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Texte repris à partir du site de Catherine Perry : http://www.annadenoailles.org/
Site de l'éditeur : http://www.ep-la.fr/
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A Sandrine Gaillard
Peut-être, grâce à cette nouvelle édition d’un recueil de nouvelles intitulé Les innocentes ou la sagesse des femmes, peut-être va-t-on, enfin, pouvoir redécouvrir tout le talent de l’écrivaine Anna de Noailles (1876-1933). Cet ouvrage paru initialement en 1923 vaut bien plus que cette réputation de littérature de musée telle qu’elle semble implicitement recouvrir tant d’œuvres étiquetées « Fin de siècle » ou « Belle époque ». Le surréalisme dont chacun vante à qui veut l’entendre le génie a, hélas, conduit toute une littérature, par ses sarcasmes dignes d’une jeune génération aux dents longues, au mieux à l’indifférence, au pire au mépris d’une postérité qui ne retient, paraît-il, que les chefs-d’œuvres passés (pourtant, qui lit encore aujourd’hui Le Désespéré ou La femme pauvre de Léon Bloy? Qui pense jeter un coup d’œil au scandaleux Monsieur Vénus de Rachilde, roman qui devrait faire rougir de honte Florian Zeller ou Lolita Pille).
Anna de Noailles est sans aucun doute l’auteure que le lecteur dilettante peut difficilement apprécier ; tant cette dernière réclame une entrée en profondeur d’un texte qui fait autant songer à un recueil de poèmes qu’à des nouvelles qui appartiennent au genre imaginé de la correspondance ou encore à celui des réflexions raisonnées sur l’amour. D’autre part, il est loisible de faire un parallèle entre l’inspiration métaphorique d’une Anna de Noailles avec ce symbolisme que d’aucuns jugent à bon droit daté — Jules Lemaître, le grand critique de l’époque et auteur de la série littéraire, Les contemporains, s’était déjà attaqué à cette jeune littérature qui lui paraissait autant médiocre que peu mature ; de même qu’il avait malheureusement fait montre à l’endroit de l’œuvre de Joris-Karl Huysmans, d’un dénigrement peu commun — . Bref, je conçois que certains passages révèlent tout simplement de l’artifice au lieu de la véritable inspiration. Mais je conçois en même temps qu’il est bien rare de voir Anna de Noailles tomber dans la plus complète insincérité. Bien au contraire : par l’habitude et la concentration, on se sent guider par sa prose qui révèle autant du travail stylistique que de la vision onirique des paysages qui vient à la fois d’une connaissance parfaite de la nature et des voyages que Anna de Noailles n’a cessés d’entreprendre tout au long de sa vie.
Enfin, derrière les préjugés propres à l’époque, je ressens moins la « sagesse des femmes » qu’une connaissance révélée par Anna de Noailles des sentiments féminins. Face aux grands mots tels que passion, amour ou encore jalousie, Anna de Noailles transparaît aux yeux des lecteurs dans toute sa fragilité mais, paradoxalement aussi, dans toute sa puissance. Il faut, en effet, de l’énergie pour dépeindre la complexité des émotions qui font le cœur d’une femme — si l’on veut bien admettre ce postulat affirmé de distinction entre les sexes plutôt que celui de différence lequel n’est, en fin de compte, qu’un effet secondaire de cette séparation propre à l’altérité et présente dans chaque être humain. Anna de Noailles pourrait, certes, nous contraindre à adopter la position d’un Alain Soral qui ne voit, dans les sentiments amoureux, qu’un déni du corps sale au profit d’un imaginaire esprit. Or, il suffit de lire entre les mots pour comprendre que Anna de Noailles ne cesse de nous dévoiler la Vérité, cette vérité des sentiments qui n’est autre que le pieux mensonge. À l’instar du cinéaste Luchino Visconti, Anna de Noailles prône la beauté tout en nous dévoilant au moment opportun la vulgarité, la médiocrité de l’Être…
Thomas Dreneau