24/05/2011

292. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 7/7

Hopefulness by Sharylyn Kirar
Trois extraits de romans
pour illustrer le propos de Marie-Lise Allard
(Textes proposés par l'auteur)

1. La Nouvelle Espérance

« Les branches d'un pin venaient si près de la fenêtre qu'on pouvait voir, tout contre la vitre, sur l'une d'elles, plus fine et plus balancée, un oiseau, gonflé de plumes, qui se reposait entre les aiguilles vertes et les petites pommes de pins. On n'entendait aucun bruit, ni dans la maison, ni dehors, seulement un crépitement latent, comme si le silence enregistrait l'heure et le temps, les buvait par petites aspirations régulières... » p. 180.
« Elle aimait cette attente qui lui donnait l'impression qu'elle ne pourrait pas la supporter longtemps, et que tout à l'heure, ouvrant la porte, son ami la trouverait abattue contre la table, vraiment morte d'impatience. Et la porte s'ouvrait. Philippe paraissait. Madame de Fontenay le regardait de loin, le yeux clignés, comme on regarde, au réveil, l'entrée du jour dans la chambre... » p. 21
« J'étais comme ces ivrognes qui aggravent leur mal en buvant en route, mais qui étaient déjà ivres au départ. Je suis née ivre, et j'ai vécu toujours altérée de véhémence et de douleur. p. 298.
« Enfant, je sentais que la résignation et l'accablement était quelque chose qui était fait pour d'autres gens que pour moi. Et tu ne voudrais pas, mon bien-aimé, que celle que tu as prise pour sa vitalité, sa colère et ses cris, que tu as tenue contre toi, mouvante et multiple à force d'aspects, de regards et de désirs, et d'un tumulte tel, que ses gestes et sa voix changeaient la couleur de l'air, fût ainsi morne et soumise. » p. 300.


2. Le Visage émerveillé

4 juin.
« J'écris dans le jardin, assise sur la banc à l'ombre, en tenant mon cahier sur mes genoux. Tout l'air est tapissé de petites odeurs. Le velours du gazon et des feuilles duvetées de la giroflée s'évapore dans l'azur. Il y a deux petits sapins dans des pots, qui répandent une odeur vive et grésillante quand le soleil de midi fait bouillir leur résine. Ah ! que l'air est brûlant ! Je crois que je m'assoupis, étouffée par les flocons bleus de la chaleur... »
27 octobre
« On ne pense pas à l'avenir, il arrive. On ne comprend plus rien, et c'est comme si tout l'univers avait été différent de ce qu'il est maintenant. D'abord on se retient pour ne pas devenir fou et puis vient la fatigue, on a une tête et une âme qui s'assoupissent, qui acceptent le malheur doucement. »
9 novembre
« Après deux journées pieuses et paisibles, un singulier délire me gagne. Je ne vois plus rien autour de moi, et dans ces ténèbres une lumière unique m'aveugle, plus coupante qu'une épée d'or. Je m'enferme avec vous et je meurs, rayon incomparable, qui êtes le souvenir et le désir, - qui êtes la connaissance – la connaissance du bien et du mal et leur goût confondu. [...]
Désir, ô poésie aimable et sauvage, plus âcre que le buisson et le renard, et pourtant affinée comme l'extrême parfum de la gomme d'Arabie ! »


3. La Domination

« Le soir, vers sept heures, il arriva à Venise. Antoine Arnault n'avait point pensé qu'un tel choc l'amollirait quand, au sortir de la gare, il demeura immobile, étourdi, arrêté comme d'une flèche qui, lui perçant le coeur, le clouait sur l'air doux de Venise.
Miracle, enchantante douleur, elle venait vers lui comme une figure, comme un destin, comme un amour qu'on ne peur plus éviter ! Ville plus basse que les autres où l'on descend à jamais. Perle mourante ajoutée aux continents, elle est toute seule, et son air enfermé ne s'égare point ailleurs. » p. 103
" A peine au centre de ma vie, j'en vois déjà le néant, et j'en prévois le déclin. […] L'univers est pour moi différent de ce qu'il apparaît aux autres hommes : les plus hautes montagnes me sont des collines que mon esprit franchit aisément; les villes des villages, et l'espace un étroit jardin. Par moment, ayant dépassé toutes les formes et tous les contours, je contemple le royaume immense et blanc de la folie... […]
Je le sens, chaque jour je m'enfonce davantage dans ce désert royal où les autres ne me sont plus rien. Et que puis-je sur moi-même ? En vain essaierai-je d'arrêter en moi un mouvement qui me nuit, me détruit en même temps qu'il augmente. » p. 194-95.