03/08/2014

703. Anna de Noailles. La grande guerre. 2/17















L'avenir

- O beauté de la terre, ô fête des colombes,
Assentiment volant du sol aux cieux ouverts,
Quand la France criera, pour que les armes tombent:
"Mon cœur a déclaré la paix à l'univers!"

O Paix, ô saint azur, ô branche de l'olive,
O doux banquet du monde où s'assoit Michelet,
Voici que le printemps des nations arrive
Comme si l'ample amour de Hugo l'appelait!

- Victoire généreuse aux ailes innocentes,
Réjouis de tes cris les justes Nations,
Et que l'on voie bondir, sur ta gorge qui chante,
Les muscles enivrés de l'exaltation!

De l'exaltation pour le rêve et la vie,
Pour la joie et les jeux dans les libres cités,
Pour la multiple ardeur de lents loisirs suivie,
Pour le visage ovale et moite de l'Eté!

Qu'une foule éblouie à ton appel réponde,
Qu'on pleure d'allégresse, et que notre âme soit
De l'éternel azur et du milieu du monde,
Et sente étinceler tout l'univers en soi!

- O Terre, que les dieux nous ont faite si belle!
Qui portez mollement, dans le matin rosé,
Les Monts Euganéens dont l'orgueil bleu ruisselle,
La Grèce, où le talon de Vénus s'est posé,

Qui portez les bosquets des Eaux-douces d'Asie,
Les Iles, que leur chaud feuillage fait plier,
Le corps dansant et doux de l'ivre Andalousie
Qui rit et luit, debout dans ses divins souliers,

Qui portez les jardins penchants de la Touraine,
L'Ile-de-France heureuse, et Paris vigilant
Qui soupire et rugit pour toute peine humaine
Comme un lion de qui l'on tourmente les flancs,

O Terre, que partout l'amour enfin se pose !
Que tous les continents aient un même souhait,
Comme trente parfums font une seule rose,
Comme chaque rameau fait la verdeur de Mai.

Que chacun ait un fruit de la terre promise,
Et que dans l'air neigeux les dômes de Moscou
Aient la fierté dorée et libre de Venise,
Qui de joug n'a gardé que des perles au cou!

Que les soldats sacrés, qu'Achille, qu'Alexandre,
Voyant comme il fait sombre et triste chez les morts,
Disent: "Louez la vie et pleurez sur la cendre!
Hélas! ne plus vous voir, Soleil! Œil du jour d'or!"

- Émouvante bonté, touchant désir de plaire
Qu'auront, d'un bord du monde à l'autre, tous les cœurs,
Quand amoureux d'un rêve immense et populaire
Les héros ne seront que de douleurs vainqueurs!

Puissance de la voix lyrique, tu pénètres
L'ombre où l'homme respire un air étroit et noir,
Et tu feras jaillir, dans toutes les fenêtres,
La lumière, que Goethe, en mourant, voulait voir!

Et, puisque dans l'élan des juvéniles forces
L'homme reste un guerrier, un chasseur irrité,
Que son ardente sève, en déchirant l'écorce,
Brûle dans la musique et dans la volupté !

Les temps seront alors justes comme une fable,
Déjà des chants joyeux montent dans l'air serein,
Et voici que verdit la forêt innombrable
Dont chaque feuille mord un peu d'azur divin!

- Ah! que, les yeux fermés, tout être se souvienne
De sa naïve enfance et des matins légers,
Du cercle de rosiers où des abeilles viennent,
Des groseilliers luisant au centre du verger.

Que sentant comme il est auguste et doux de vivre,
Comme le temps est court pour servir la beauté,
Comme chaque journée à nouveau nous enivre,
Il dise: "Je le crois, voici la Vérité:

La Vérité, c'est vous, paix des plaines fécondes,
C'est vous, calme Justice au front lucide et pur,
C'est vous divin Soleil, Penseur ailé du monde,
Qui, rompant vos liens, bondissez dans l'azur!...

14 juillet 1919

Des hommes vont passer sous l'arche triomphale
Qui semble un cri de pierre entr'ouvert sur l'azur;
Forts comme les torrents, fiers comme la rafale,
Ils vont, ceux dont le bras fut agissant mais pur.

Pour conquérir le droit de traverser la pierre
Qui, comme la Mer Rouge, a relevé deux bords,
Ces grands prédestinés ont fixé leurs paupières
Quatre ans, placidement, sur l'angoisse et la mort.

Ils ont lutté sachant que chaque moment tue,
Que les combattants n'ont ni vœux ni lendemains;
Mais, cédant l'éphémère à ce qui perpétue,
Ces âmes se léguaient à l'avenir humain.

La nation que seul l'honneur pouvait convaincre
Avait de ses vivants fait deux sublimes parts:
Ceux qui devaient mourir et ceux qui devaient vaincre,
Et voici les vainqueurs; - leur surprenant regard

N'est pas le seul reflet de l'âme satisfaite
Qui connut les travaux indicibles, et vient
A cette heure de joie et de douleur parfaites
Recueillir un laurier dont l'éther se souvient!

Un sensible ouragan s'épand sur ces visages,
On sent vivre sur eux d'invisibles secrets,
Ils semblent tout couverts de profonds paysages:
Celui qui les vit naître et ceux où l'on mourait.

La France est tout entière au creux de ces épaules
Qui l'ont portée ainsi qu'un joug ferme et serein:
La terre de l'olive et la terre des saules,
Les baumes de la Loire et les torrents du Rhin,

La plaine où la chaleur exalte le genièvre,
Les monts où les sapins font un ciel résineux,
Ont envahi leurs fronts, leurs genoux et leurs lèvres:
C'est la France et ses morts qui respirent sur eux!

C'est la France et ses morts qui s'avance et qui passe
Sous l'Arc qui vient restreindre un sort illimité,
Mais la gloire et les pleurs vont rejoindre l'espace
Et relier aux cieux leur noble éternité.

Illustration en tête de page : carte envoyée par mon grand-père à son épouse, le 12 octobre 1914