Roger NIMIER, romancier, critique littéraire et scénariste français (1925-1962), disciple de Giraudoux et de Cocteau.
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On ferait tout un cahier des éloges qui furent écrits sur la belle comtesse de Noailles. Elle fut la femme la plus célèbre d’une époque dont Sarah Bernhardt était la tragédienne, D’Annunzio, l’écrivain et Bergson le penseur. André Gide a constaté " Sur son berceau toutes les fées s’étaient penchées. Elle avait tout pour elle : nom, fortune, beauté ; mieux encore : grâce exquise faite d’abandon, de défaillance, de sursaut d’une fureur sacrée ; il suffisait de l’entendre parler quelques instants pour comprendre qu’un étrange génie l’habitait qui ne lui permettait à jamais plus d’être modeste, ni de se taire ; oui, de faire silence en elle, parfois." Cette œuvre même, l’excellente anthologie de Marcel Béalu nous invite à la regarder avec des yeux nouveaux. Sans doute Marie Noël est-elle plus touchante, Louise de Vilmorin plus fraîche et plus tendre, Catherine Pozzi plus rigoureuse ; il n’en reste pas moins qu’Anna de Noailles pourrait nous servir à définir la poésie féminine, si ce monstre existe, avec ses cheveux en forme de serpents alexandrins, ses douze ailes, ses trois queues de dragon, et son œil plus grand que sa tête. Et puis il y a ce prestige qui reste accroché au nom de la comtesse et qui fait encore pleurer François Mauriac, comme il avait ému Marcel Proust.
Gide disait beaucoup en regrettant qu’elle fût incapable de faire silence en elle. Ses vers nous paraissent doublement bruyants : par leur mouvement et leur sonorité, d’abord, et aussi par l’impression qu’ils nous donnent au moment où nous les lisons, qu’une dame se frappe énergiquement la poitrine et se traîne à nos pieds, en nous les récitant d’une voix pâmée et nasillarde, qui pourrait être celle de Sarah Bernhardt. Ce qu’il y a de charnel chez Anna de Noailles nous semble d’une ivresse assez limitée. Et puisqu’elle n’est pas faite pour la discrétion, nous voudrions la trouver, non pas plus véhémente mais plus brûlante encore et telle que Louise Labbé savait l’être. Elle célébrait le "cœur innombrable", les forces de l’univers. Tandis qu’Henri Bergson racontait l’évolution créatrice dans un agréable roman-feuilleton qui fut quelque temps estimé en Sorbonne, elle tentait de se fondre à la nature. Ce qui nous donne Le Verger, dont voici deux strophes :
Mon cœur indifférent et doux aura la pente
Du feuillage flexible et plat des haricots
Sur qui l’eau de la nuit se dépose et serpente
Et coule sans troubler son rêve et son repos.[…]
Et ce sera très bon et très juste de croire
Que mes yeux ondoyants sont à ce lin pareils,
Et que mon cœur, ardent et lourd, est cette poire
Qui mûrit doucement sa pelure au soleil.
Evidemment, nous sommes loin de la Voie lactée ou de Dionysos : c’est une extase de jardinier, qui aurait fait pleurer l’abbé Delille. Anna de Noailles s’appliqua beaucoup à chanter l’amour. Là encore, nous avons grand-peine à la suivre dans ses débordements rythmiques. Dès qu’elle se lance dans l’espace, invoque la volupté qui éclaire le monde ou la jeunesse éternelle, une très sage envie nous prend de fermer les yeux. Cette belle et fraîche jeune femme manquait de vigueur pour prendre les dieux par la main. Nous la préférons dans son testament spirituel, quand elle dit :
Je vous laisse le clair soleil de mon visage
Ses millions de rais
Et mon cœur faible et doux, qui eut tant de courage
Pour ce qu’il désirait.
Je vous laisse ce cœur et toute son histoire,
Et sa douceur de lin,
Et l’aube de ma joue, et la nuit bleue et noire
Dont mes cheveux sont pleins".
C’est de la poésie pour jeunes filles, qui n’est pas sans charme. (Un seul malheur : elle croyait écrire pour les jeunes gens.) Il est classique de distinguer deux aspects chez la plupart des poètes. Il y a le Valéry philosophe et celui des "Pas" et de "l'Ode secrète". Il y a le Victor Hugo épique et celui qui siffle entre ses doigts. Nous avons tendance, aujourd’hui, à détester les éclats de voix poétiques. C’est pourquoi Anna de Noailles est très loin de nous. Nous avons peine à penser qu’elle mourut en 1933 et qu’elle aurait pu connaître Michaux, Prévert ou Audiberti. Au contraire nous avons le sentiment qu’elle est la contemporaine de Leconte de Lisle, que Vigny l’a aimée, que Fernand Gregh l’a fait sauter sur ses genoux quand elle était petite...
"Je ne souffrirai plus, je ne penserai plus", écrit-elle encore, mais nous ne sommes pas certain qu’elle ait jamais pensé. Ce n’était pas non plus son affaire. Son métier était de ressembler à une femme célèbre. Charles Du Bos a écrit un livre intitulé : "La Comtesse de Noailles ou le Climat du génie". Elle pouvait donner cette illusion et après tout, montrer du génie dans ses battements de paupières. La plupart des lecteurs préfèrent les paroles aux mots imprimés. Ils s’exaltent aisément sur le compte de ces étranges personnes, bavardes, vaniteuses, flatteuses, jacassantes, comme il en naît deux ou trois tous les siècles : "Que n’a-t-elle écrit les choses qu’elle a dites et qu’elle n’estimait pas dignes de son orgueil".(Cocteau.)
Avec le temps, une conspiration du respect s’ajoute à ces premiers enthousiasmes. La personne élue devient une figure nationale et quitte absolument la littérature pour le Panthéon. Quand la gloire de Proust éclata, Anna de Noailles fut confondue. Pourquoi faisait-on si grand cas de ce vieux jeune homme ? Elle mourut en tout cas sans être détrompée sur son génie. Il est certain qu’à l’heure présente, elle raconte aux enfers que sa gloire n’a pas bougé et que plusieurs jeunes gens se tuent d’amour pour elle, chaque année.
Roger Nimier. Journées de lecture II. NRF mars 1995
25/02/2012
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