09/02/2010

020. Anna de Noailles à Evian. 3

Aquarelle de Chiara représentant la place d'Allinges et le mur du couvent des Clarisses
Il suffisait de pousser une porte de bois plein, à ressorts, dont je sens encore sous la main la résistance et la pression contrariée, pour pénétrer dans cet asile souriant, qui chaque fois, installait brusquement dans mes yeux une image d'humble paradis, parfaitement radieux. Dirai-je qu'en me rendant à quatorze ans, les dimanches de juillet, dans un poudroiement de soleil et de poussière, chez les religieuses Clarisses, j'étais une enfant dévote que le service de Dieu uniquement attirait ? Non point. Certes, le dimanche matin me semblait marqué, pour la joie, et pour une joie religieuse, mais j'étendais à tous les sentiments cette gravité et cette liesse.
Jeunesse, ambition, amour, munificence, paysages infinis, je vous ai possédés au son d'une cloche de couvent, dont les vibrations glauques et liquides chantaient tous les départs, toutes les constances, et sanctifiaient la sublime générosité des désirs !
Si jamais j'ai été fière d'un beau visage enfantin, triomphante d'un gai chapeau, occupée de l'ombre régulière que mes cheveux formaient sur mon front, enfin, si jamais j'ai ressenti la gratitude de posséder cette part individuelle du ciel qu'est l'adolescente beauté, c'est bien le dimanche matin en me rendant chez les Clarisses.

019. Anna de Noailles à Evian. 2

Le couvent des Clarisses d'Evain, aujourd'hui démoli .
(archives de l'auteur)
Je suis au milieu de ma vie qu'encore le couvent des Clarisses, bien qu'abandonné à présent, garde dans un matin de mai sa juvénile beauté. Mêlant mes souvenirs à la pure matinée, je vais essayer de dépeindre ce cloître modeste, sa joie rustique, sa blancheur de tubéreuse, ses lignes bien entendues, qui, contenant l'azur, le silence, la musique, de frémissantes prières et le sol vivace d'un jardin ordonné, me dispensaient tour à tour le calme captivant et l'allégresse dionysiaque. De bonne heure, le dimanche matin, sous le soleil de juillet et d'août, nous nous hâtions vers la chapelle du couvent.
La route à parcourir était assez longue, moelleuse de poussière blonde, bordée d'un côté par des ronciers et des mûriers, où les volubilis, si fragiles, naissaient, disparaissaient, comme un regard et un soupir de fleur.
De l'autre côté de la route, les collines s'appuyaient amicalement à l'espace, s'incurvaient pour laisser courir la ligne argentée où s'élançaient les trains, et précipitaient dans la plaine de petites sources torrentielles, qui s'abattaient en bouillonnant, en chuchotant, comme pour porter aux prairies, parmi les verts osiers, je ne sais quelle heureuse nouvelle des sommets.
J'ai, pendant mon enfance et non adolescence, parcouru cette route avec un plaisir si fort qu'il me semble avoir failli mourir de la joie de vivre. Cette joie m'était lancée de tous les points de l'étendue, et, me frappant comme de mille balles argentines, me faisait réellement chanceler de nostalgie céleste et d'ineffable convoitise. A mesure que nous approchions du couvent, la cloche aux sons distincts répandait à travers les clématites qui tapissaient les murailles du monastère son bruit vibrant, alerte, peiné aussi, comme émané d'un cœur fendu, trop sensible, mais brave, et qui distrait sa détresse, la rejette à mesure et bannit de soi toute langueur. Nous arrivions.
En face du couvent, la villa des "Quatre-Saisons" disparaissait sous la vigne vierge et les pétunias. J'éprouvais là, en regardant cette maison dans laquelle je n'étais jamais entrée, la prédilection de l'enfance pour ce qui ne lui appartient pas, et mon imagination situait en cette romanesque demeure des plaisirs sans blâme et un contentement sans défaut. Mais l'on m'arrachait à cette méditation pour me guider vers le religieux enclos.

018. Anna de Noailles à Evian. 1

La petite ville d'Evian, en Savoie, au bord du lac Léman, est pour moi le lieu de tous les souvenirs;. C'est là que j'ai, dans mon enfance, tout possédé, et, dans l'adolescence, tout espéré. Si le parfum est le plus prompt véhicule que l'âme puisse emprunter au monde pour rejoindre le passé, l'infini, les cieux, je suis ici au royaume de la mémoire.
Je reconnais les vives odeurs du lac, légères et mouvementées, où l'on discerne un parfum d'algues et de pêcherie, de goudron éventé, de barques peintes et clapotantes; qui font rêver des grands ports et des voyages. A cette jubilante émanation du rivage, il faut joindre l'arôme matinal de la rosée des nuits, partout encore en suspens et que l'azur s'assimile ; des effluves d'herbes et de pollens qui contaminent suavement l'intacte pureté de l'air, et de fines senteurs animales : plumages volants et pépiants, roitelets, chardonnerets, merles charmants et maladroits, fardeau de la délicate pelouse.
Le lac, en été, est un satin tendu, plus soyeux que l'éther, moins que lui cristallin. Le silence, dans cette atmosphère de turquoise crémeuse, formerait un bloc de compact azur, s'il n'était disjoint de moment en moment par le bourdonnement saccadé des bateaux à vapeurs qui semblent transporter d'une rive à l'autre l'impatience aventureuse et l'exaucement des désirs. Là j'ai vraiment connu la joie, visiteuse forcenée, archange tumultueux qui pénétrait en moi avec toutes ses ailes pour m'entraîner, trébuchante de radieux vertige, vers les régions illimitées de l'espérance.
Continuité des choses, jeunesse des éléments, vous que j'ai contemplées avec les yeux éblouis de l'enfance, plus brillants que le vert thuya grêlé de soleil, vous étincelez toujours, et moi je passe, bientôt j'aurai passé. Quand mon esprit est sans cesse transformé par les arabesques des événements, semblables à la course des nuages, je retrouve toujours pareille, active, satisfaite, honnête, la petite ville rêveuse de mon enfance.

017. Evian, au temps de la Comtesse de Noailles

En 1852. On trouve à Evian, des canots, des batelets, de gondoles couvertes pour les promenades sur le lac, et des ânes sellés à l'anglaise, ainsi que des voitures de toute espèce, pour les excursions, qui sont ici d'un grand intérêt.
Les pieds de la petite ville qui m'occupe se baignent dans le lac; sa tête jadis ornée d'une couronne murale, s'ombrage de noyers, de châtaigniers vigoureux et de vignes grimpantes qui enlacent de leurs festons et de leurs guirlandes non pas des arbres vivants,mais des arbres morts et dépouillés fichés en terre avec tous leurs rameaux. Ces "crosses", c'est le nom local, font l'effet de colossales cornes de cerf.
Que de délices pour le corps et pour l'âme dans ce ravissant petit canton de quelques lieues, dans ce vieux "Pays de Gavot", que les cultures perfectionnées, l'industrie et la manie de l'amélioration ne sont pas encore venues dépoétiser !
Un air vivifiant, suave, balsamique, tempéré en été par les brises du Léman et des alpes, des ruisseaux bruissants, des fontaines salutaires, un climat agréable, doux, presque méridional, des habitants généralement honnêtes, tel est le jardin de la Savoie, lequel n'a rien à envier à la Suisse. (page 49 et 50)
in "Evian et ses environs" par Alfred de Bougy, sous bibliothécaire de la Sorbonne à Paris.