09/02/2013

641. Anna de Noailles et ses contemporains


Opinions de contemporains, citées par René Gillouin à la fin de sa biographie de la Comtesse de Noailles.
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D'Emile Faguet, à propos de la Nouvelle Espérance :

Cette femme aura bien du talent. Elle est dans le train qui y mène. Et sa station n'est pas très loin. (La Revue latine).
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D'Emile Ripert :

On ne sait si c'est artifice ou naïveté, sa façon d'assembler les mots. On est étonné, on ne comprend pas trop. Pourtant on voit, on sent, on entend... Dans une de ses dernières poésies elle parle ainsi :

Au cercle étroit d'un bassin rond et gris,
L'eau s'endormait, petite eau qui se rouille.

« Petite eau qui se rouille... » Si vous comprenez, moi pas. Seulement je vois l'eau stagnante, un peu
rouge, je sens l'odeur de l'eau morte, et tout le calme inerte, l'ennui qui use et qui ronge... Les images aussi sont nouvelles : Madame de Noailles se dit «lasse comme un jardin sur lequel il a plu », et ce simple vers assimile si parfaitement certaines journées d'accablement, de calme désespoir après la crise violente des pleurs à l'aspect du feuillage lourd, des fleurs froissées, des terres humides, qu'on admire ce génie instinctif qui, du premier coup et sans tâtonnements, aboutit aux effets que chercherait en vain l'art le plus profond... (La Revue Hebdomadaire).
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D'Auguste Dorchain :

On ne peut s'y méprendre ; il y a ici plus que de talent, plus que de l'art, plus que la réalisation patiente et achevée d'un beau rêve : il y a la ferveur, il y a l'enthousiasme, il y a l'oubli total de soi-même, ou plutôt, ce qui est la même chose, le don absolu de tout son être, âme et corps, comme aux plus saintes minutes d'un grand amour, — il y a le génie. (Annales politiques et littéraires).
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De Lucien Gorpechot :

Nul écrivain ne nous a jamais renseignés avec autant d'abondance et de sincérité sur les mouvements secrets de la sensibilité féminine. Il entre dans le génie de Madame de Noailles une franchise qui lui donne le courage d'exprimer tout ce qu'elle sent. Elle ne s'abuse point sur elle-même quand elle écrit : "J'ai vu ce que j'ai vu et ce que j'ai senti, d'un cœur pour qui le vrai ne fut point trop hardi". La Nouvelle Espérance, contenait de véritables révélations. Le Visage émerveille nous livre toute une vie intérieur. (Le Soleil, 28 juin 1904).
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De Pierre Hepp :

Le don prépondérant de Madame de Noailles, c'est une haute vertu de suggestion. Son secret, c est qu'à la rencontre de tout objet senti se porte instantanément un représentant verbal, avant qu'intervienne la moindre opération abstraite. Il en résulte une unité d'éclosion, une adaptation de terminologie qui déjoue les reproches des professeurs de syntaxe. (La Grande Revue).

640. Marcel Proust évoque Anna de Noailles


Opinions de contemporains, citées par René Gillouin à la fin de sa biographie de la Comtesse de Noailles : Marcel Proust sur "les Éblouissements"
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J'aurais aimé m'attarder aux beautés de pure technique aussi bien qu'aux autres, vous signaler au passage... tant de notations d'une justesse délicieuse :  

Dans les taillis serrés ou la pie en sifflant
Roule sous les sapins comme un fruit noir et blanc.
. . . Près des flots de la Dranse
Où la truite glacée et fluide s'élance,
Hirondelle d'argent aux ailerons mouillés. . .
 

Métaphores qui se composent et nous rendent le mensonge de notre première impression, quand nous promenant dans un bois ou suivant les bords d'une rivière nous avons pensé d'abord en entendant rouler quelque chose que c'était quelque fruit et non un oiseau, ou quand surpris par la vive fusée au-dessus des eaux d'un brusque essor, nous avons cru au vol d'un oiseau avant d'avoir entendu la truite retomber dans la rivière. Mais ces charmantes et toutes vives comparaisons qui substituent à la constatation de ce qui est la résurrection de ce que nous avons senti... disparaissent elles-mêmes à côté d'images vraiment sublimes, toutes créées, dignes des plus belles d'Hugo. Il faudrait avoir lu toute la pièce sur la splendeur, l'ivresse, l'élan de ces matinées d'été où on renverse la tète afin de suivre des yeux un oiseau lancé jusqu'au ciel, pour éprouver tout le vertige, sentir tout le mystère de ces deux derniers vers :  
Tandis que détaché d'une invisible fronde
Un doux oiseau jaillit jusqu'au sommet du monde
 

Connaissez-vous une image plus splendide et plus parfaite que celle-ci : (il s'agit de ces admirables Eaux de Damas qui s'élancent et montent dans le fût des fontaines, puis retombent, font passer partout les linges mouillés de leur fraîcheur et l'odeur du melon et des poires crassanes avec un parfum de rosier).  
Comme une jeune esclave
Qui monte, qui descend, qui parfume et qui lave !
 

Là encore pour comprendre toute la noblesse, toute la pureté, tout Y invente de cette image si soudaine et si achevée, qui naît immédiate et complète, il faut relire la pièce, l'une des plus poussées en expression, des plus entièrement senties aussi de ce volume, peinte du commencement jusqu'à la fin, en face, en présence d'une sensation pourtant si fugace qu'on sent que l'artiste a dû être obligé de la recréer mille fois en lui pour prolonger les instants de la pose et pou- voir achever sa toile d'après nature, — une des plus étonnantes réussites, le chef d'œuvre peut-être de Y impressionnisme littéraire.

(Le Figaro 15 juin 1907)

639. Léon Blum évoque Anna de Noailles


Opinions de contemporains, citées par René Gillouin à la fin de sa biographie de la Comtesse de Noailles : Léon Blum sur l’Œuvre poétique de Madame de Noailles
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Le retour au Romantisme fut, il y a dix ans, le caractère du mouvement poétique. Ce qu'on a nommé l'humanisme ne fut qu'un romantisme rajeuni. Mais chez les plus distingués des humanistes l'influence verlainienne restait sensible, et Madame de Noailles en est restée, à ce que je crois, totalement exempte. Elle n'est guère qu'une romantique, et c'est de Musset que je la verrais proche, un Musset qui ne cherche pas l'esprit, un Musset sans sa grâce allante et sa plaisanterie désinvolte, sans son penchant oratoire, sans toute sa facilité française, un Musset plus âpre, plus chargé, plus fiévreux, plus complexe, au sang plus lourd, je voudrais pouvoir dire un Musset barbare.
Il faut cependant marquer dès à présent quelques différences essentielles. Sans doute le lyrisme de Lamartine, de Musset ou même de Hugo est un lyrisme purement personnel. Mais si le poète se chante lui-même, il ne chante pas pour lui seul. Le poème, sorti d'un homme, vaut pour tous les hommes... Le rêve romantique, le chant romantique, même en ce
qu'ils eurent de plus spécial ou de plus neuf, furent le rêve et le chant communs d'un moment de l'humanité... Rien de pareil chez Madame de Noailles. Sa poésie sort d'elle-même et retombe en elle, comme l'élan du jet d'eau dans le bassin. Son éternel sujet, c'est sa personne, mais dans ce qu'elle a de particulier, d'unique, non dans ce qu'elle a de commun et de général...
L'inspiration lyrique s'est toujours ramenée à un nombre limité de thèmes uniformes, et ce qu'il y a d'analogue entre tous ces thèmes, c'est qu'ils posent soit l'accord, soit le conflit d'un des sentiments généraux de l'âme avec une force ou avec un état extérieur... Le poème lyrique apparaît d'ordinaire comme un dialogue, dialogue avec l'être aimé, avec la vie, avec la mort, avec le bonheur, avec les puissances naturelles. Et voici qu'en trois volumes de vers Madame de Noailles exhale un long solo où l'on n'en- tend jamais parler qu'une âme. Il y a là des vers d'amour, sans doute, bien qu'assez rares, mais où il semble que la force du désir s'élance seule, comme un cri sans écho à qui rien ne répond... Nul poème ne traduisit plus intensément que ceux-là le sentiment de la vie, mais c'est la vie d'un être à qui la conscience
de sa propre réalité suffit, qui ne vivrait pas moins s'il était seul vivant au monde, et cette certitude, cette volonté d'être qui sort du plus intime de sa substance gonfle sa personne sans jamais s'en échapper...
Ce lyrisme sans humanité, sans religion, — au sens où l'entendaient les romantiques, — où l'on ne trouve ni aspiration, ni besoin, ni foi, ni doute dont les autres hommes aient leur part, qui ne connaît ou ne touche hors de soi nulle raison de vivre, de souffrir ou d'espérer, ce lyrisme d'une sorte unique tient-il à un vice où à une vertu, représente-t-il une force ou
une faiblesse, faut-il l'exalter ou le condamner ? Je ne sais trop, et l'avenir en décidera mieux que nous. Mais je crois que là est la singularité, le don original, la raison d'être du poète...

(La Revue de Paris, 15 juin 1908).

638. Maurice Barrès évoque Anna de Noailles


Opinions de contemporains, citées par René Gillouin à la fin de sa biographie de la Comtesse de Noailles : Maurice Barrès
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Les poèmes de Mme de Noailles ont obtenu à leur naissance un prodigieux succès. O merveille, on y trouvait de la poésie ! Mais cette poésie, qu'avait-elle de singulier ? Je crois que je pourrais le dire. Nos grands romantiques sont mêlés de mort. Mme de Noailles est toujours un chant qui s'élève, une flamme. On connait un terrible mot révélateur de Chateaubriand : « Quand je peignis René, écrit-il, j'aurais dû demander â ses plaisirs le secret de ses ennuis. » Dans la sombre poésie de nos grands romantiques, en effet, il y a de la fatigue et de la dépression nerveuse. Au contraire, chez l'auteur du Visage émerveillé on voit au premier plan la jeunesse qui s'étonne, qui appelle le choc de la vie et qui s'impatiente de ne point recevoir l'univers dans son âme.
Cet infatigable élan vers toutes les promesses de bonheur, cet infini besoin, ce courage à sentir, à désirer, à vivre nous sont rendus intelligibles avec des ressources inépuisables d'invention verbale et musicale. Je ne puis rien détacher d'un livre que toutes les femmes et les jeunes gens commencent à se réciter. Ses cantilènes frémissantes sont illustrées d'images rapides et inoubliables. Mais derrière tous les battements de ce cœur précipité j'entends un thème monotone. Il est tout le génie dont nous la voyons douée ou, pour mieux dire, affligée. « Il faudra vieillir et mourir, mais j'aurai été le cœur le plus gonflé et d'où monta le plus haut cri. Jeunes hommes, sachez que, vivante, je fus le point le plus sensible de l'univers...»
Quelle est cette voix qui se vante, si vaine et si attendrissante ? La femme vivra toujours dans le même cercle d'images. Ce n'est ici qu'une variante géniale de l'éternel cantique féminin. C'est le vieux Cantique des cantiques : « Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem, comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon. » Ainsi chantait la Sulamite. 

Cet appel qui fait frissonner monte de tous les fameux jardins, du paradis où Ève mentit, des harems de Salomon, du balcon fleuri de Juliette et des arceaux d'un cloître, où la sainte discipline l'épure, l'apaise et le transforme, mais aussi, en le comprimant, semble parfois l'exacerber...
Un tel poète nous aide à comprendre ce que furent par exemple les Hugo et les Lamartine. Celui-ci, à la campagne, sortait le matin avec un exemplaire à grandes marges du Tasse ou de l'Arioste ; il lisait quelques strophes : sous leur action, sa source intérieure jaillissait et il écrivait, sans que sa volonté y prît une part discernable, ses magnifiques psalmodies. Hugo était le lieu d'un pareil phénomène. De là l'étonnement qu'il ressentait de son génie, jusqu'à se dire, à notre grand scandale : « Ne suis-je pas la bouche de Dieu ? »
Ces grands favorisés ont des âmes qui se mettent plus aisément en branle que les nôtres. Le rythme de leurs paroles vient de celui de leurs sentiments. D'où voulez-vous que naisse la noblesse des expressions, sinon de la noblesse du cœur ? Nul vrai poète qui ne soit magnanime. D'ailleurs la faculté de se représenter clairement et fortement un grand nombre d'êtres et de choses, c'est le don divin par excellence, c'est la charité et la sympathie.
Mme de Noailles aime admirer. Elle en use avec les œuvres et avec les gens comme avec les légumes, les fleurs, les arbres et les paysages. Partout elle trouve à s'émerveiller, disons mieux, à être humaine. Quand il y a tant de regards qui appauvrissent nécessairement ce qu'ils considèrent, parce qu'ils sont des regards d'hommes chétifs, voici qu'avec une admirable plénitude cette âme royale enrichit et ennoblit, charge de richesse et vivifie tous les objets vers quoi elle se tourne. Dans la dure vie positive, cette générosité d'âme et cette spontanéité entraînant à des erreurs... Mais, dans le domaine des arts, cette incompressible puissance de charité est le premier moyen du génie.

(Le Figaro, 9 juillet 1904).

637. René Gillouin. Anna de Noailles


La Comtesse Mathieu de Noailles, par René Gillouin (1908)


La comtesse Mathieu de Noailles descend par son père de la puissante maison valaque des Bibesco, devenus Brancovan par adoption au milieu du XIX e siècle. Son grand-père Georges Bibesco, hospodar de Valachie de 1843 à 1848, avait épousé une princesse moldave de race grecque, Zoé Mavrocordato, fille adoptive du dernier des princes Bassaraba de Brancovan. Celui-ci vécut assez pour adopter également le fils aîné de Georges Bibesco et de Zoé Mavrocordato, Grégoire, à qui furent transférés tous les titres, privilèges et dignités de l'antique famille des Brancovan. La princesse actuelle de Brancovan, sa veuve, mère de Constantin de Brancovan que Paris a connu directeur de la Renaissance latine, et de Mesdames la comtesse de Noailles et la princesse de Chimay, appartient à la famille- grecque orientale des Musurus, où la haute culture est traditionnelle. Un cardinal Musurus fut l'ami et le collaborateur d'Erasme, et l'auteur d'une recension de Platon. Le père de Madame de Brancovan, Musurus Pacha, ambassadeur de Turquie à Londres, a laissé une traduction de Dante en grec ancien. On sait quelle admirable
pianiste est la princesse de Brancovan elle-même..
Le mélange en Madame de Noailles des sangs des Bibesco, des Musurus et des Mavrocordato peut expliquer, ou au moins symboliser, la diversité de son génie âpre et viril, mol, pliant et passionné, amoureux pourtant de raison et de mesure. 

L'enfance de Madame de Noailles s'est partagée entre Paris où elle est née et la Haute-Savoie où la princesse de Brancovan passe plusieurs mois chaque année en son château d'Amphion, sur les bords du lac de Genève. Cette région de la Haute-Savoie est un pays à deux visages, l'un tendre et presque voluptueux, où déjà s'empreint la mollesse italienne, l'autre, touché de la rudesse alpestre, où l'expression de la passion se nuance de gravité, de concentration et de profondeur. C'est celui-ci surtout qu'en ses jeunes années aimait à contempler Madame de Noailles. Les souvenirs de Saint François de Sales et de Jean-Jacques Rousseau en précisaient pour elle le sens émouvant, et c'était toute une sensibilité catholique et romantique dont s'imprégnait son cœur précoce :

Un romanesque ardent émanait de cette eau
Comme au temps de Byron, comme au temps de Rousseau...
C'était une sublime, immense rêverie...
Soir des lacs, bercement des flots, rose coteau,
Village qu'éveillait le remous d'un bateau,
Petits couvents voilés par des aristoloches,
Senteur des ronciers bleus, matin trais, voix des cloches
Voix céleste au-dessus des troupeaux, voix qui dit :
 « Il est pour les agneaux de luisants paradis »...
Barque passant le soir en croisant ses deux voiles
Comme un ange attendri courbé sous les étoiles,
C'est vous qui m'avez fait ce cœur triste et profond,
Si sensible, si chaud que l'univers y fond.
Les Éblouissements, page 211.
 


Les jardins et la campagne d'Amphion sont à la source de ce qu'il y a de plus pur et de plus pénétrant dans le sentiment de la nature de Madame de Noailles. Ce sentiment se manifesta chez elle de bonne heure, non-seulement avec une rare intensité, mais avec une qualité tout originale. Un jour de sa toute enfance, au cours d'une promenade elle entendait les grandes personnes causer de décorations. Ayant demandé qu'on lui expliquât ce mot nouveau pour elle : a les décorations, lui fut-il répondu, sont la récompense des belles actions ». A ce moment les promeneurs passaient sous un magnifique acacia qui embaumait : « Eh bien ! s'écria l'enfant, pourquoi ne décore-t-on pas cet acacia
Petite fille issue du panthéiste Orient, le premier mouvement de son cœur en face de la nature est celui même de Xerxès chargeant de bracelets et de colliers son fameux platane.


L'autre amour de Madame de Noailles enfant, ce fut la musique, l'Art-Femme, synthèse obscure de tout idéalisme et de toute sensualité. Des années, comme dans les jardins, elle a vécu dans la musique sans savoir que c'était son plaisir, sa douleur, sa plénitude. Cœur puéril et passionné que le désespoir solitaire, tendu, sublime de Beethoven, l'ardeur molle et brisée de Chopin, ses sonates  "dont l'andante est si fort que la main sur son cœur
On ne sait si l'on meurt de peur ou de bonheur,
la nostalgie fiévreuse, la mortelle irritation de Wagner contractaient jusqu'à l'oppression, exaltaient jusqu'au délire !

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Source : Digitized by the Internet Archive in 2011 with funding from University of Toronto  
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René Gillouin, né à Aouste (Drôme) le 11 mars 1881 et mort en 1971, est un intellectuel de la droite traditionaliste, écrivain, critique littéraire, journaliste et homme politique français.