10/02/2012

453. Conte triste. 12

12. On eût dit une personne arrachée à une longue hypnose et qui contemplait l'horreur du réel. Elle venait d'être dissociée de l'habitude : de là son dément regard. En effet, l'habitude n'est-elle pas la torpeur sacrée qui nous baigne de toutes parts ? Climats, croyances, devoirs, relations amicales, politesse, bonté, qu'êtes-vous d'autre que les formes éprouvées du tutélaire usage ?
L'épouse terrifiée, en proie à l'évanouissement, dut être transportée sur son lit; et là, lorsqu'elle rouvrit les yeux, elle se sentit soignée, secourue, encouragée par ses deux bourreaux corrects, consciencieux et sensibles : Christine et Julien. Elle n'eut pas, dans sa douceur, la force ni le besoin de les blâmer; elle faisait partie de la combinaison du sort; elle excédait, il est vrai, cette combinaison, mais pour l'instant elle y tenait un rôle important; elle n'essaya pas de lui donner du tragique; elle se modela sur ses sacrificateurs. Comme l'avaient été son mari et son amie, elle fut loyale, empressée, honnête.
- Que devons-nous faire ?, leur demanda-t-elle.
- M'éloigner de vous deux, balbutia la confuse Christine, réfléchir. Je partirai demain, j'irai habiter Poitiers pendant quelques mois. Je n'écrirai pas à Julien. Puisse-t-il m'oublier, chère Isabelle, et te rendre cet entier bonheur que le hasard a troublé. Si je peux revenir près de vous deux, en retrouvant Julien guéri de notre amour, je serai trop heureuse !
Elle pleurait, et les nobles intentions jaillissaient sincèrement de sa douleur, car les larmes ont l'étrange pouvoir d'être le véhicule persuasif, exaltant, éphémère, de tout ce qui est impossible et inexécutable. Pareils aux fleuves dont parle Pascal, ce sont des chemins qui marchent, mais qui mènent où l'on ne pourra jamais aller.
- Que dois-tu faire? demanda Isabelle, toujours bouleversée, ébahie et sage, en s'adressant à son mari.
- Chère amie, répondit-il, ce n'est pas sans un trouble pénible que j'ai senti mon amitié pour Christine se transformer en une affection plus vive, en un véritable amour, puis-je dire. La pensée de t'être infidèle, de te faire de la peine, eût été indigne de moi comme de vous deux. Aussi allons-nous à présent, en pleine franchise, tenter de rétablir une situation devenue bien cruelle dans les formes du passé, qui fut si heureux ! Toutes les larmes redoublèrent.