15/04/2010

109. Jean Cocteau évoque Anna de Noailles


Rien ne prouvera donc aux intellectuels que la comtesse Anna de Noailles soit un très grand poète, car la toute mystérieuse sexualité dont je parle n'est pas le fait d'un milieu qui confond avec du brio ce qui brille et pour lequel un certain ennui semble être le signe de sérieux et le privilège de chef-d'œuvre. Après une gloire que peu de personnes vivantes connurent, la comtesse de Noailles tomba brutalement dans la fosse commune où la gloire, qui est femme, abandonne les cendres de ceux qui ont trop voulu se faire aimer d'elle. […]
Pauvre et merveilleuse Anna, elle ferait sans doute fort étonnée d'apprendre la révision de son procès entreprise par un poète dont les incartades lui paraissaient néfastes et, en outre, que cet anarchiste incorrigible occuperait un jour le fauteuil illustré par elle et par Mme Colette à l'Académie royale de Belgique.[…] Un soir de novembre 1918, j'entendis Joseph Reinach dire à la comtesse : « Il existe en France trois miracles : Jeanne d'Arc, la Marne et vous ». Moréas la surnommait l'abeille de l'Hymette. Quelle jeune femme ne s'enfiévrerait de tels éloges ! Roumaine par les Brancovan, grecque par les Musurus, portant un des noms les plus représentatifs de l'aristocratie française, sanctifiée déjà, petite-fille, au bord du lac de Genève par l'extase d'une mère, pianiste virtuose, la comtesse se laissa glisser sur la pente où j'eusse continué de glisser moi-même si je ne m'étais aperçu à temps que ma glissade était une chute vertigineuse. Cette chute se termine fort mal pour ceux qui refusent la porte étroite et se laissent pousser par les flatteurs. [...]
La comtesse adorait cette éloquence à laquelle Verlaine conseille de tordre le cou. Il arrivait à l'oraculeuse sibylle de tomber dans le bavardage et je l'ai vue, à table, boire de la main droite et agiter la main gauche afin que les convives ne lui enlèvent pas le crachoir. […] La comtesse se bouchait les oreilles à ce qui n'était pas fanfare. Comme les charmantes rainettes, dont elle avait les mains étoilées, la taille fine et la gorge palpitante, elle ne résistait pas au rouge. […] Le prodige de la comtesse qui faisait Léon-Paul Fargue s'écrier : « La mâtine ! Elle a encore tiré dans le mille ! »,
C’est lorsque, sans directives et sans contrôle, l'expiration, prise pour inspiration elle se mettait à vaincre des couches de matières mortes, à jaillir comme la flèche du Zen, seule consciente du but. Elle estimait qu'en tirant à l'aveuglette, il y a des chances pour que quelques balles atteignent la cible. On regrette que ces balles chanceuses soient des balles perdues, et que pour sauver certaines strophes il faille en abandonner d'autres. Sans doute se référait-elle à l'exemple torrentiel d’Hugo.
C'est alors qu'il ne s'agissait plus de fleurs qui rêvent de finir dans des vases, ni de ce délire que la comtesse confondait avec le sublime. Brusquement, sa foudre invente de surprenantes audaces, sa flèche quitte l'arc, traverse des désordres, frôle la catastrophe et se plante dans la pomme, sur la tète du fils Tell.

108. Emmanuel Berl évoque Anna de Noailles

Quand je l'ai connue, en effet, j'avais 17 ans et elle 35. Mais les années de gloire comptent double; la sienne était née avec l’exposition universelle, contemporaine du pont Alexandre III. 0n m'avait enseigné qu'elle était un poète de génie en même temps qu'on me l'enseignait de Vigny et de Lamartine. Elle concevait et me faisait imaginer la gloire comme un voile doré, pareil aux voiles blancs des premières communiantes et des mariées. L'éclat de ses yeux violets, de ses cheveux noir-corbeau, de son visage clair, de ses dents resplendissantes, je ne l'apercevais qu'à travers cette mousseline diaprée.[...]
Paris était encore assez petit et assez structuré pour qu'on puisse y être consacré, du jour au lendemain, grand poète, par un nombre assez restreint de personnes, mais qui suffisait. C'avait été le cas de Byron cent ans plus tôt, ç'avait été, avec « Le cœur innombrable » celui d'Anna de Noailles. Un tel phénomène serait impossible aujourd'hui où les moyens de diffusion, écrasants, ramènent à un commun dénominateur de notoriété les poétesses et les speakerines.
Mais la gloire effrayait davantage quand elle gardait son caractère initiatique : je n'aurais sans doute pas osé voir, entendre Mme de Noailles, m'asseoir au pied de ce lit dont elle faisait le trépied de la Pythie, si je n'avais dû ce privilège immérité à mon cousin Henri Franck, ou, plus exactement, à sa mémoire. Mme de Noailles l'avait beaucoup aimé, beaucoup pleuré : elle mesurait la tendresse sans limite et l'admiration éperdue que j'avais pour lui […]
Elle a dit son souci - constant - de plaire aux morts. Elle n'aurait certainement pas fait pour moi, si mon cousin avait vécu, ce qu'elle fit par révolte contre l'injuste frustration dont il lui paraissait victime. Je suis, après plus de cinquante années, confus qu'elle ait poussé envers moi la bonté jusqu'à vouloir que je l'accompagne à Munich entendre Wagner, à permettre que je la rejoigne à Lausanne, et même, à venir me chercher à Evian, pour m'emmener chez elle, à Amphion.
Cette bienveillance m'inspire moins de gratitude encore que d'admiration pour sa générosité et pour sa piété.[…] Je pense qu'elle croyait sincèrement n'avoir pas le droit de se taire. Il lui semblait qu'à travers elle passait quelque chose qu'elle avait à transmettre, non pas à contrôler, qu'elle ne pouvait retenir sans péché.
Au début, quand je me figurais encore, avec une étrange naïveté, qu'il fallait répondre, si elle me questionnait, j'ai essayé de lui faire lire Fénelon, de lui rapporter qu'il disait d'une de ses pénitentes : « Comment voulez-vous que Dieu me parle, quand vous faites tant de bruit ? » Elle n'en croyait rien. Je me rappelle qu'à la mort de son ami Henri Gans, elle me montrait la chaise longue, posée entre son lit et sa fenêtre, et me disait : « Il venait là, il était fatigué, il s'étendait, il s'endormait. Et moi, je me taisais », comme si elle avait sacrifié, par un excès de tendresse, quelque chose d'analogue à la vertu, à la pudeur. Pourtant, elle disait aussi : « Dès que je me tais, les vers me viennent».
De fait, son écriture de patineuse nouait ce que dénouaient ses discours. Mais elle qui eût trouvé scandaleux qu'on l'interrompe, trouvait tout simple qu'on interrompe son travail, préférant aux vers les plus beaux le jaillissement qui les produit. […]Elle parlait pieusement de ses ancêtres grecs et à un juif, elle disait : « nos deux races antiques ». De la France, avec qui elle avait cru sceller un second mariage en épousant Mathieu de Noailles et, avec lui, les paysages nobles que son nom rassemble.[…]
Sa piété n'apparaissait pas toujours sous les surcharges de brocarts et de brocards. « Ne prenez donc pas l'air infatué de la femme de ménage qui fait un extra dans une grande maison », lançait-elle soudain à une de ses amies qui venait de. faire un mariage riche. Et aussi, parce que Mme de Noailles était comtesse, et sa mère princesse, que son visage était charmant, qu'elle semblait et était, réellement, comblée.
A Amphion, quand, le poing sous le menton, elle écoutait, immobile, Mme de Brancovan jouer Chopin, quand elle se posait, sur sa chaise longue, au jardin, comme une mouette noire, contemplait le lac, l'herbe, les fleurs - que, certainement, elle n'osait pas toucher - non qu'elle fût maladroite : parfois, elle faisait elle-même ses chapeaux et en était fière - mais parce qu'elle avait appris, et croyait, qu'on ne doit pas toucher les fleurs. Elle redevenait la petite fille sage, prodigieusement apte aux vénérations, qu'elle n'avait pas cessé d'être

http://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Berl

107. Colette évoque Anna de Noailles


Discours de réception de Madame Colette,
successeur de la Comtesse de Noailles à l’Académie Royale de Belgique.


Notre amitié ne fit pas grand bruit. Elle se forma assez tard, presque indépendante de l'admiration que je vouais à la comtesse de Noailles. Vous vous étonnerez peut-être de ne m'entendre, dans mon discours, ni la citer autant que l'envie m'en viendrait, ni ménager à son couvre ces moments de critique courtoise qui renforcent une louange éclairée. Ma part, je ne veux pas qu'elle soit de discuter un poète, d'assigner une dimension, une qualité, à des poèmes dont le moindre a capté pour toujours une parcelle merveilleuse du sensible univers, comme le bloc d'ambre préserve une aile éternelle de mouche, ou la délicate arborescence qui suggère la forêt in- connue. Découvrir, louer Madame de Noailles ?
[...] Je verrais autant d'impertinence à ceci qu'à cela ma part, que je choisis, est la meilleure, celle du peintre, celle d'un certain peintre. Anna de Noailles eut, comme les princes autrefois, ses peintres officiels, de qui la plume et le pinceau se vouèrent aux caractères évidents de sa personne et de son génie.[...] En marge des effigies officielles, une souveraine rencontre toujours un peintre obscur mais épris, ébloui mais fidèle, qui traça pour lui-même un croquis ressemblait, inachevé, respectueux à la fois du modèle et de la vérité.
Ce peintre oublieux du décorum, assez heureux pour avoir surpris en négligé son modèle, pour avoir pu noter la chevelure épandue, le ruban dénoué, la sandale tombée, ce bénéficiaire d'un moment d'abandon ou de frivolité, je voudrais que ce fût moi, je voudrais, comme il arrive, que l’esquisse fit autorité, que l'on vînt sur elle consulter le reflet authentique d'une chevelure morte, le pli du sourire, la ligne creuse qu'effaçaient sur commande les portraitistes d'apparat.
M'y prenant au rebours de ceux qui la célébrèrent, je ne dirai pas « Ce grand poète avait les yeux tour à tour éclatants et voilés, des traits fermement modelés qu'un front inoubliable couronnait, mais je dirai « Dotée d'un front plein de présages, d'un nez à la fine et dure attache orientale, de deux yeux profonds et vastes, Madame de Noailles était donc un grand poète».
Car nous n'échappons pas à notre enveloppe, et nous ne la trahissons qu'au prix de mille peines. Les portraits d'enfant de la princesse Anna de Brancovan attestent qu'elle naquit belle, qu'elle eut toujours des yeux resplendissants, si grands qu'ils débordaient un peu sur la tempe, des lacs d'yeux sans bornes, où buvaient tous les spectacles de l'univers.

source : http://www.centre-colette.com/