08/02/2013

635. Le voyage sentimental


O mon ami, le temps fait bondir sa fanfare,
Venez, partons, fuyons, pour vivre ou pour mourir
Comme un puissant oiseau tournoie autour d’un phare
Allons brûler nos yeux aux flammes du plaisir !


Voyez, la lune luit comme un faune de marbre
Allons pleurer au creux des indolents hamacs,
Près des bosquets penchants, sous le parfum des arbres,
Dans les soirs langoureux et parfumés des lacs, 


Dans les soirs d’Amsterdam, lorsque la brume arrive
Sur le fauve jardin, plein d’exaltations,
Et qu’on entend mugir vers leur lointaine rive
La panthère alanguie et les tristes lions. 


Et puis, quittant soudain les villes et la lande,
Nous irons aborder dans l’île peinte en bleu,
Et, les regards errant sur la mer de Hollande,
Nous unirons nos cœurs profonds et nébuleux. 


Nous verrons des vaisseaux, que le couchant embrase,
Glisser, les mâts tendus, sur l’infini serein,
Et nous évoquerons les soirs roses d’extase
De Paul et Virginie et de Claude Lorrain. 


Alors nous quitterons les îles bocagères,
Les villages teintés du bleu des horizons,
Monikendam qui fait, sous les brises légères,
Luire comme des lis le seuil de ses maisons, 


Nous irons en courant vers la divine Espagne,
Pays incendié, si sordide et si beau
Que l’on va sans chercher si la morne campagne
Mèneà Vallâdolid ou bien à Bilbao. 


Nous irons les yeux pleins d’azur, l’âme étourdie,
Mordant au piment rouge, au sucre, au fruit marin,
Et nous verrons un soir surgir Fontarabie,
Ronde et fumeuse ainsi qu’un bouclier d’airain !


Nous demeurerons là, sur un balcon qui bombe,
Sous le vitrail fragile et clair du mirador,
Regardant le jour bleu qui pâlit et succombe,
Entraîné par le poids glissant du soleil d’or. 


Nous entendrons, le soir, le cri des poissonnières
Monter comme la voix des sirènes en feu,
Il semblera que l’ombre et la nature entière
S’appellent vers un lit sanglotant et joyeux. 


Des muletiers iront, transportant la farine
Sur le dos maigre et nu de leur âne qui dort,
Un brûlant aloès luira, cerclé d’épines,
Je m’assoirai au coin de la Calle Mayor. 


Quelquefois je serai l’hirondelle qui rase
Le palais rouge et noir qu’habitait Charles-Quint,
Palais inexorable et dur, froid comme un vase
Qui verse une eau glacée et un ennui hautain. 


Nous vivrons là, cherchant à mélanger nos âmes
Mais moi, parfois, ayant beaucoup souffert d’aimer
Ce qui reste d’espoir, de secrets et de flammes,
Malgré nous dans nos mains et nos yeux enfermés, 


J’irai sur le balcon, accouder ma paresse
Au-dessus de la rue, où les guitares font
Un giclement soudain de musique et d’ivresse,
Un bruit de feu, d’orage et de désir profond !


Le soir étant obscur, je ne pourrai connaître
Le passant langoureux, le chanteur triste et fort
Qui, dans la rue étroite, au bas de ma fenêtre,
Mêle les cris du rêve aux soupirs de la mort. 


Mais pour me délivrer de mon amour du monde,
Du mal universel qui déchire mon cœur,
Je laisserai glisser, comme une algue dans l’onde,
Mon bras chargé de songe amoureux et d’odeur. 


Tendre audace, au travers de l’onduleux grillage
Ma main viendra toucher les lèvres et les dents 

Du chanteur sans regards, sans forme, sans visage,
Dont je n’aurai perçu que le désir strident. 

Alors je pourrai croire avoir connu dans l’ombre 
 Ce mystique baiser que souhaite mon sang, 
Baiser dont on ne sait ni le nom ni le nombre, 
Qu’on pense avoir reçu de l’infini puissant. 

Et je serai pareille alors aux saintes vierges, 
Nymphes en manteau noir du couvent espagnol, 
Dont les pieds sont baisés par la flamme des cierges,
Dont le visage meurt d’un sanglot fol et mol, 


"Vierges aux yeux luisants, à la bouche fardée,
Qui désignent leur cœur comme un brûlant aveu, 

Dont le regard s’éteint d’extase poignardée
Au milieu du parfum de rose des cheveux, 


Et qui, pleines d’un deuil ineffable et trop tendre,
Ivres des pleurs versés sur la mort de leur dieu, 
Brûlent d’humilité, et ne peuvent défendre 
Leur bouche désolée et leur cœur radieux.

Les Eblouissements