28/10/2014

710. Anna de Noailles et Jean Cocteau























"À leur première rencontre en 1911, la comtesse de Noailles, à trente-quatre ans, était célèbre, Cocteau, à vingt et un ans, presque inconnu. Aujourd'hui, c'est elle qui a besoin d'être présentée aux lecteurs.
Petite-fille d'un souverain valaque, mais née et élevée à Paris et à Amphion, au bord du Léman, orpheline dès dix ans de son père le prince Grégoire de Brancovan, Anna choisit très tôt la poésie, laissant à sa mère grecque, Rachel Musurus, le privilège de la musique. Mariée en 1897 au comte Mathieu de Noailles, cette jeune femme frêle et fascinante, avec son visage dressé, ses « cheveux bleus comme des prunes » et ses immenses yeux verts, frondait volontiers les milieux aristocratiques, entraînant son époux dans le combat dreyfusard. Elle dut attendre la naissance de son fils unique, Anne-Jules, le 18 septembre 1900, pour publier son premier recueil, Le Cœur innombrable (1901). Aussitôt, ces poèmes-miroirs au naturisme spontané et savoureux, dont certains dataient de ses dix-huit ans, provoquèrent « chez toute la jeunesse une sorte de délire ' ». Cette Sibylle menue, mais indomptable, prit hardiment la tête de « l'invasion des femmes » en littérature.
Son second recueil, L'Ombre des jours (1902), criait son culte passionné de la jeunesse et son refus de la mort. Ses romans, La Nouvelle Espérance (1903), Le Visage émerveillé (1904), La Domination (1905), complétaient l'autoportrait en disant sa perpétuelle insatisfaction, et la rencontre d'un amour (Barrès en 1903) qu'elle tentait de sublimer. Cette passion exacerbait son dionysisme nietzschéen, poésie « panique » de l'espace et du mouvement, fête des sens et orgie d'images, tout en instillant un nihilisme barrésien dans les vers et proses qui chantaient la Grèce, la Perse — patries imaginaires — ou Constantinople, exil doré d'un été d'enfance.
Les jeunes en guettaient les publications dans La Renaissance latine (1902-1905), dirigée par son frère Constantin de Brancovan, dans La Revue des Deux Mondes, la Revue de Paris, Le Figaro. En 1904-1906, Anna de Noailles patronnait une revue de jeunes, Les Essais lancée par Jean-Louis Vaudoyer et Pierre Hepp, dont le n° 1 s'ouvrait sur sa « Voix de l'Ombre » :
Mes livres, je les fis pour vous, ô jeunes hommes, 
Et j'ai laissé dedans,
Comme font les enfants qui mordent dans des pommes, 

La marque de mes dents...
Et dans la RDM du 15 juillet 1905, elle en appelait à ses jeunes lecteurs :
Adolescents des soirs, que j'aime votre émoi!
Sur mes feuillets ouverts laissez couler vos larmes, 

Ô vous dont c'est la force et l'ineffable charme
D'avoir quelques printemps déjà de moins que moi

Quand parurent enfin Les Éblouissements (1907), salués par Proust dans Le Figaro, le jeune Cocteau sut bientôt par cœur sa première édition, « saccagée par trop d'amour ». Lancé par l'acteur de Max et par Catulle Mendès, le poète de La Lampe d'Aladin pouvait se faire présenter par Lucien Daudet, son aîné de onze ans; la veuve d'Alphonse Daudet, la poétesse Julia Allard, était amie de Madame Cocteau.
Lucien, intime des Noailles dès 1900, avait fourni quelques traits à l'un des personnages de "La Nouvelle Espérance"; en 1906, juste avant son portrait de Cocteau à dix-sept ans, il avait fait préfacer le catalogue de sa première exposition chez Bernheim par Anna de Noailles. Mais en 1907 commençait pour elle une période difficile.
Après les livres qu'elle avait en partie inspirés à Barrès (Les Amitiés françaises, 1903 et Au Service de l'Allemagne, 1904) et celui qu'il lui avait dédié (Le Voyage de Sparte, 1906), elle avait voulu lui consacrer "Les Éblouissements" par un poème liminaire, « L'Amitié ».
Ce fut l'occasion d'une double crise conjugale, qui décida Barrès, en 1908, à une séparation, devenue rupture lors du suicide à Épinal, le 21 août 1909, de Charles Demange, neveu de Barrès et amoureux déçu d'Anna de Noailles. 
La réconciliation, connue seulement des intimes, n'interviendra qu'à la fin de 1916, et leur liaison, désormais sans réserve, mais traversée d'orages - dont témoigne "Un Jardin sur l'Oronte", s'achèvera par la mort subite de Barrès le 4 décembre 1923, deuil discret et profond qui marque les dernières œuvres d'Anna de Noailles".
 
Note 1. L’auteure de cet extrait est la grande spécialiste française d’Anna de Noailles : Claude Mignot-Ogliastri.
Note 2 : Cet extrait appartient à la préface de présentation d'une collection de 82 lettres échangées entre Jean Cocteau et la Comtesse de Noailles. 
Note 3 : Le texte qui n'est pas dans le domaine public ne peut être publié plus longuement