,
Entendre fièrement, quand nous parlons, se taire
Notre
grand amour prosterné!
- O soldats patients, sérieux, sans emphase,
Qui contemplez
votre labeur,
Concevez que la vaine activité des phrases
Nous confonde et
nous fasse peur !
Concevez que, vraiment timide, on considère
Vos beaux
visages rembrunis,
Où la pluie a frappé, où le soleil adhère,
Où s'est répandu
l'infini !
Concevez, qu'ébloui, on se dise: "Ces hommes
Sont l'espace et sont
les saisons;
Et, pourtant, ils étaient jadis comme nous sommes:
Leur désir,
leurs vœux, leur raison
Inclinaient vers la claire et spacieuse vie,
Vers l'amour, la
paix, le bonheur;
Mais l'offense est venue, ils n'ont plus eu envie
Que d'être têtus
et vainqueurs !
Les voilà dans le sol, debout, et côte à côte
Plantés comme
des peupliers;
La terre indifférente a senti par ses hôtes
Un rêve immense
s'éveiller,
Ils sont là, longuement, sous le climat terrible
Qu'est devenu le noble
éther;
Le feu, l'acier mortel, les hululements criblent
L'antique silence de
l'air.
La Nature ignorante ajoute à ce vacarme
Sa pluie ou ses
cuisants soleils;
Ils sont là, sans répit, sans refus, sous leurs armes,
Et depuis trois ans si
pareils
Que l'on pourrait penser qu'une forêt vivante,
Bleuâtre, animée et sans
fin,
A surgi des sillons, et que le sol se vante
D'avoir pour sève un sang
divin!
Ils ont vingt ans. C'est l'âge ébloui et sublime
Où l'être dans l'azur est
pris.
Ces corps adolescents ignorent nos abîmes:
Ils font la guerre avec
l'esprit!
Hélas! Ils font la guerre inique avec leurs ailes,
Ces anges aux yeux sérieux!
Quand leur âme voit tout s'ébranler autour d'elle,
Ils ont la sûreté des cieux !
Mais nous ne savons pas, nul ne saura, leur mère
Elle-même ne saura point
Parfois quelle tristesse, hélas ! quelle eau amère
Vient noyer leur cœur ferme
et joint.
Jamais nous ne saurons ce que vraiment ils pensent,
Tout seuls, chacun seul avec
soi,
Quand ils goûtent, chacun tout seul, dans le silence,
Ce qui peine et ce qui
déçoit !
- C'est à votre secret, que vos cœurs nous refusent,
A ces grands cris que vous
taisez,
Que j'adresse aujourd'hui, maladroite et confuse,
Cet humble hommage malaisé.
Laissez que le poète, empli de sa faiblesse,
Et qui n'est rien, n'étant
pas vous,
Vous dise: Je m'unis à tout ce qui vous blesse,
Je fais le guet à vos
genoux.
Mains jointes, je m'unis à ces douleurs passives
Que jamais vous ne laissez
voir;
Je veille à vos côtés au Jardin des olives,
Je goûte à votre fiel, ce
soir.
Je ne peux pas mêler ma voix à votre gloire,
A vos divins renoncements:
Hommes éblouissants qui montez dans l'Histoire,
Je vous contemple
seulement !...
Pauvre âme, tu gémis...
Pauvre âme, tu gémis ! Oui, la guerre interpose
Entre la nue et toi ses sanglantes cloisons.
La bonté, dans les cieux, fait une immense pause;
Le monde est obscurci d'une épaisse saison.
Et pourtant, à travers l'humaine déraison,
L'Amour, épars et sûr, respire en toutes choses !
Où veux-tu qu'il ait fui, lui, l'être universel,
Lui, saturation et principe des mondes,
Lui, joint à tout humain comme la mer au sel,
Agitateur divin qui transforme et qui fonde,
Et qui, de corps en corps, fait le souffle éternel ?
Attends! quelle que soit l'inique destinée
Qui, de ces beaux vivants, fit des milliers de morts,
L'éther débordera de claires matinées,
Les fleurs se dissoudront en odorants transports:
L'amour, c'est l'infini, l'air, l'espace, le temps;
Songe à cela, pauvre âme, espère, endure, attends...