11/04/2011
263. "Elévation"
Je n'ai rien accepté du séjour sur la terre,
Jamais le sort humain n'eut mon consentement;
J'ai langui, j'ai bondi, nomade et solitaire,
Des paradis de joie aux enfers du tourment.
La vie en me touchant a décuplé sa force:
Pour mieux combler mon âme et creuser mon émoi,
L'espace, les soleils, les pays, les écorces
Se joignaient à mon corps et brûlaient avec moi !
Enfant, j'ai désiré le sort, l'amour, la vie
Avec l'arrachement des fleuves vers la mer;
Je me retourne encor, étonnée et ravie,
Vers l'image que j'eus d'un si tendre univers:
Que les jours se levaient splendides dans ma joie!
Quel torrent ascendant de mon coeur vers les cieux!
Mais l'orchestre s'est tu; la brume qui me noie
M'entraîne mollement aux lieux silencieux.
J'ai la sérénité d'être sans espérance,
Je ne souhaite rien, j'ai pris congé de moi;
Ma force, mes désirs, mes regrets, ma souffrance
Ont fui comme le temps laisse tomber les mois.
Mon coeur libre est ouvert à tout écho sublime,
Les fiers chevaux du Cid y font sonner leurs pas;
J'étends, les yeux penchés au-dessus des abîmes,
Une main qui pardonne et l'autre qui combat.
Je sais que l'héroïsme est la suprême ivresse,
Le mont où retentit la trompette d'argent,
Mais plus le bond est haut, plus sûrement il blesse:
Les esprits éblouis sont les plus indigents.
Je vois bien que tout fleuve orgueilleux a sa rive,
Que tout a sa mesure et son empêchement,
La chance aux yeux divins, rapidement nous prive,
Et quand le sombre amour a pitié, c'est qu'il ment.
Je ne demande pas à l'énigme du monde
Quel dieu favorisait puis délaissait mon coeur,
Ni quel fleuve d'amour, en détournant ses ondes,
A déposé chez moi ce limon de langueur !
Hélas ! que tout nous fuit ! Comme tout nous rejette !
Comme tout aboutit à ce hideux repos
Qui de la terre fait un immense squelette
Où les foules sans nombre ont aligné leurs os !
-Et maintenant, debout comme les astronomes
Dans les limpides nuits d'Agra et de Philæ,
Je contemple, au-dessus des mondes et des hommes,
Les signes infinis de mon coeur étoilé !
262. "Le destin du poète"
C'était un matin chaud, serein, religieux,
Dans cette ombre bleuâtre où l'homme naît; les dieux
Tenaient entre leurs mains une âme qui tressaille,
Qui s'éveille et s'émeut. Les dieux disaient: «Qu'elle aille,
Luttant contre les vents et le nuage obscur,
Dans l'azur et toujours plus avant dans l'azur!
Qu'errante, mais encore à nos cieux retenue,
Elle vive les bras étendus vers la nue,
Ne pouvant oublier et ne pouvant saisir
Le souvenir épars de l'immortel plaisir;
Qu'elle aille, épi de blé que l'univers va moudre,
S'attachant au soleil, s'attachant à la foudre;
Qu'innocente, et croyant à la bonté du jour,
Elle répande en vain son ineffable amour,
Et que toute sa joie, enivrée, abattue,
Retombe sur son coeur comme un fardeau qui tue !
Qu'aucun baiser ne soit assez âpre et puissant
Pour celle dont le sang veut rejoindre du sang;
Ivre d'effusion et d'ardeur fraternelle,
Que les mots qu'elle dit ne soient compris que d'elle.
Quand la clarté des nuits étend l'ombre des ifs,
Que tous ses désirs soient allongés, excessifs,
Et qu'elle porte alors, comme un poids qui l'écrase,
Les souhaits, le plaisir, le regret et l'extase !
Qu'un matin, dédaignant les douceurs de l'été,
N'aimant plus que l'orgueil et que l'éternité,
Elle aille, se blessant d'un véhément coup d'aile;
Qu'elle soit morte enfin, et qu'il ne reste d'elle
Que quelques chants plaintifs, dont le tremblant éclat
Touche moins que l'odeur vivante des lilas,
Que les cris des oiseaux dans les nuits sanglotantes,
Que les pleurs des jets d'eau, que les brises errantes,
Et qu'ainsi les humains, dont le coeur faible et dur,
Ignore nos desseins enfermés dans l'azur,
Qui croient que leur bonheur est notre complaisance,
Voyant cette âme lasse et lourde de souffrance,
Ne puissent pas savoir,-secret profond des dieux,-
Que c'était celle-là que nous aimions le mieux.
261. "Je sais que rien n'est plus"
Je sais que rien n'est plus pour moi, et cependant
Je regarde parfois les choses de l'espace,
Je vois l'ombre de l'if qui divise l'étang,
Et l'azur s'entr'ouvrir pour un oiseau qui passe.
La cloche d'un couvent disperse dans les airs
Son rêve débordant et son Credo candide:
Douce cloche, oasis d'argent du bleu désert,
C'est vous la palme et l'eau des soirs tendres et vides !
Dans la rue, un enfant, un marchand, un tonneau
Rendent le calme éther et le pavé sonores;
Je rêve d'un jardin tropical, sur les flots
Où gonflent mollement les pompeuses Comores.
Et je regarde luire, entre les toits serrés
Où mes tristes regards lentement aboutissent,
Ces cieux du soir qui sont si doux et si propices
Aux âmes qui n'ont pas encor désespéré.
260. "Je vis, je pense et l'ombre ..."
Je vis, je pense, et l'ombre insensible et divine
Dans le vallon obscur m'entoure de splendeur;
Le romanesque vent, en s'ébattant, incline
Sur le noir oranger le sureau lourd d'odeur.
Et je suis le témoin vigilant, perspicace,
De cette heure fougueuse où tout tressaille et boit;
Et rien qu'en respirant, je retrouve la trace
Des passants glorieux engloutis avant moi.
Et pourtant quel silence! Immobile présage,
Les étoiles aux cieux maintiennent fixement
Leur calme groupement, irrégulier et sage,
Vestige ténébreux d'un vaste événement.
Rien, je ne saurai rien de l'énigme du monde !
Je m'y suis insérée avec autant d'amour
Que l'arbre dans le roc, que la rive dans l'onde,
Que le dard du soleil dans la pulpe du jour.
Mais je ne saurai rien; j'interroge, et j'écoute
Mon rêve qui répond à mon âme; et j'entends
La foule des secrets, des désirs et du doute
Agir en moi depuis la naissance du temps...
Parfois, dans un sursaut de connaissance épique,
J'enveloppe l'espace et ses sombres lueurs,
Depuis la lune morte au sein des cieux mystiques,
Jusqu'aux chats d'Orient, sanglotant dans les fleurs.
Mais je ne saurai rien de ma tâche éphémère !
-Insondable Univers que j'ai cru posséder,
Je n'interromprai pas ma pensive prière
Vers ton muet orgueil, qui ne peut pas céder.
-Beau soir, tout envolé de parfums et de brises,
Remuante ténèbre, agile et fraîche ardeur,
C'est en vain que ma voix vous suit et vous attise,
Comme la flûte grecque accompagne un danseur !
Je suis mortelle, et tout ce que je loue est stable!
Mon être se dissout, mon passé est errant;
Vous brûlerez sans moi, ô monde délectable !
La lune luit; le vent se baigne dans le sable,
Et j'écoute monter vers les cieux odorants,
Mon esprit dilaté, clairvoyant, secourable,
Qui, tout imprégné d'eux, leur est indifférent !
259. "L'espace nocturne"
Qui pourrait déchiffrer la nuit silencieuse ?
Les Nombres sont en elle éclatants et secrets,
Comme un jour plus subtil, sa blanchâtre veilleuse
Dispense la clarté jusqu'aux sombres forêts...
Sa douceur monotone et sa couleur unique
Font une lueur vaste, absolue et sans bords.
Comme un haut monument éternel et mystique,
Elle semble arrêtée entre l'air et la mort.
-Que j'aime votre exacte, uniforme lumière,
Sans saillie et sans heurts, sans flèche et sans élan,
Où les noirs peupliers, recueillis, indolents,
Semblent, dans l'éther blanc, de visibles prières !
-Nuit paisible, pareille aux rochers des torrents
Vous laissez émaner des parfums froids et tristes,
Et dans votre caveau, pâle et grave, persiste
L'âme des premiers temps, et les esprits errants.
Est-ce un lointain rappel des heures primitives
Où l'inquiet désir se défiait du jour,
Qui fait que nous aimons votre lampe plaintive,
Et qu'on se croit la nuit plus proche de l'amour ?
-Vous êtes aujourd'hui songeuse et solennelle,
Nuit tombale où se meut l'odeur d'un oranger;
Je veux tracer mon nom sur votre blanche stèle,
Et méditer en vous avec un coeur figé.
Mais, hélas ! je ne peux diminuer ma plainte,
Je suis votre jet d'eau murmurant, exalté,
Mon coeur jaillit en vous, épars et sans contrainte,
Vaste comme un parfum propagé par l'été !
Pourquoi donc, douce nuit aux humains étrangère,
M'avez-vous attirée au seuil de vos secrets ?
Votre muette paix, massive et mensongère,
N'entr'ouvre pas pour moi ses brumeuses forêts.
Qu'y a-t-il de commun, ô grande Sulamite
Noire et belle, et toujours buveuse de l'amour,
Entre votre splendeur étroite et sans limite,
Et nous, que le temps presse et quitte chaque jour ?
Pourquoi nous tentez-vous, dormeuse de l'espace,
Par votre calme main apaisant notre sort ?
Jamais l'homme ne peut rester sur vos terrasses
Bien longtemps, à l'abri du rêve et de l'effort,
Puisque vivre c'est être alarmé, plein d'angoisse,
Menacé dans l'esprit, menacé dans le corps,
Luttant comme un soldat sans arme et sans cuirasse,
Puisqu'on naviguera sans atteindre le port,
Puisque après les transports il faut d'autres transports,
Puisque jamais le coeur ne rompt ni ne se lasse,
Et que, si l'on était paisible, on serait mort.
258. "On étouffait d'angoisse atroce"
On étouffait d'angoisse atroce, et l'on respire.
Il semble que l'on ait désormais vu le pire,
Qu'on est sorti vivant du cercle de l'enfer,
Que c'est fini ! Le jour remonte, calme et clair;
On entend les rumeurs des routes, des villages,
Le chant des coqs, le doux roulis des engrenages:
Halètement de fer que font dans le lointain
Les usines, fumant sur le léger matin...
Une haleine de fleurs épaissit les prairies;
On voit, sur le torrent, écumer la scierie.
Les calmes oliviers, immobiles, songeant,
Reçoivent tout l'azur dans leurs tamis d'argent;
Et les abeilles, par leurs danses chaleureuses,
Font un voile doré aux collines pierreuses;
Et l'on est sauf !
Mais quand reviendront les effrois,
Quand ce sera vraiment pour la dernière fois;
Quand ce sera le terme exact de toute chose,
Le mal sans guérison, la mort de ceux qu'on ose
A peine regarder, tant ils sont beaux et chers;
Quand l'esprit ne pourra plus réjouir la chair;
Quand on sera usé, délaissé, terne, comme
Un jardin d'hôpital où flânent de vieux hommes;
Quand, ni les prés gonflés qui montent aux genoux,
Ni l'orgueil ni l'amour ne seront faits pour nous;
Quand tout ce qui voyage, agit, hèle, circule,
S'éloignera de l'ombre où notre front recule,
Et qu'on sera déjà un cadavre vivant,
Dont le timide effort, derrière un contrevent,
Regarde encore un peu le soleil et l'orage
Verser aux cœurs humains les robustes courages
Et la témérité, par qui Dieu vient en aide;
Quand le malheur sera formel, net, sans remède,
Et qu'on sera poussé, morne, les bras liés,
Contre le mur, où sont tombés les fusillés:
Quel baume, quel secours subit, quelle allégeance
Me mêlera, Nature, à votre calme essence ?
257. "J'ai revu la nature"
J'ai revu la Nature en son commencement.
J'entends comme en naissant, comme en ouvrant l'oreille,
Un bruit de branches, d'eau, de brises et d'abeilles
Passer avec un vague et frais étonnement.
On voit partout jaillir de la terre âpre et dure
La vapeur balancée et molle des verdures...
-Nature, je connais votre piège éternel:
Forte par la beauté, humble par le silence,
Vous attendez qu'en nous sans cesse recommence
L'immense adhésion au but universel.
L'indiscernable Amour tente un furtif appel...
Je suis là; l'églantier enlace un banc de marbre
Qu'entoure la senteur fourmillante des buis.
Tout gonfle et se fendille avec un léger bruit
De résine au soleil; le vent, au haut des arbres,
A les grands mouvements de l'inspiration.
Hélas! cette salubre et chaste passion,
Ce grand nid des vivants qui croît et se prépare,
Sera-t-il donc toujours l'ennemi des humains ?
Parmi ce tourbillon de graines et d'essaims,
Nature, vous faut-il une âme qui s'égare,
Et qui mêle à votre âcre et printanier levain
L'inutile désir d'un amour plus divin,
Que vous désabusez et que rien ne répare ?
256. "Je suis fière de tout"
Je suis fière de tout ce que je vous fis faire,
Pauvre âme et pauvre esprit au faible corps liés.
J'ai veillé, dans la morne ou brûlante atmosphère,
A ce que rien de vous ne fût humilié.
Ah ! s'il n'avait tenu qu'à mon penchant délire,
Qu'à mon rêve incliné vers le plaintif amour,
J'aurais suivi la route où tout effort expire,
Mais je vous ai sauvés en m'immolant toujours !
Ma part fut abondante, aride, ténébreuse;
J'ai combattu l'orage et divisé le vent,
Et j'ai su m'enivrer, dans les jours éprouvants,
Du sombre enchantement des larmes courageuses.
Déjà mon temps décline, et le vent dans les palmes
Ne répand plus pour moi son parfum vaste, amer.
Peut-être vais-je atteindre, ayant de tout souffert,
La région sereine où la douleur est calme;
Et je vous remercie, orage, ardeur, souffrance,
Et vous, déception au jeu continuel,
De m'avoir accordé la sombre indifférence
Qui prépare le corps au repos éternel.
255. "Comme vous accablez vos préférés"
Comme vous accablez vos préférés, Seigneur !
Comme l'éclair, comme le vent, comme un voleur,
Vous vous jetez sur eux, dans un désordre étrange;
Vous les frappez, avec l'essaim des mauvais anges;
Vous faites rage, ainsi qu'un typhon sur la mer.
Ni les cris ni les pleurs dans les regards amers
Ne vous arrêtent. Vous secouez jusqu'aux moelles
Le pauvre cèdre humain qui louait vos étoiles !
Vous dispersez, avec votre bras forcené,
L'amour, qui consolait depuis que l'on est né.
Par la douleur physique et la douleur du rêve
Vous nous faites ployer; on se courbe, on se lève,
Comme un rameau rompu qui lutte dans le vent.
On implore, et vos coups vont encor s'aggravant.
Il semble que votre ample et salubre courage
Veuille assainir en nous quelque obscur marécage,
Tant vous nous arrachez, par des sueurs de sang,
L'âcre ferment vivant, orgueilleux et puissant.
On pense qu'on mourra du mal que vous nous faites...
-Et puis, c'est tout à coup la fin de la tempête;
On est comme les bois légers, silencieux,
D'où le vent se retire et monte vers les cieux.
Et l'on est abattu, mais clair, calme, sans tache;
Bercé comme un vaisseau sous une molle attache;
Purifié, prudent, entouré de remparts,
Protégé comme un roi parmi ses étendards...
Mais s'il fallait connaître encor cette furie,
Ah! Seigneur, laissez-moi mourir sur la prairie,
Près de l'arbre du bien et du mal, dont mes mains
Dès l'enfance ont cueilli les délices humains.
Défendez-moi de vous, Seigneur, je vous en prie;
Laissez-moi défaillir, et ne m'arrachez pas
Le perfide serpent qui dort entre mes bras.
Comme l'éclair, comme le vent, comme un voleur,
Vous vous jetez sur eux, dans un désordre étrange;
Vous les frappez, avec l'essaim des mauvais anges;
Vous faites rage, ainsi qu'un typhon sur la mer.
Ni les cris ni les pleurs dans les regards amers
Ne vous arrêtent. Vous secouez jusqu'aux moelles
Le pauvre cèdre humain qui louait vos étoiles !
Vous dispersez, avec votre bras forcené,
L'amour, qui consolait depuis que l'on est né.
Par la douleur physique et la douleur du rêve
Vous nous faites ployer; on se courbe, on se lève,
Comme un rameau rompu qui lutte dans le vent.
On implore, et vos coups vont encor s'aggravant.
Il semble que votre ample et salubre courage
Veuille assainir en nous quelque obscur marécage,
Tant vous nous arrachez, par des sueurs de sang,
L'âcre ferment vivant, orgueilleux et puissant.
On pense qu'on mourra du mal que vous nous faites...
-Et puis, c'est tout à coup la fin de la tempête;
On est comme les bois légers, silencieux,
D'où le vent se retire et monte vers les cieux.
Et l'on est abattu, mais clair, calme, sans tache;
Bercé comme un vaisseau sous une molle attache;
Purifié, prudent, entouré de remparts,
Protégé comme un roi parmi ses étendards...
Mais s'il fallait connaître encor cette furie,
Ah! Seigneur, laissez-moi mourir sur la prairie,
Près de l'arbre du bien et du mal, dont mes mains
Dès l'enfance ont cueilli les délices humains.
Défendez-moi de vous, Seigneur, je vous en prie;
Laissez-moi défaillir, et ne m'arrachez pas
Le perfide serpent qui dort entre mes bras.
254. "Mon Dieu ! Je sais ce qu'il faut ..."
Mon Dieu, je sais qu'il faut accepter la détresse,
Qu'il faut, dans la douleur, descendre jusqu'en bas,
Mais, dans ce labyrinthe où votre main nous presse,
Puisque vous êtes bon, ne se pourrait-il pas
Que nous entrevoyions du moins la claire issue
Que déjà votre main prépare doucement,
Et qu'un peu de lumière, au lointain aperçue,
Nous aide à supporter ce ténébreux moment ?
Pourquoi nos maux sont-ils si compacts et si denses
Qu'on semble enseveli dans un obscur caveau ?
D'où vient cette funèbre et perfide abondance
Qui submerge le coeur et trouble le cerveau ?
Pourtant, les lendemains sont quelquefois si tendres,
On revoit les regards que l'on n'espérait plus.
Mais le bonheur fait mal quand il faut trop l'attendre,
Être sauvés enfin, ce n'est plus être élus.
Consolez-nous parfois dans cette forteresse
Dont vous tenez les clefs et fermez le vitrail;
Laissez-nous pressentir les futures caresses
Et leur fraîche beauté d'eau bleue et de corail !
C'est trop d'être privé de la douce espérance,
D'être comme un forçat serré le long du mur,
Qui ne peut pas prévoir sa juste délivrance,
Car la fenêtre est haute et les verrous sont durs.
Pourquoi ce faste affreux de l'angoisse où nous sommes,
Pourquoi ce deuil royal et ces chagrins pompeux,
Puisqu'il vous plaît parfois d'avoir pitié des hommes
Et de remettre encor le bonheur auprès d'eux ?
Faut-il donc au Destin ces heures pantelantes,
L'émeut-on par un corps qui tremble et qui gémit ?
Nos pleurs sont-ils un peu de cette huile brûlante
Que Psyché répandit sur l'Amour endormi ?
S'il se peut, écartez ces moments de la vie
Où nous sommes broyés sous un joug trop étroit,
Et, pareils aux mineurs dans la noire asphyxie,
Nous tentons d'écarter le roc avec nos doigts.
-Déjà, loin du plaisir, du monde, des parades,
Mon coeur ardent n'est plus, dans son éclat voilé,
Qu'un feu de bohémiens sur la pauvre esplanade,
Où l'enfant nu console un cheval dételé.
-Mais s'il faut que ces jours de supplice reviennent,
S'il faut vivre sans eau, sans soleil et sans air,
Que du moins votre main s'empare de la mienne
Et m'aide à traverser l'effroyable désert.
253. "Si vous parliez Seigneur"
Si vous parliez, Seigneur, je vous entendrais bien,
Car toute humaine voix pour mon âme s'est tue,
Je reste seule auprès de ma force abattue,
J'ai quitté tout appui, j'ai rompu tout lien.
Mon coeur méditatif et qui boit la lumière
Vous aurait absorbé, si, transgressant les lois,
Comme le vent des nuits qui pénètre les pierres
Votre verbe enflammé fût descendu sur moi !
Nul ne vous souhaitait avec tant d'indigence:
Je vous aurais fêté au son du tympanon
Si j'avais, dans mon triste et studieux silence,
Entendu votre voix et connu votre nom.
Si forte qu'eût été l'ombre sur vos visages,
Sublime Trinité ! j'eusse écarté la nuit,
Mon esprit vous aurait poursuivie sans ennui,
Et j'aurais abordé à votre clair rivage...
Mais jamais rien à moi ne vous a révélé
Seigneur! ni le ciel lourd comme une eau suspendue,
Ni l'exaltation de l'été sur les blés,
Ni le temple ionien sur la montagne ardue;
Ni les cloches qui sont un encens cadencé,
Ni le courage humain, toujours sans récompense,
Ni les morts, dont l'hostile et pénétrant silence
Semble un renoncement invincible et lassé;
Ni ces nuits où l'esprit retient comme une preuve
Son aspiration au bien universel;
Ni la lune qui rêve, et voit passer le fleuve
Des baisers fugitifs sous les cieux éternels.
Hélas ! ni ces matins de ma brûlante enfance,
Où, dans les prés gonflés d'un nuage d'odeur,
Je sentais, tant l'extase en moi jetait sa lance,
Un ange dans les cieux qui m'arrachait le coeur !
Pourtant, ayez pitié! Que votre main penchante
Vienne guider mon sort douloureux et terni;
J'aspire à vous, Splendeur, Raison éblouissante !
Mais je ne vous vois pas, ô mon Dieu! et je chante
A cause du vide infini !
252. "La solitude"
Quoi ! Vais-je m'attrister d'un long jour solitaire ?
Reprocherai-je au sort son indigent éclat?
Plus poignant est l'ennui, plus il est salutaire;
Aidons le doux réseau du temps à se défaire;
N'est-il pas juste, ô cieux! que l'on se sente las,
Et que déjà pour nous tout commence à se taire,
Puisqu'il faudra, pourtant, être un mort dans la terre.
251. "Mon dieu, je ne sais rien"
Mon Dieu, je ne sais rien, mais je sais que je souffre
Au delà de l'appui et du secours humain,
Et, puisque tous les ponts sont rompus sur le gouffre,
Je vous nommerai Dieu, et je vous tends la main.
Mon esprit est sans foi, je ne puis vous connaître,
Mais mon courage est vif et mon corps fatigué,
Un grand désir suffit à vous faire renaître,
Je vous possède enfin puisque vous me manquez!
Les lumineux climats d'où sont venus mes pères
Ne me préparaient pas à m'approcher de vous,
Mais on est votre enfant dès que l'on désespère
Et quand l'intelligence à plier se résout.
J'ai longtemps recherché le somptueux prodige
D'un tout-puissant bonheur sans fond et sans parois:
La profondeur est close au prix de mon vertige,
Et mon torrent toujours rejaillissait vers moi.
Ni les eaux, ni le feu, ni l'air ne vous célèbrent
Autant que mon inerte, actif et vaste amour;
La lumière est en moi, j'erre dans les ténèbres
Quand mes yeux sont voilés par la clarté du jour !
Jamais un être humain avec plus de constance
N'a tenté de vous joindre et d'échapper à soi.
Au travers des désirs et de leur turbulence,
J'ai cherché le moment où l'on vous aperçoit.
-Je vous ai vu au bord de ces païens rivages
Où les temples ouverts, envahis par l'été,
Maintiennent dans le temps, avec un long courage,
De votre aspect changeant la multiple unité.
Je vous vois, dieu guerrier, quand la foule unanime,
Effaçant ses contours, arrachant ses liens,
Semble un compact éther aspiré par les cimes
Et gagne le sommet de monts cornéliens.
Je vous vois, quand ma ville, ainsi qu'un pâle orage,
Etend à l'infini le désert de ses toits,
Et que mes yeux, mêlés aux langueurs des nuages,
Se traînent sans trouver vos véritables lois.
Je vous vois, sur les fronts ternis comme des cibles,
De ceux-là qui jamais ne déposent leur faix,
Qui, s'efforçant toujours au delà du possible
Ont le zèle offensé d'un héros contrefait.
Je vous vois, quand un corps craintif va se résoudre
A saisir le bonheur suave et malfaisant;
Quand le plaisir au coeur roule comme la foudre
Et semble un meurtrier qui console en tuant!
C'est vous qui rayonnez avec les douze apôtres
Dans les gémissements, les appels et les cris,
Dans un être éperdu qu'on sépare de l'autre,
Dans ces lambeaux de chair où se mouvait l'esprit;
Dans ces regards accrus que la douleur tenaille:
Athlètes enchaînés où vient perler le sang,
Terribles yeux, frappés ainsi que des médailles
Où l'on voit la beauté d'un mort ou d'un absent!
-Seigneur, vous l'entendez, je n'ai pas d'autre offrande
Que ces pourpres charbons retirés des enfers,
Depuis longtemps l'eau vive et l'agreste guirlande
S'échappaient de mes bras, épars comme un désert.
Mais ce que je vous donne est le soupir des âges;
L'orgueil désabusé porte la corde au cou;
Et ma simple présence est comme un clair présage
Qu'un siècle plus gonflé veut s'écouler en vous.
Ce n'est pas la langueur, ce n'est pas la faiblesse
Qui me fait vous louer et vers vous me conduit,
Mais l'exaltant soleil, comblé de mes caresses,
Quand mon esprit souffrait l'a laissé dans la nuit.
-J'ai vu que tout priait, le désir et la plainte,
Que les regards priaient en se cherchant entre eux,
Que les emportements, le délire et l'étreinte
Sont la tentation que nous avons de Dieu.
Je ne puis l'expliquer, mais votre éclat suprême
Semble être mon reflet au lac d'un paradis,
Un soir je vous ai vu ressembler à moi-même,
Sur la route où mon corps par l'ombre était grandi;
C'est toujours soi qu'on cherche en croyant qu'on s'évade,
On voudrait reposer entre ses bras bénis;
Votre amour et le mien jamais ne rétrogradent,
Et je m'entoure enfin de mon coeur infini...
Je le sais, mes pas sont enlizés dans le sable,
Tout le poids de la vie est retenu au sol,
Mais la flèche du coeur va vers l'inconnaissable
Et l'esprit ébloui accompagne ce vol;
Je ne veux plus revoir ce trop humain désastre
Qui m'avait assourdie et me crevait les yeux;
Ces nuits où la douleur m'apparentait aux astres,
Par l'effort éloigné, vain et silencieux;
La détresse a besoin d'une immense étendue,
D'une voûte où l'amour coule jusqu'aux deux bords;
Une ardeur sans espoir n'est plus interrompue,
Et l'espace est moins haut que son plaintif essor.
C'est pourquoi, les yeux clos aux lueurs de la terre,
Délaissant ma raison comme un trop faible ami,
Je vous bois, ô torrent dont le feu désaltère,
Dieu brûlant, vous en qui tout excès est permis.
250. "O monde ! Nous passons !"
The last pilgrimage
O monde ! Nous passons sous ta voûte infinie,
Ayant tout rabaissé jusqu'à notre raison.
Les calmes lois, l'espoir paisible, les maisons
Sont une forteresse endormante et bénie.
Nous allons sans jamais trouver l'essentiel
De la terrible énigme à nos yeux suspendue;
Et détournant leurs yeux prudents de l'étendue,
Les hommes au front bas ont oublié le ciel.
-Mais quelques-uns n'ont pas cette humble conscience;
Ils n'ont pas accepté de leur commun destin
Ces résignations, cet oubli, ce dédain,
Qui leur permet d'errer avec indifférence.
Toujours interrogeant l'espace et les chemins,
Cherchant leur mission ou bien leur jouissance,
Ils se sentent, avec une sombre puissance,
Humbles parmi les dieux, rois parmi les humains !
Ils connaissent la paix alors qu'ils accomplissent
Ces tâches du désir qu'ils savent assumer;
Le danger d'espérer, le courage d'aimer
Leur imposent un grave et glorieux supplice.
Ceux-là n'ont pas de frein, ils ont reçu des dieux
Un ordre séculaire, excessif, unanime;
Par delà les torrents, par delà les abîmes,
Ils poursuivent sans peur leur sort aventureux.
Ils vont. L'air, les printemps, les vents les encouragent.
Toute force et tout bien agit et bout en eux,
Leur coeur est clair alors qu'il est tempétueux,
Et, comme un haut sommet, dépasse les orages.
-Seigneur, vous m'avez dit d'être ce pèlerin
Qui s'épuise et pourtant que jamais rien n'entrave;
Vous m'avez infusé le chant du tambourin,
L'éclat de la cymbale et l'écume des gaves;
Pour prix de ma fatigue et d'un cri sans écho,
Vous m'avez accordé plus de peines qu'aux autres;
Je sentais vos faveurs au poids de mon fardeau,
Et je suis le plus las parmi tous vos apôtres !
Mais quelquefois le soir, quand l'univers s'est tu,
Quand, rompu par l'effort, le peuple humain sommeille,
Vous m'ouvrez dans l'espace un chemin revêtu
Du blanc scintillement des stellaires abeilles.
J'assemble sous mes mains les paradis perdus;
Un musical silence éclate à mon oreille;
Mon âme ressent tout sans en être étonnée,
Le serpent sous mon pied a sa tête inclinée.
Je touche un fruit secret que plus rien ne défend,
Et vous êtes mon Dieu, et je suis votre enfant.
249. "La prière"
Comment vous aborder, redoutable prière ?
Ce qu'il faudrait, mon Dieu, c'est ne rien demander
Qui n'ait votre impalpable et pensive lumière,
Et qui ne nous combatte au lieu de nous aider.
Qu'est-ce qui prie en moi, qu'est-ce qui vous implore,
N'est-ce pas ce désir qui ne s'est jamais tu,
Et qui, ayant lassé tous les échos sonores,
Vient à vous, plus secret, plus vaste et plus têtu ?
J'ai peur qu'on vous offense au fond des calmes sphères
Par le besoin que l'homme a d'être contenté,
Par cette pesanteur vers ce que l'on préfère,
Par l'exaltation de toute faculté !
Il faudrait le formel et morne sacrifice,
Le désert refusant la rosée et le vent,
L'extase aux yeux noyés, renonçant au délice
De toucher à la mort avec un coeur vivant.
Aussi je n'ose rien demander à l'espace,
Je sais que la prière est un pressant amour
Qui, comme l'épervier sur le troupeau qui passe,
Tombe du haut du ciel, plus rapide et plus lourd !
Rien n'est pur, rien n'est bon dans le souhait des êtres,
Puisque tout est besoin de calme ou de sanglot,
Ivresse d'absorber, de croître et de connaître,
Inguérissable attrait de la soif et de l'eau !
Les puissants animaux, désolés et sublimes,
Qui dardent dans mon coeur leurs vœux déchus, divins,
Ne me laisseront pas monter jusqu'à vos cimes
Sans que mon être entier ait apaisé leur faim !
Et puis, avec quels yeux et quelles mains humaines
Concevoir votre esprit, vos aspects, vos séjours ?
Parfois, en suffoquant, je pressens vos domaines
Quand il faut plus de place à mon extrême amour;
Mais je n'offre jamais qu'une âme inassouvie
Qui vous exige ainsi qu'un plus vaste pouvoir,
Et qui, dépassant l'air, les formes et la vie,
Poursuit jusqu'en vous-même un éclatant savoir.
Pourtant, regardez-nous, sur les routes réelles
Où nous luttons, mêlés de constance et d'exil,
Accoutumés au sol et tentés par les ailes,
Absents de nous déjà, et vers vous en péril...
-Être toujours vaincu et ne pouvoir l'admettre,
Ne pas donner au sort notre consentement,
Et, quand de toute part la mort monte et pénètre,
Rire comme la mer en son blanc flamboiement !
Persévérer en soi malgré l'ardeur nouvelle,
Malgré l'arrachement et la mobilité,
Et sentir je ne sais quelle vie éternelle
Jaillir du seul effort humain d'avoir été.
Avoir toujours cherché, pressenti l'impossible
Comme un sûr continent épandu et dissous;
Et partout exigé un amour réversible,
Qui fait que l'onde aussi aurait eu soif de nous;
Errer dans les matins soulevés et bachiques
Qui semblent pleins de temps, d'espoir, de chauds conseils
Et ne plus leur livrer son âme nostalgique
Puisqu'aucun coeur ne bat derrière le soleil;
Avoir vu peu à peu s'assombrir la nature
Sans pouvoir discerner, au long des frais matins,
Si c'est dans le regard ou les vastes verdures
Que le flambeau vivace et prudent s'est éteint;
N'avoir jamais voulu mettre aucune défense
Entre sa libre vie et votre volonté,
Afin que votre active et confuse présence
Y jette son tumulte et son infinité;
Avoir vraiment connu, dans des lieux héroïques,
L'appétit matinal et joyeux de la mort,
Et senti que la vie allégée et mystique
Fuyait vers quelque appel venu d'un autre bord,
Enfin, avoir porté la douleur exemplaire,
L'amour par qui l'on voit, l'on comprend et l'on sait,
Et vivre désormais dans le regret austère
De n'avoir pu mourir quand on se surpassait,
Voyez si ce n'est pas la plus pesante image
De l'âme se traînant jusqu'à votre inconnu,
Et, soulevant déjà l'éboulement des âges,
Vous présentant l'esprit comme un diamant nu.
-Être un tigre blessé, qui s'allonge et qui saigne
Dans vos forêts, mon Dieu, peu sûr d'être sauvé...
J'ai vu trop de repos chez ceux qui vous atteignent:
La sainteté n'est pas de vous avoir trouvé !
248. "Henri Heine"
Heidelberg et le Neckar (source non connue)
Henri Heine, j'ai fait avec vous un voyage,
C'était un soir d'automne, encor tiède, encor clair;
Heidelberg fraîchissait sous ses rouges feuillages,
Nous cherchions, dans la rue aux portails entr'ouverts,
L'humble hôtel, romantique et vieux, du Chasseur Vert.
Je reposais sur vous, compagnon invisible,
Ma tête languissante et mes cheveux défaits;
Un souriant vieillard marchait, lisant la Bible,
Sur la place où le jour, lumineux et sensible,
Jetait un long appel de désir et de paix...
C'était l'heure engourdie où le soleil s'incline;
Par un mortel besoin de pleurer et de fuir,
J'ai souhaité monter sur la verte colline;
Nous nous sommes ensemble assis dans la berline
Où flottait un parfum de soierie et de cuir,
Et nous vîmes jaillir les romanesques ruines.
Sur la terrasse, auprès de la tour en lambeaux,
Des étudiants riaient avec vos bien-aimées.
Je regardais bondir les délicats coteaux
Qui frisent sous le poids des vignes renommées,
Et l'espace semblait à la fois vaste et clos.
Le Neckar, au courant scintillant et rapide,
Entraînait le soleil parmi ses fins rochers.
Nous étions tout ensemble assouvis et avides;
L'insidieux automne avait sur nous lâché
Ses tourbillons de songe et ses buis arrachés...
O sublime, languide, âpre mélancolie
Des beaux soirs où l'esprit, indomptable et captif,
Veut s'enfuir et ne peut, et rêve à la folie
D'enfermer l'univers dans un amour plaintif!
Tout à coup, dans le parc public, humide et triste,
L'orchestre qui jouait sur les bords de l'étang,
Près d'un groupe attentif de studieux touristes,
Lança le son du cor qui chante dans Tristan...
Henri Heine, j'ai su alors pourquoi vos livres
Regorgent de buée et de soudains sanglots,
Pourquoi, riant, pleurant, vous voulez qu'on vous livre
La coupe de Thulé qui dort au fond des flots;
L'amour de la légende et la vaine espérance
Vous hantaient d'un appel sourdement répété:
Hélas ! Vous aviez trop écouté, dès l'enfance,
Les sirènes du Rhin, à Cologne et Mayence,
Quand l'odeur des tilleuls grise les nuits d'été !
Voyageur égaré dans la forêt des fables,
Moqueur désespéré qu'un mirage appelait,
Ni le chant de la mer d'Amalfi sur les sables,
Ni la Sicile, avec l'olivier et le lait,
Ne pouvait retenir votre vol inlassable,
Pour qui l'espace même est un trop lourd filet !
O soirs de Düsseldorf, quand les toits et leur neige
Font un scintillement de cristal et de sel,
Et que, petit garçon qui rentrait du collège,
Vous évoquiez déjà, rêveur universel,
L'oriental aspect de la nuit de Noël !
Pourtant vous goûtiez bien la sensible Allemagne,
Les muguets jaillissant dans ses bois ingénus,
L'horloge des beffrois, dont les coups accompagnent
Les rondes et les chants des filles aux bras nus;
Vous connaissiez le poids sentimental des heures
Qui semblent fasciner l'errante volupté,
Quand l'or des calmes soirs recouvre les demeures,
Les gais marchés, le Dôme et l'Université;
Mais, fougueux inspiré, fier ami des naïades,
Les humaines amours vous berçaient tristement,
Et vous trouviez, auprès d'une enfant tendre et fade,
La double solitude où sont tous les amants!
Accablé par la voix des forêts mugissantes,
Vous inventiez Cordoue, ses palais et ses bains,
La fille de l'alcade, altière et rougissante,
Qui, trahissant son âme offerte aux chérubins,
Soupire auprès d'un jeune et dédaigneux rabbin...
Les frais torrents du Hartz et la mauresque Espagne
Tour à tour enivraient votre insondable esprit.
Que de pleurs près des flots ! de cris sur la montagne !
Que de lâches soupirs, ô Heine! que surprit
La gloire au front baissé, votre sombre compagne!
Parfois, vers votre coeur, que brisaient les démons,
Et qui laissait couler sa détresse infinie,
Vous sentiez accourir, par la brèche des monts,
Les grands vents de Bohême et de Lithuanie;
Les cloches, les chorals, les forêts, l'ouragan,
Qui composent le ciel musical d'Allemagne,
Emplissaient d'un tumulte orageux, où se joignent
Les résineux parfums des arbres éloquents,
Vos Lieder, à la fois déchirés et fringants.
Mais quand le vent se tait, quand l'étendue est calme,
Vous repoussez le verre où luit le vin du Rhin;
Le Gange, les cyprès, la paresse des palmes
Vous font de longs signaux, secrets et souverains;
Et votre œil fend l'azur et les sables marins,
Immobile, extatique et vague pèlerin !
Vous riez, et tandis que tinte votre rire,
Vos poèmes en pleurs invectivent le sort;
Vous chantez, justement, de ne pas pouvoir dire
Les sources et le but d'un multiple délire,
Rossignol florentin, Grèbe des mers du Nord,
Qui mélangez au thym du verger de Tityre
Les gais myosotis des matins de Francfort.
J'ai vu, un soir d'automne, au bord d'un chaud rivage,
Un grand voilier, chargé de grappes de cassis,
Ne plus pouvoir voguer, tant le faible équipage,
Captif sous un réseau d'effluves épaissis,
Gisait, transfiguré par le philtre imprécis
D'un arome, grisant plus encor qu'un breuvage.
O Heine ! ce parfum languissant et fatal,
Cette vigne éthérée et qui pourtant accable,
N'est-ce pas le lointain et pressant idéal
Qui vous persécutait, quand de son blanc fanal
La lune illuminait, dans les forêts d'érables,
Vos soupirs envolés vers sa joue de cristal!
Vous me l'avez transmis, ce désir des conquêtes,
Cet enfantin bonheur dans les matins d'été,
Ce besoin de mourir et de ressusciter
Pour le mal que nous fait l'espoir et sa tempête;
Vous me l'avez transmis, ô mon brûlant prophète,
Ce céleste appétit des nobles voluptés !
O mon cher compagnon, dès mes jeunes années
J'ai posé dans vos mains mes doigts puissants et doux;
Bien des yeux m'ont déçue et m'ont abandonnée,
Mais toujours vos regards s'enroulent à mon cou,
Sur le chemin du rêve où je marche avec vous.
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Henri Heine in Wikipédia (extraits) : Christian Johann Heinrich Heine ou Henri Heine, est né le 13 décembre 1797 à Düsseldorf sous le nom de Harry Heine et mort le 17 février1856 à Paris, est un des plus importants poètes et journalistes allemands du XIX siècle Heine est né de parents juifs ; sa mère était issue d’une famille de banquiers et d’érudits, juifs libéraux, qui avait quitté les Provinces-Unies à la fin du XVIIe siècle, et son père d’une famille de marchands du nord de l’Allemagne, juifs orthodoxes. Il est encore adolescent quand il écrit ses premiers poèmes d’amour. Il s'est épris d’une de ses cousines, Amalie, la fille de l’oncle Salomon, qui sera son mécène.
Il fait des études de droit dans plusieurs universités : à Bonn et Göttingen, à Berlin où il est l'élève de Hegel et où il publie son premier recueil de vers. Il obtient son doctorat en 1825.
Suivirent ses pérégrinations en Allemagne d'où surgirent ses Tableaux de voyage (Reisebilder) en 1826. C’est sa naissance littéraire, un mélange à sa façon de choses vues et de réflexions où il devient son principal personnage. Du coup, le voilà journaliste aux Neue Allgemeine Politische Annalen : «Moi, dont l’occupation favorite est d’observer le passage des nuages, de tendre l’oreille aux secrets, il m’a fallu exposer les intérêts de l’époque, attiser des aspirations révolutionnaires». Heine passa sa vie tiraillé par les éléments incompatibles de ses identités juive et allemande, notamment pour ce qui concernait l'accès aux chaires universitaires, une ambition secrètement caressée par Heine.
En 1827, il voyage en Angleterre, puis il s'installe à Munich. En 1828, il voyage en Italie et séjourne en Toscane. Puis, il s'installe à Hambourg en 1830. En 1831, il s'installe à Paris, où il devient le plus fêté des Allemands. En 1833, il publie ses premiers articles sur l'Allemagne dans La Revue des Deux Mondes.
Grand arpenteur de la ville, il est un piéton baudelairien avant l’heure, y compris dans la fréquentation des prostituées. En 1834, il se met en ménage avec Augustine Crescence Mirat, qu’il rebaptise Mathilde et qu'il épouse en 1841. Il fréquente les socialistes utopistes, disciples du comte de Saint-Simon.
En 1843, il se rend en Allemagne, mais le gouvernement a proscrit ses œuvres. Il fait publier Atta Troll: Ein Sommernachtstraum (Un rêve au milieu de l'été). L'année suivante, il fait un deuxième et dernier voyage en Allemagne et publie Deutschland: Ein Wintermärchen (Allemagne : un conte d'hiver). Son ami Karl Marx écrit un article dans sa revue En avant.
En 1848, il devient grabataire, terrassé par la syphilis ou la myopathie. Il revient aussi à la poésie, où s’entremêlent l’élégie, la confession intime, l’espoir politique. En 1854, il publie un article "Les Aveux du Poëte" dans La Revue des Deux Mondes dans lequel il renie son athéisme et ses idéaux révolutionnaires et qui formera la conclusion de la nouvelle édition du livre De l'Allemagne en 1855. Heinrich Heine est mort le 17 février 1856. Il est inhumé au cimetière de Montmartre à Paris.
247. "Les nuits de Baden"
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Dans le pays de Bade, où les soirs sont si lourds,
Où les noires forêts font glisser vers la ville,
Comme un acide fleuve, invisible et tranquille,
L'amère exhalaison du végétal amour,
Que de fois j'ai rêvé sur la terrasse, inerte,
Ecoutant les volets s'ouvrir sur la fraîcheur,
Dans ces secrets instants où les fleurs se concertent
Pour donner à la nuit sa surprenante odeur...
Des voitures passaient, calèches romantiques,
Où l'on voyait deux fronts s'unir pour contempler
Le coup de dés divin des astres, assemblés
Dans l'espace alangui, distrait et fatidique.
O Destin suspendu, que vous m'êtes suspect !
Sous les rameaux courbés des tilleuls centenaires
Un puéril torrent roulait son clair tonnerre;
Des orchestres jouaient dans les bosquets épais,
Mêlant au frais parfum dilaté de la terre,
Cet élément des sons, dont la force éphémère
Distend à l'infini la détresse ou la paix...
O pays de la valse et des larmes sans peines,
Pays où la musique est un vin plus hardi,
Qui, sans blâme et sans heurts, furtivement amène
Les cœurs penchants et las vers le sûr paradis
Des regards emmêlés et des chaleurs humaines,
Combien vous m'avez fait souffrir, lorsque, rêvant
Seule, sur les jardins où les parfums insistent,
J'écoutais haleter le désarroi du vent,
Tandis qu'au noir beffroi, l'horloge, noble et triste,
Transmettait de sa voix lugubre de trappiste
Le menaçant appel des morts vers les vivants !
Oui, je songe à ces soirs d'un mois de mai trop tiède,
Où tous les rossignols se liguaient contre moi,
Où la lente asphyxie amoureuse des bois
Me désolait d'espoir sans me venir en aide;
Les sureaux soupiraient leurs chancelants parfums;
La ville aux toits baissés, comme une jeune abbesse,
Paraissait écarter ses vantaux importuns,
Pour savourer l'espace et pleurer de tendresse !
Tout souffrait, languissait, désirait, sans moyen,
Les voluptés de l'âme et la joie inconnue.
Quand serez-vous formé, ineffable lien
Qui saurez rattacher les désirs à la nue ?
Je pleurais lentement, pour je ne sais quel deuil
Qui, dans les nuits d'été, secrètement m'oppresse;
Et je sentais couler, sur mes mains en détresse,
Du haut d'un noir sapin qui se balance au seuil
Du romanesque hôtel que la lune caresse,
De mols bourgeons, hachés par des dents d'écureuil.
246. "Ce matin clair et vif"
Ce matin clair et vif comme un midi du pôle,
Où le vent vient filer le blanc coton des saules,
Où sur le pré touffu, de guêpes entr'ouvert,
On croit voir crépiter un large soleil vert,
Où glissent, sur le Rhin que franchit la cigogne,
Les chalands engourdis qui montent vers Cologne,
Où le village, avec ses lumineux sursauts,
Semble un cercle d'enfants jouant avec de l'eau,
Où j'entends dans les airs les pliantes musiques
Que font en se croisant les brises élastiques,
Je songe, ô mon ami dont je presse la main,
Aux forces du silence et du désir humain,
Puisque le plus profond et plus lourd paysage
Ne vient que de mon coeur et de ton doux visage.
245. "Le printemps du Rhin"
Le vent file ce soir, sous un mol ciel d'airain,
Comme un voilier sur l'Atlantique.
On entend s'éveiller le Printemps souverain,
A la fois plaintif et bachique:
Un abondant parfum, puissant, traînant et las
Triomphe et pourtant se lamente.
Le saule a de soyeux bourgeons de chinchilla
Epars sur la plaine dormante.
Un bouleversement hardi, calme et serein
A rompu et soumis l'espace;
Les messages des bois et l'effluve marin
S'accostent dans le vent qui passe !
Comment s'est-il si vite engouffré dans les bois,
Ce dieu des sèves véhémentes ?
Tout encore est si sec, si nu, si mort de froi!
C'est l'invisible qui fermente !
Là-bas, comme un orage aigu, accumulé,
La flèche de la cathédrale
Ajoute le fardeau de son sapin ailé
A ce ciel qui défaille et râle.
Et moi qui, d'un amour si grave et si puissant,
Contenais la rive et le fleuve,
Je sens qu'un mal divin veut détourner mon sang
De la tristesse où je m'abreuve;
Je sens qu'une fureur rôde aux franges des cieux,
Se suspend, pèse et se balance.
Le printemps vient ravir nos rêves anxieux;
C'est la fougueuse insouciance !
C'est un désordre ardent, téméraire, et si sûr
De sa tâche auguste et joyeuse,
Que, comme une ivre armée en fuite vers l'azur,
Nous courons vers la nue heureuse.
Nous sommes entraînés par toutes les vapeurs
Qui tressaillent et qui consentent,
Par les sonorités, les secrets, les torpeurs,
Par les odeurs réjouissantes !
Mais non, vous n'êtes pas l'universel Printemps,
O saison humide et ployée
Que j'aspire ce soir, que je touche et j'entends,
Qui m'avez brisée et noyée !
Vous êtes le parfum que j'ai toujours connu,
Depuis ma stupeur enfantine;
La présence aux beaux pieds, le regard ingénu
De ma chaude Vénus latine !
Vous êtes ce subit joueur de tambourin
A qui les montagnes répondent,
Et dont le chant nombreux anime sur le Rhin
La vive effusion de l'onde !
Vous êtes le pollen des hêtres et des lis,
L'amoureuse et vaste espérance,
Et les brûlants soupirs que les nuits d'Eleusis
Ont légués à l'Ile-de-France !
C'est à moi que ce soir vous livrez le secret
De votre grâce turbulente;
Les autres ne verront que l'essor calme et frais
De votre croissance si lente.
Les autres ne verront,-Alsace aux molles eaux
Qu'un zéphyr moite endort et creuse,
Que vos étangs gisants, qui frappent de roseaux
Votre dignité langoureuse !
Les autres ne verront que vos remparts brisés,
Que vos portes toujours ouvertes,
Où passe sans répit, sous un masque apaisé,
Le tumulte des brises vertes !
Les autres ne verront, ô ma belle cité,
Que la grave et sombre paupière
De tes toits inclinés, qui font à ta fierté
Un voile d'ombre et de prière.
Ils ne verront, ceux-là, de ton songe éternel,
Que ta plaine qui rêve et fume,
Que tes châteaux du soir, endormis dans le ciel.
J'ai vu ton frein couvert d'écume !
Ceux-là ne sauront voir, à ton balcon fameux,
Que la Marseillaise endormie;
Moi j'ai vu le soleil, de son égide en feu,
Empourprer ta feinte accalmie.
Les autres ne verront que ce grand champ des morts,
Où le Destin s'assied, hésite,
Et contemple le temps assoupi sur les corps...
Moi j'ai vu ce qui ressuscite !
244. "Un soir à Londres"
Les parfums vont en promenade
Sur l'air brumeux,
Une âme ennuyée et malade
Flotte comme eux.
Les rhododendrons des pelouses,
D'un lourd éclat,
Semblent des collines d'arbouses
Et d'ananas.
Un temple grec dans le feuillage
Semble un secret,
Où Vénus voile son visage
Dans ses doigts frais.
O petit fronton d'Ionie,
Que tu me plais,
Dans la langoureuse agonie
D'un soir anglais !
Je t'enlace, je veux suspendre
A ta beauté,
Mon coeur, ce rosier le plus tendre
De tout l'été.
Mais sur tant de langueur divine
Quel souffle prompt ?
Je respire l'odeur saline,
Et le goudron !
C'est le parfum qui vient d'Irlande,
C'est le vent, c'est
L'odeur des Indes, qu'enguirlande
L'air écossais !
O toi qui romps, écartes, creuses
Le ciel d'airain,
Rapide odeur aventureuse
Du vent marin,
Va consoler, dans le Musée
Au beau renom,
La divine frise offensée
Du Parthénon !
Va porter l'odeur des jonquilles,
Du raisin sec,
Aux vierges tenant les faucilles
Et le vin grec.
Cavalerie athénienne,
O jeunes gens !
Guirlande héroïque et païenne
Du ciel d'argent;
Miel condensé de la nature,
O cire d'or,
Gestes joyeux, sainte Ecriture,
Céleste accord !
Phalange altière et sans seconde,
O rire ailé,
Bandeau royal au front du monde,
Coeur déroulé,
Prenez votre place éternelle,
Votre splendeur,
Dans l'infini de ma prunelle
Et de mon coeur...
Une maison de brique rouge
Tremble sur l'eau,
On entend un oiseau qui bouge
Dans le sureau.
Quelle céleste main fait fondre
La brume et l'or
Des nébuleux matins de Londres
Et de Windsor ?
Des chevreuils, des biches, en bande,
D'un pied dressé
Semblent rôder dans la légende
Et le passé.
La pluie attache sa guirlande
Au bois en fleur:
Ecoute, il semble qu'on entende
Battre le coeur
De l'intrépide Juliette,
Ivre d'été,
Qui bondit, sanglote, halette
De volupté;
De Juliette qui s'étonne
D'être, en ces lieux,
Plus amoureuse qu'à Vérone
Près des ifs bleus.
Tout tremble, s'exalte, soupire;
Ardent émoi.
O Juliette de Shakespeare,
Comprenez-moi !
243. "Rivages contemplés"
Rivages contemplés au travers de l'amour,
Horizon familier comme une salle ronde,
Où nos yeux enivrés s'interrogeaient toujours,
Dans quel sensible atlas, sur quelle mappemonde
Reverrai-je vos soirs précis et colorés,
Les suaves chemins où nos pas ont erré,
Et que nos cœurs, emplis d'ardeur triste et profonde,
Avaient rendus plus beaux que la beauté du monde ?
242. "La terre"
Je me suis mariée à vous
Terre fidèle, active et tendre,
Et chaque soir je viens surprendre
Votre arome secret et doux.
Ah ! puisque le divin Saturne
Porte un anneau qui luit encore,
Je vous donne ma bague d'or,
Petite terre taciturne !
Elle est comme un soleil étroit,
Elle est couleur de moisson jaune,
Aussi chaude qu'un jeune faune
Puisqu'elle a tenu sur mon doigt !
Et qu'un jour, dans l'espace immense,
Brille, ceinte d'un lien doré,
La Terre où j'aurai respiré
Avec tant d'âpre véhémence !
Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901
241. "La langueur des voyages"
Le matinal plaisir du soleil dans l'herbage,
Dessinant des ruisseaux d'intangible cristal;
Les cieux d'été, plus chauds qu'un sensuel visage
Opprimé de désir, altéré d'idéal;
Le hameau romantique au creux d'un roc stérile;
Des jardins de dattiers, épais ainsi qu'un toit;
L'arrivée, au matin, dans d'étrangères villes,
Où, soudain, l'on se sent libéré comme une île
Que bat de tout côté un flot distrait et coi;
Le bitumeux parfum d'une rade en Hollande,
Le bruit de forge en feu des vaisseaux roux et noirs
Que la noble denrée exotique achalande;
Enfin, surtout, l'odeur et la couleur des soirs,
Ont, pour le voyageur que le désir oppresse
Et que guide un mystique et rêveur désespoir,
L'insistante langueur qui prélude aux caresses.
240. "Le ciel bleu du milieu du jour"
Le ciel bleu du milieu du jour vibre, travaille,
Encourage les champs, les vignes, les semailles,
Comme un maître exalté au milieu des colons !
Tout bouge; sous les frais marronniers du vallon,
L'abeille noire, avec ses bonds soyeux et brusques,
Semble un éclat volant de quelque amphore étrusque.
Sur les murs villageois, le vert abricotier
S'écartèle, danseur de feuillage habillé.
Les parfums des jardins font aussi du sable
Une zone qui semble au coeur infranchissable.
L'air fraîchit. On dirait que de secrets jets d'eau
Sous les noirs châtaigniers suspendent leurs arceaux.
L'hirondelle, toujours par une autre suivie,
Tourne, et semble obéir à des milliers d'aimants:
L'espace est sillonné par ces rapprochements...
Et parfois, à côté de cette immense vie
On voit, protégé par un mur maussade et bas,
Le cimetière où sont, sans regard et sans pas,
Ceux pour qui ne luit plus l'étincelante fête,
Qui fait d'un jour d'été une heureuse tempête !
Hélas ! dans le profond et noir pays du sol,
Malgré les cris du geai, le chant du rossignol,
Ils dorment. Une enfant, sans frayeur, près des tombes,
Traîne un jouet brisé qui ricoche et retombe.
Ils sont là, épandus dans les lis nés sur eux,
Ces doux indifférents, ces grands silencieux;
Et la route qui longe et contourne leur pierre,
Eclate, rebondit d'un torrent de poussière
Que soulève, en passant, le véhément parcours
Des êtres que la mort prête encor à l'amour...
Et moi qui vous avais délaissée, humble terre,
Pour contempler la nue où l'âme est solitaire,
Je sais bien qu'en dépit d'un rêve habituel,
Nul ne saurait quitter vos chemins maternels.
En vain, l'intelligence, agile et sans limite,
Avide d'infini, vous repousse et vous quitte;
En vain, dans les cieux clairs, de beaux oiseaux pensants
Peuplent l'azur soumis d'héroïques passants,
Ils seront ramenés et liés à vos rives,
Par le poids du désir, par les moissons actives,
Par l'odeur des étés, par la chaleur des mains...
Vaste Amour, conducteur des éternels demains,
Je reconnais en vous l'inlassable merveille,
L'inexpugnable vie, innombrable et pareille:
O croissance des blés! ô baisers des humains !
239. "Ceux qui n'ont respiré"
Ceux qui n'ont respiré que les nuits de Hollande,
Les tulipes des champs, les graines des bouleaux,
Le vent rapide et court qui chante sur la lande,
Les quais du Nord jetant leur goudron sur les flots,
Ceux qui n'ont contemplé que les blés et les vignes
Croissant tardivement sous des cieux incertains,
Qui n'ont vu que la blanche indolence des cygnes
Que Bruges fait flotter dans ses brumeux matins,
Ceux pour qui le soleil, au travers du mélèze,
Pendant les plus longs jours d'avril ou de juillet,
Remplace la splendeur des campagnes malaises,
Et les soirs sévillans enivrés par l'œillet,
Ceux-là, vivant enclos dans leurs frais béguinages,
Souhaitent le futur et vague paradis,
Qui leur promet un large et flamboyant voyage
Où s'embarquent les cœurs confiants et hardis.
Mais ceux qui, plus heureux, ont connu votre audace,
O bleuâtre Orient! Incendie azuré,
Prince arrogant et fier, favori de l'espace,
Monstre énorme, alangui, dévorant et doré;
Ceux qui, sur le devant de leur ronde demeure,
Coupole incandescente, opacité de chaux,
Ont vu la haute palme éparpiller les heures,
Qui passent sans marquer leurs pieds sur les cieux chauds,
Ceux qui rêvent le soir dans le grand clair de lune,
Aurore qui soudain met sa robe d'argent
Et trempe de clarté la rue étroite et brune,
Et le divin détail des choses et des gens,-
Ceux qui, pendant les nuits d'ardente poésie,
Egrenant un collier fait de bois de cyprès,
Contemplent, aux doux sons des guitares d'Asie,
Le long scintillement d'un jet d'eau mince et frais,
Ceux-là n'ont pas besoin des infinis célestes;
Nul immortel jardin ne surpasse le leur;
Ils épuisent le temps, pendant ces longues siestes
Où leur corps étendu porte l'ombre des fleurs.
Leur âme nonchalante, et d'azur suffoquée,
Cherche la Mort, pareille à l'ombrage attiédi
Que font le vert platane et la jaune mosquée
Sur le col des pigeons, attristés par midi...
238. "L'évasion"
Libre ! Comprends-tu bien! Être libre, être libre !
Ne plus porter le poids déchirant du bonheur,
Ne plus sentir l'amère et suave langueur,
Envahir chaque veine, amollir chaque fibre !
Libre, comme une biche avant le chaud printemps !
Bondir sans rechercher l'ardeur de la poursuite,
Et, dans une ineffable et pétulante fuite,
Disperser la nuée et les vents éclatants !
Se vêtir de fraîcheur, de feuillage, de prismes,
S'éclabousser d'azur comme d'un flot léger;
Goûter, sous les parfums compacts de l'oranger,
Un jeune, solitaire et joyeux héroïsme !
A peine l'aube naît, chaque maison sommeille;
L'atmosphère, flexible et prudente corbeille,
Porte le monde ainsi que des fruits nébuleux.
On croit voir s'envoler le coteau mol et bleu.
Tout à coup, le soleil, ramassé dans l'espace,
Eclate, et vient viser toute chose qui passe;
La brise, étincelante et forte comme l'eau,
Jette l'odeur des fleurs sur le coeur des oiseaux,
Mêle les flots marins, dont la cime moelleuse
Fond dans une douceur murmurante, écumeuse...
Que mon front est joyeux, que mes pas sont dansants !
Je m'élance, je marche au bord des cieux glissants:
Dans mes songes, mes mains se sont habituées
A dénouer le voile odorant des nuées !
L'étendue argentée est un tapis mouvant
Où court la verte odeur des figuiers et du vent;
Dans les jardins bombés, qu'habite un feu bleuâtre,
Les épais bananiers, au feuillage en haillons,
Elancent de leurs flancs, crépitants de rayons,
Le fougueux bataillon des fruits opiniâtres.
Je regarde fumer l'Etna rose et neigeux;
Les enfants, sur les quais, ont commencé leurs jeux.
Chaque boutique, avec ses câpres, ses pastèques,
Baisse sa toile; on voit briller l'enseigne grecque
Sur la porte, qu'un jet de tranchante clarté
Fait scintiller ainsi qu'un thon que le flot noie;
Tout est délassement, espoir, activité;
Mais quel désir d'amour et de fécondité,
Hélas ! S’éveille au fond de toute grande joie !
Et pour un nouveau joug, ô mortels! Eros ploie
La branche fructueuse et forte de l'été.
237. "La nuit flotte"
La nuit flotte, amollie, austère, taciturne,
Impérieuse; elle est funèbre comme une urne
Qui se clôt sur un vague et sensible trésor.
Un oiseau, intrigué, dans un arbre qui dort,
Paraît interroger l'ombre vertigineuse.
La lune au sec éclat semble une île pierreuse:
Cythère aride et froide où tout désir est mort.
Une vague rumeur émane du silence.
Un train passe au lointain, et son essoufflement
Semble la palpitante et paisible cadence
Du coteau qui respire et songe doucement...
Un parfum délicat, abondant, faible et dense,
Mouvant et spontané comme des bras ouverts,
Révèle la secrète et nocturne existence
Du monde végétal au souffle humide et vert.
Et je suis là. Je n'ai ni souhait, ni rancune;
Mon coeur s'en est allé de moi, puisque ce soir
Je n'ai plus le pouvoir de mes grands désespoirs,
Et que, paisiblement, je regarde la lune.
Je suis la maison vide où tout est flottement.
Mon coeur est comme un mort qu'on a mis dans la tombe;
J'ai longuement suivi ce bel enterrement,
Avec des cris, des deuils, du sang, des tremblements,
Et des égorgements d'agneaux et de colombes.
Mais le temps a séché l'eau des pleurs et le sel.
D'un œil indifférent, sans regret, sans appel,
Eclairé par la calme et triste intelligence,
Je regarde la voûte immense, où les mortels
Ont suspendu les vœux de leur vaine espérance.
Et je ne vois qu'abîme, épouvante, silence;
Car, ô nuit ! vous gardez le deuil continuel
De ce que rien d'humain ne peut être éternel...
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