19. Apitoyés par leur sort, nous ne leur adresserons pas cette sévère demande : « Comment aviez-vous donc cru que tout cela finirait ? » et nous nous bornerons à conclure par cette moralité :
Il n'est, certes, au pouvoir d'aucun humain de ne pas subir la présence de l'ange silencieux, porteur de paradis, qui, brusquement, à son heure, par caprice divin, met un terme à notre tranquillité et à notre ennui. Christine et Julien furent, en pleine innocence, surpris par ce visiteur subtil qui se dégage des paysages, des saisons débutantes et chaudes, comme aussi de la boîte vernie du gramophone, du midi de la vie, d'une palpitation du regard, d'un soupir soudain éloquent et du vide lui-même. Ils étaient, d'une manière indéniable, sans aucune force contre lui, mais il eût été souhaitable que leurs facultés les eussent inclinés vers la modestie, vers la bonté, si raisonnable toujours, et qu'ils négligèrent gravement. Ah! s'ils avaient été modestes, lui et elle, quelle voix leur eût pu dicter de souhaiter un bonheur tout frais et neuf, comme une primevère qui reluit de ses radicelles carminées à son vert feuillage de velours, et que l'on transplante du jardin de son ami dans son jardin moins orné !
Modestes, ils se fussent aimés dans la discrétion, l'inquiétude, la présence parcimonieuse, le tremblement, le plaisir modique, la pauvreté. Ils auraient volé leurs minutes de joie misérablement, non pas comme vole le voleur réjoui qui pénètre astucieusement ans un splendide verger, mais comme vole, sous l'œil de Dieu, le mendiant courbé, tâtonnant, lequel ramassée à la nuit tombante, au bas des arbres, dans la forêt, les minces branches délaissées qui le chaufferont si peu, si mal, et qui n'appartiennent à personne, car la forêt immense et le terrible amour n'appartiennent à personne. Modestes, ils se fussent reconnus inaptes à aborder le drame, réservé aux grands cœurs, qui ont fait un pacte viril avec la foudre et le silence. Ils ne furent pas modestes, mais, ce qui est plus coupable, ils ne furent pas bons.