10/12/2010

160. A propos du poème "Les paradis"

Steps to paradise
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Sébastien Hayes vient de m' adresser le commentaire qu'il propose pour le poème de la Comtesse de Noailles intitulé "Les paradis".
Je publie ce commentaire avec un réel plaisir après avoir mis en ligne (message 135) la traduction anglaise de ce très beau texte, traduction élaborée également par mon correspondant.
Le 10 décembre 2010
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Les Paradis

Le paradis, c’est vous, beaux cieux lourds de nuages,
Cieux vides, mais si vifs, si bons et si charmants,
Où les arbres, avec de longs et verts jambages,
Pointus, larges, légers, agités ou dormants,

Écrivent je ne sais quelle suprême histoire,
Quel livre de l’espace, odorant, triste et vain,
Quel mystique Koran, qui relate la gloire
De l’azur éternel et de l’éther divin.

Le paradis, c’est vous, voyageuse nuée,
Robe aux plis balancés d’un dieu toujours absent,
Vers qui montent sans fin, ardeur exténuée,
Les vapeurs du désir et le parfum du sang.

C’est vous le paradis, jardins gais ou maussades,
Lustrés par le soleil ou le vent du matin,
Où les fleurs de couleur déroulent leurs torsades,
Et jouissent en paix du sensuel instinct ;

Et c’est vous, sol poudreux, argileux, tiède terre,
Le paradis naïf et muet qui m’attend,
Lorsque la mort viendra rompre le mol mystère
Qui me lie, ô douceur ! à la beauté du temps…

Anna de Noailles
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Commentaire

Ce poème est bien plus subtil qu’il puisse paraître au premier coup d’œil. Il s’agit en effet non pas du "paradis" tout court mais d’une suite de "paradis" fort différents, voire contradictoires, le tout faisant une progression très satisfaisante sur le plan psychologique et qui montre à quel point Anna de Noailles a un sens impeccable du design. Qui n’a pas passé des moments idylliques étendu sur l’herbe en train de regarder les nuages qui passent ? Les nuages d’été surtout nous parlent d’un tout autre genre d’existence, loin des tracasseries et anxiétés qui entourent la nôtre et qui, pourtant, n’est pas pour autant totalement abstraite et frigide puisqu’il y a du changement incessant, et là où il y a changement il y a, semble-t-il, vie.
Tout à fait au début de son livre Petits Poèmes en Prose, Baudelaire nous introduit à un "étranger" (déjà dans le sens de Camus) qui est si désabusé de la vie que rien ne semble l’enchanter, et qui se termine
- Eh ! Qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J’aime les nuages… les nuages qui passent…là-bas… les merveilleux nuages !
Seulement, Anna de Noailles ajoute l’image des branches et feuillages à travers lesquels on aperçoit le ciel et qui fait penser aux caractères d’une écriture.
Le deuxième verset reprend ce thème d’écriture. En tant que panthéiste avouée et cohérente, Anna de Noailles ne croit pas à une quelconque vérité transcendante, un "sens caché" dans la Nature : ce ‘livre "sacré" qu’est le dessin des feuillages nous renvoie tout simplement aux nuages au-dessus de nos têtes, "à l’éternel azur" et c’est là une vérité adéquate et qui n’a aucun besoin d’un arrière-plan platonicien ou religieux.
Jusqu’ici pas mention d’humanité. Le troisième verset introduit une note discordante : l’image du sacrifice humain à l’intention d’une idole. Voilà qu’on nous donne un contraste frappant entre la vie d’ici-bas qui est non seulement insatisfaisante ("les vapeurs du désir") mais comporte des aspects cruels et injustes (à cause de l’image du sacrifice animal ou humain), et la vie d’en haut du nuage errant, si libre et innocent. Le poète compare le nuage, non pas à un dieu ou déesse, êtres faits à l’image de l’homme, dégradés, demandant des sacrifices, mais tout simplement à la robe… d’un dieu toujours absent, toujours absent parce qu’il n’existe peut-être pas.
Le quatrième verset nous amène plus bas encore, à la surface de la terre, à la vie des fleurs et plantes (non pas à la vie humaine). Cette existence est également "paradisiaque" par rapport à notre vie à nous, parce qu’il n’y a pas de sentiment de péché et de honte, les fleurs « jouissent en paix du sensuel instinct » : il y un sous-entendu qu’il en va tout autrement dans la vie sociale des gens. Il n’est peut-être pas superflu de souligner que les fleurs sont les organes sexuels des plantes au sens littéral.
La première ligne du cinquième verset survient comme un choc, bien qu’il y ait une progression sur le plan vertical : on nous amène plus bas encore vers l’intérieur de la terre, à ce qui se trouve au fond - et qui nourrit d’ailleurs les plantes qu’on vient de voir - c’est-à-dire à la tombe.
La plupart du temps Anna de Noailles envisage la mort avec horreur, mais il y a des moments où elle l’accueille parce que c’est le retour à la grande matrice de la Nature dans laquelle on se perdra à tout jamais. Il y a ici finalité parce que, pour Anna, il ne peut être question de "monter" à nouveau à un autre "ciel", dont d’ailleurs, comme les philosophes grecs épicuriens, elle ne saurait que faire. Nul poète autre qu’Anna de Noailles aurait pu trouver une ligne si simple et si juste pour définir la mort que « le paradis naïf et muet qui m’attend »
Et pourtant, malgré tout, Anna ne peut se résigner tout à fait à la disparition personnelle (comme nous impose le bouddhisme et la philosophie schopenhauerienne) puisqu’elle se trouve obligée quand-même d’ajouter qu’elle regrette « la beauté du temps » , à savoir, précisément le genre de beauté qui ne peut durer, qui ne peut pas mener à une quelconque réalité intemporelle.
Ainsi on trouve dans ce poème, qui ne comporte que cinq versets, tout une suite d’images soumise à une logique à la fois implacable et fort satisfaisante sur le plan émotif et psychologique. On part de l’image plutôt anodine et rassurante d’un nuage d’été, l’évocation de l’indolence estivale qui pourtant nous amène par étapes successives à la confrontation avec la mort qui nous guette. Toutefois, le poème se termine par un "regard en arrière" comme celui d’Orphée à son Eurydice qu’est "la beauté du temps".
Il y a bien peu d’écrivains qui ont pu confronter la condition humaine avec une telle clarté, clarté qui interdit tout appel à un deus ex machina qu’est l’après-vie. Anna de Noailles montre dans le meilleur de son œuvre jusqu’à quel point le panthéisme est en réalité non pas une doctrine facile mais bien tragique, vue de notre côté au moins, le côté des humains; pour la Nature, bien entendu, la tragédie ne peut exister.
Sebastian Hayes