26/10/2011

320. Poème de l'Amour. 11

11. LXXXVIII

Les vers que je t'écris ne sont pas d'Orient,
Je ne t'ai pas connu dans de beaux paysages,
Je ne t'ai vu mobile, anxieux ou riant,
Qu'en des lieux sans beauté qu'animait ton visage.

Tout le tragique humain je l'ai dit simplement,
Comme est simple ta voix, comme est simple ton geste,
Comme est simple, malgré son fastueux tourment,
Mon invincible esprit que ton oeil rend modeste.

Mon front méditatif, et qui porte le poids
De sentir s'emmêler à mes pensers les astres,
Te bénit pour avoir appris auprès de toi
Le rêve resserré et les humbles désastres.

Et si ton innocent et rayonnant aspect
Ne m'avait longuement imposé son mirage,
Je n'aurais pas la vive et misérable paix
Qui préserve mes jours des douleurs sans courage...

XCIV

Je t'aimais par les yeux, je puis
Me détourner de ton visage,
Te parler sans boire à ce puits
De ton regard vibrant et sage.

Je t'accosterai comme font
Les prêtres avec les abbesses;
Plus rien ne trouble et ne confond
Une paupière qui s'abaisse.

Si terrible que soit l'amour,
Si spontané, ferme, invincible,
Le coeur heureux l'aidait toujours...
Mais tu me seras invisible.

Grave, je porterai le deuil,
Que nul hormis toi ne soupçonne,
De dédaigner sur ta personne
L'injuste beauté de ton œil.

Quand ta voix engageante et tiède
Voudra reprendre le chemin
De mon coeur, qui te vint en aide
Avec la douceur de mes mains,

J'aurai cet aspect d'infortune
Qui surprend et fait hésiter;
Tu pourras, sombre iniquité,
Croire enfin que tu m'importunes !

Comment me nuirait désormais
Ton fin et vivant paysage
Si mes yeux n'abordent jamais
Son délicat coloriage ?

Si jamais je ne me repais
De la nourriture irritante
Par quoi je détruisais ma paix ?
Si plus rien en toi ne me tente ?

Et qu'étais-tu, toi que j'ai craint
Plus que toute mort et tout blâme,
Si ton charme succombe au frein
Du noble souci de mon âme ?

319. Poème de l'Amour. 10

10. LXX

Pareils à l'Océan qui dans sa force trouble
Contient un orage inconnu,
Tes yeux de sombre azur sont pleins de lueurs doubles,
Jamais ils ne me semblent nus.

Je ne connais pas bien ces lieux de ma misère
Et de ma longue attention;
Ainsi que sur la lande aux chardons aigus, j'erre,
Me blessant aux déceptions.

Hélas! J'étais puissante, attentive, précise,
Mais où toucher ton coeur amer ?
À présent je ressemble à ces femmes assises
Guettant les barques sur la mer.

J'attends qu'une heure sonne à quelque vague horloge,
Que je ne sais où situer;
Je souffre dans mon coeur indomptable où se loge
L'espoir, que tu ne peux tuer !

Et pourtant, cher esprit où s'ébattent des ailes,
J'aime mieux ne jamais connaître les nouvelles
Que renferme ton front têtu,
J'appréhende le mot par qui le coeur chancelle...
Merci de t'être toujours tu !

LXXXIV

Il n'est pas vrai qu'on soit orgueilleux d'aimer tant,
Et que d'un œil d'aigle on regarde
Les passants affairés, indifférents, contents,
Noyés de lumière blafarde.

Il n'est pas vrai qu'un grave et poignardant amour
Isole noblement le rêve;
Nul ne dit les combats dont l'assaille sans trêve
Le désir, conflit sombre et sourd !

Il n'est pas vrai que l'âme altière et transportée
Bénisse son cruel fardeau.
Même si l'on paraît éblouie et hantée,
L'on ne vit qu'en courbant le dos.

Comment se réjouir d'avoir livré sa chance
À l'étranger vague et secret
Qui, selon sa rieuse ou grave nonchalance,
Nous emmêle à son sort distrait ?

Ah! pouvoir n'aimer pas celui qu'on aime ! N'être
Pas l'esclave d'un beau vivant !
Vivre libre, espérer, choisir, vouloir, connaître !
Fendre l'azur comme le vent !

Ne pas être liée avec de durs cordages,
Secs et fermés comme des poings,
Au charme inévitable et fortuit d'un visage,
Qu'on eût pu ne rencontrer point !

N'avoir pas transféré sa digne solitude,
Unique et nombreuse à la fois,
Dans un corps dont les yeux, la voix, la lassitude
Semblent sacrés ou bien narquois !

Ne pas être obligée à constater sans cesse
Que rien ne nous est plus soumis,
Et que, ne nous laissant qu'une atroce paresse,
Notre coeur bat dans l'ennemi !

318. Poème de l'Amour. 09

9. L

Quand l'argentine nuit se répand dans l'espace,
Quand l'homme sans soleil rentre dans ses maisons,
La terre fait monter à sa calme surface,
Ainsi qu'une amoureuse et secrète saison,
Le tumulte animal, délicat et vorace,
Qui semble avoir brisé de célestes prisons
Ou déchiré les rets d'une invisible nasse...
Comme un clair ricochet d'étoile sur les eaux,
Dont les lueurs seraient faiblement inégales,
Un crapaud, retiré dans la paix des roseaux,
Fait gonfler et crever entre de courts repos
Ses deux bulles d'air musicales...
Invisibles, menus et pourtant solennels,
Les insectes, l'oiseau, les aromes s'emparent
De l'ombre, où leur éclat est confidentiel;
Ce grand fourmillement d'érotiques appels
S'entasse dans l'éther et pourtant se sépare,
Comme si le plaisir restait toujours avare
De son rêve exigu joint à l'universel;
Si l'homme vient rêver parmi ces grands cantiques,
Quand l'animal désir, comme un sachet plus lourd,
Se suspend à la nuit, plus ample que les jours,
Et lui livre l'aveu exultant et pudique
De ses chants de métal, nets et mélancoliques,
Il demeure étonné, dans sa grandeur mystique,
D'avoir tous les pensers sans avoir tout l'amour !

317. Poème de l'Amour. 08

8. XLVI


Ce n'est peut-être pas le tribut que réclame
Un coeur profond et délicat,
Cet amour allongé qui vient comme une lame
Frapper la rive avec fracas.

Ne pouvant pas comprendre et juger ce qu'on aime,
On ne fait que doubler son coeur;
On est comme on voudrait que l'on fût pour soi-même;
Mais l'abondance a ses erreurs !

Ne livrons pas à ceux qu'un faible élan contente
L'univers que nous possédons;
Transmettre, en exultant, l'espace qui nous hante
Est un fardeau autant qu'un don.

La passion contient l'amour avec la hargne,
Et son orage est maladroit
Peut-être faudrait-il que parfois l'on épargne
Les cœurs étonnés d'être étroits !

Déguisons la fierté de nous sentir prodigues;
Que pèse notre orgueil du feu
Devant la pauvreté de notre être qui brigue
La faveur d'obtenir un peu !

Devenons attentifs à ces âmes choisies
Que l'on goûte à travers leurs corps
Contraignons, en souffrant, l'altière fantaisie,
Aimer moins est si fort encor !

Il n'est pas, pour nouer une divine attache,
Que ces excès mal assainis.
Mais vraiment, se peut-il qu'auparavant l'on sache
Que l'on blesse par l'infini ?

316. Poème de l'Amour. 07

7. XLI


Je bénis le sommeil, lui seul peut déformer
Par sa ténèbre étroite, habile et travailleuse,
Les traits de ton image où mon âme amoureuse,
Sachant tous tes défauts, ne voit rien à blâmer!

Je m'endors agitée, et, pareille aux voyages,
Débordante d'espoirs, d'attente, de projets;
Et puis, à mon réveil, engourdie encor, j'ai
La douceur de trouver ma raison lasse et sage.

Je ne souhaite rien; fidèle à mes soucis
Je songe tendrement à la tombe loyale
Où, descendue enfin dans la paix sans rivale,
J'oublierai les désirs dont j'ai souffert ici;

Et je ne cherche pas à me tromper moi-même
Sur le dur sentiment que tu m'as inspiré;
Non, je ne t'aime pas avec l'honneur sacré,
Avec l'esprit ravi! Non, pauvre homme, je t'aime...

Et si ton hésitant, faible et modique orgueil
Ne peut s'accommoder de l'animale flamme,
Moi, du moins, j'eus le droit de voir périr des âmes
Pour les lèvres, les bras, les noirs cheveux et l'oeil!

XLIV

Les mots sans qu'on les craigne ont d'effrayants pouvoirs,
Ils sont les bâtisseurs hasardeux des pensées,
L'âme la plus puissante est parfois dépassée
Par ces rêves actifs que l'on voit se mouvoir.

Laissons se balancer dans leur ombre décente
L'excessive tristesse et l'excessif besoin!
Confions le secret ou la hâte oppressante
Au silence sacré qui ne les livre point.

Un souvenir dormant cesse d'être coupable,
Tout ce qui n'est pas dit est innocent et vrai;
S'il consent à garder sa face sombre et stable
Le mensonge lui-même est un noble secret.

Ô Vérité tentante et qu'il faut qu'on esquive,
Monacale pudeur, effort, renoncement,
Sainteté des torrents retenant leur eau vive,
Solitude du coeur et de la voix qui ment !

Tendresse de la main qui parcourt et qui lisse
La vie atténuée et calme des cheveux,
Tandis que le désir se prive du délice
De déchaîner l'orage éloquent des aveux

Résolution pure, auguste et difficile
De n'accaparer pas l'esprit avec le corps,
De rester étrangers, pour que le plus fragile
Ne soit pas prisonnier de l'ineffable accord !

Feintise d'être heureux en dehors de l'ivresse,
Accommodation aux paisibles instants:
Plus que les cris, les pleurs, les secours, les caresses,
Vous êtes le mérite insondable et constant !

315. Poème de l'Amour. 06

6. XXXIX


Si je n'aimais que toi en toi
Je guérirais de ton visage,
Je guérirais bien de ta voix
Qui m'émeut comme lorsqu'on voit,
Dans le nocturne paysage,
La lune énigmatique et sage,
Qui nous étonne chaque fois.

Si c'était toi par qui je rêve,
Toi vraiment seul, toi seulement,
J'observerais tranquillement
Ce clair contour, cette âme brève
Qui te commence et qui t'achève.

Mais à cause de nos regards,
À cause de l'insaisissable,
À cause de tous les hasards,
Je suis parmi toi haute et stable
Comme le palmier dans les sables;

Nous sommes désormais égaux,
Tout nous joint, rien ne nous sépare,
Je te choisis si je compare;
C'est toi le riche et moi l'avare,
C'est toi le chant et moi l'écho,
Et t'ayant comblé de moi-même,
Ô visage par qui je meurs,
Rêves, désirs, parfums, rumeurs,
Est-ce toi ou bien moi que j'aime ?