06/04/2011

196. "Je ne me réjouis de rien"


Je ne me réjouis de rien, j'ai trop longtemps
Attendu le bonheur qu'enfin ton coeur me donne;
Je ne sais, quand la joie enfin sur moi s'étend,
Si je te remercie ou si je te pardonne...
J'ai gardé la fatigue et la stoïque peur
Du messager antique, entreprenant sa course
Sans savoir s'il mourra de soif ou de chaleur
Avant de rencontrer le platane ou la source.
- Et maintenant ton coeur s'est entr'ouvert au mien,
Tu m'aimes ! Mais il n'est plus temps qu'on me délivre.
Je porte un vague amour, plus grave et plus ancien,
Qui t'avait précédé, et ne peut pas te suivre.

Illustration : le Rhône à sa source (origine non connue)

195. "Le monde intérieur"


Il est des jours encor, où, malgré la sagesse,
Malgré le vœu prudent de rétrécir mon coeur,
Je m'élance, l'esprit gonflé de hardiesse,
Dans l'attirant espace inondé de bonheur !
Je regarde au lointain les arbres, les verdures
Retenir le soleil ou le laisser couler,
Et former ces aspects de calme ou d'aventures
Qui bercent le désir sur un branchage ailé !
Mais quand je tente encor ces célestes conquêtes,
Cette ivre invasion dans le divin azur,
J'entends de toutes parts la nature inquiète,
Me dire: «Tu n'as plus ton vol puissant et sûr.
«Tu es sans foi; va-t’en vers les corps, vers les âmes,
Rien de nous ne peut plus se mêler à ton coeur.
Tu n'es plus cette enfant, libre comme la flamme,
Qui montait comme un jet de bourgeons et d'odeurs !
«Nous fûmes ta maison, ta paix et ton refuge,
Tu n'avais pas, alors, connu le mal humain,
Mais tes pleurs effrénés, plus forts que le déluge,
Ont détruit nos moissons et troublé nos chemins.
«Nous ne serions pour toi qu'un décor taciturne
Qui te fut sans secours dans d'insignes douleurs;
Fuis l'aube vaporeuse et l'étoile nocturne,
Ton désir s'est voué au monde intérieur !
«L'aurore, les matins, les brises, les feuillages,
Les cieux, frais et bombés comme un cloître vivant,
Les cieux qui, même alors que l'été les ravage,
Contiennent la splendeur immobile des vents,
«Tu les verras au bord des visages qui rêvent,
Où la pâleur ressemble à des soleils couchants,
Au fond des yeux, tremblants comme un lac où se lève
L'orchestre des flots bleus, des rames et des chants !
«Tu les recueilleras au creux des mains ouvertes
Où coule en fusion l'or de la volupté,
Il n'est pas d'autre azur, ni d'autres forêts vertes
Que ces embrasements plus fauves que l'été !
«L'amour qui me ressemble et qui n'a pas de rives
Te rendra ces transports, ces transes, ces clartés,
Ces changeantes saisons, riantes ou plaintives,
Qui t'avaient attachée à notre immensité.»
-Et je me sens alors hors du monde, infidèle,
Etrangère aux splendeurs des prés délicieux,
Où le feuillage uni et nuancé rappelle
La multiplicité du regard dans les yeux.
Et je reviens à vous, ardente et monastique,
O Méditation, Archange audacieux,
Ville haute et sans borne, éparse et sans portique,
Où mon coeur violent a le pouvoir de Dieu !


Lausanne, vu des terrasses de l'Hôtel Ermitage à Neuvecelle / Evian

194. "Tendresse"

"La tendresse" par Paul Lancz

J'écoute près de toi la musique, et je vois
Ta bouche et ton regard respirer à la fois;
Nous sentons notre vie abonder côte à côte:
Ce que la destinée apporte ou ce qu'elle ôte
Ne peut plus nous toucher; nous sommes accomplis
Comme deux morts anciens dans l'ombre ensevelis,
Et qui, rigides, font un infini voyage...
Il me suffit de voir scintiller ton visage
Pour déguster la paix du milieu de l'été.
-Désir immaculé, passion innocente:
T'absorber par le coeur, sans que le corps ressente
Aucune humaine volupté !

193. "Je ne puis pas comprendre"


Je ne puis pas comprendre encor que tu sois né,
Tous les jours je contemple, avec les sens de l'âme,
Dans l'infini des mois, cet instant fortuné
Où ta vie à la vie a rattaché sa flamme !
Mon coeur est plus brûlant que l'air sous l'Equateur;
Je quitte un froid désert où j'errai dans les sables;
Je ne sais pas comment ce passé lamentable
Est devenu lumière, est devenu chaleur !
L'huile d'or du soleil sur les mers levantines,
Les astres fourmillant dans les grottes des cieux,
La fougue des vaisseaux sur les vagues marines
Sont réfléchis pour moi dans chacun de tes yeux.
Je respire, mon front contre tes genoux frêles,
A l'ombre de ta bouche aux rivages vermeils;
Et mon coeur se dissout vers tes chaudes prunelles,
Comme un pâtre étendu, humé par le soleil !
L'amour que le matin a pour toutes les choses
Lorsqu'il comble d'azur le torrent, les glaïeuls,
Le chanvre, les osiers, les goyaves, les roses,
Mon coeur plus chaud que lui le répand sur toi seul !
Quand je te vois, quand tu me parles ou me touches,
Je suis comme un mourant de soif dans le désert,
Qui verrait l'eau du puits monter jusqu'à sa bouche,
Et le fruit du manguier s'incliner sur les airs.
Je suis ton centre exact, immuable et mobile,
Tes deux pieds, nuit et jour, sont posés sur mon coeur,
Comme le clair soleil pend au-dessus des villes
Et décoche aux toits bleus ses flèches de chaleur.
Toute bonté du monde est en toi déposée;
Je n'imagine rien que ne puisse guérir
Le rire de ta bouche et sa tiède rosée,
O visage par qui je peux vivre et mourir !

192. "La passion"


Lorsque, semblable au vent qui flagelle les monts,
Notre esprit plein d'ardeur indomptable et sublime,
Bondit soudain plus haut que d'invisibles cimes,
Et descend jusqu'aux pieds de ceux que nous aimons;
Quand un front nous paraît si chaud dans les ténèbres,
Qu'enivrés des rayons qui nous viennent de lui,
Nous pourrions à jamais, loin du jour qui reluit,
Vivre contents parmi des tentures funèbres,
Nous ne pouvons pas croire à ces calmes moments,
A ces froids lendemains, monotones, paisibles,
Qui reviennent toujours, d'une marche insensible,
Recouvrir la douleur et les emportements.
Non, nous ne voulons pas, ayant été la flamme
Dont le sommet s'arrache et vole vers le ciel,
Cesser d'être le lieu du sacre essentiel
Qui, d'un corps foudroyé, fait une plus grande âme.
Nous voulons demeurer ce Dieu crucifié,
A qui, sous un ciel bas, les avenirs répondent,
Et qui, les pieds saignants et pendants sur les mondes,
A quelque immense espoir s'est pourtant confié!
Non, nous ne voulons pas renoncer à ces heures
Où, chargés de transmettre et goûter l'infini,
Nous sommes l'inconnu, transfiguré, béni,
Par qui la race éparse et future demeure...
-Que tout vous soit soumis, divine passion,
Prenez les dieux, les morts, les vertus, les victoires,
Les instants radieux ou blessés de l'histoire,
Pour bâtir jusqu'aux cieux vos réclamations!
Passion qu'un orchestre invisible accompagne,
Où, fondu comme l'or bouillant dans les enfers,
Le coeur liquide et chaud dans un autre se perd,
Comme l'eau du printemps s'arrache des montagnes.
Candide passion, dont l'unique remords
Est de ne pas tuer ceux que tu favorises,
Quand l'immobile ardeur et les yeux qui se brisent
Ont fait se ressembler le désir et la mort...
Mais l'antique Nature, indolente et lassée,
Rêveuse sans vigueur dont nous sommes issus,
A chaque instant défait l'étincelant tissu
Que nos mains suspendaient à sa gorge glacée.
Et l'on vit résistant, révolté, gravissant
L'échelle imaginaire où frémissent les anges,
Et toujours la Nature, indécise, mélange
Sa brume hostile et froide à la splendeur du sang.
Et l'on s'efforce en vain, jusqu'à ce que, malade,
Redoutant sa rançon, craintif, irrésolu,
Le pauvre espoir humain, enfin, ne puisse plus
Tenter fidèlement l'intrépide escalade !
Et c'est sans doute ainsi qu'un jour plus morne encor,
A l'heure où dans la nuit l'aube terne se lève,
Sans désir, sans amour, sans révolte et sans rêve,
Les corps désabusés consentent à la mort.

Source des illustrations : Deviant.art. Références non connues