01/02/2012

333. A l'Académie Royale de Belgique


Colette reçoit la Comtesse de Noailles à l’Académie royale de Belgique ( extraits)
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Sire, Madame, Messieurs,
Je savais déjà toute l'émotion que je ressentirais à me trouver, au coeur de cette journée, pour moi mémorable, parmi vous, appelée par vous. Mais, usant d'un surcroît de générosité et de grâce, un des membres éminents de votre Compagnie […] semble avoir voulu arrêter mon élan de juste modestie; il n'a fait qu'augmenter ma confusion autant que ma fervente gratitude, et c'est d'un coeur plus touché encore que je vous remercie de m'associer à votre tâche, et de m'avoir choisie pour siéger dans une assemblée qui réunit les esprits les plus accomplis.
Tout ce que je voudrais dire sur la langue française, sur cette expression ordonnée et limpide de la pensée contemporaine, sur ce miroir de l'Europe pensante, il n'en est pas un de vous, Messieurs, qui ne le dirait avec plus de compétence, plus de science et avec une autorité absolue.
Mais, comme parle Maeterlinck lorsqu'il veut consoler un insuffisant destin, "on peut toujours aimer" C'est le sentiment d'aimer qui nous unit aujourd'hui, et par mon amour pour cette émanation et cette fixation progressive de l'âme qu'est le langage natal, je me sens moins indigne de l'honneur que vous me faites.
Le langage natal, climat de la pensée, hors de qui nul ne respire amplement et ne ressemble plus à soi-même ! Tout ce qui est tient son existence du verbe. En vain la nature et les mondes nous proposeraient-ils leur splendeur ou leur énigme, et la musique ses divins nuages de sonorité, tout serait éphémère, sans contact et sans amitié, si la parole n'assignait à l'univers comme à l'âme sa logique et son destin. Tout ce qu'absorbe l'esprit humain, il l'exhale par le langage ; tout propos, qu'il s'attache à l'exactitude des sciences austères ou qu'il s'envole avec l'aigle lyrique, pourrait nous offrir un même aspect d'hymne inspiré, libérant l'homme de la profusion des recherches, des certitudes et du rêve.
La langue d'un peuple est donc entièrement créatrice de ses enfants; elle leur impose une vision, une audition du monde auprès de quoi les plus beaux chants étrangers sont des hôtes vénérés, accueillis au foyer familial, qui pourront charmer, enseigner, ravir, mais qui ne convertiront pas le coeur. Nul ne prophétise qu'en sa langue natale. Ce fut le destin de la langue française d'avoir, par la vie neuve et diverse que lui communiquaient perpétuellement ses fils, et par le don de claire perception, cette qualité auguste d'annonciatrice. « On voit le caractère des peuples et le génie de leur langue marcher d'un pas égal, et l'un est toujours garant de l'autre », écrivait Rivarol. […]
Messieurs, bien des années avant 1914, lorsqu'avec ma sœur, par qui je m'allie à votre nation même, je parcourais les belles routes blondes, bordées de noirs sapins, qui nous menaient de Chimay en France et nous ramenaient de France en Belgique, je lui disais, au moment où nous franchissions ce ruban de terre qui sépare les patries : « Ce n'est pas une frontière".
J'exprimais par ces tendres mots cet état de continuité que présentait, à mes yeux, le paisible, le solide et poétique aspect de nos deux pays, plus pareil au cours égal d'une onde sans mélange qu'à cette jonction même des fleuves où une eau couleur de jade rejoint une eau azurée.
Michelet, que soulève de frénésie votre âme robuste, trempée de force et de joie, exulte d'amitié aux confins de nos deux contrées, et, consentant à oublier soudain qu'il préfère tout ce qu'il aime, il choisit dans son universel amour et s'écrie : "le tourbillon de la vie nationale est au nord ! Combien cela est vrai dans cette Belgique si orgueilleuse de ses antiques franchises, de son esprit de liberté ; où passe le souffle épique des soldats de l'An II ; qui innove, et aussitôt s'organise, et qui, dans cette dernière guerre, de son coeur protégeant le nôtre, nous assura la victoire. Compensant par l'idée, la hardiesse et le courage tout désastre cependant qu'un feu impie anéantissait chez elle les asiles sacrés des livres, elle sauva le patrimoine de la pensée française. Cette Académie, Messieurs, est fondée sur la Victoire que remportèrent les jeunes hommes belges; aussi pourrions-nous la nommer à jamais : fille de la Victoire. Mais l'énergie, la fierté irascible, la sublime honnêteté de l'âme, elle n'est pas seulement dans le noble ouragan de la vie nationale, elle est aussi dans la splendeur du rêve de ses réalisations.
Messieurs, quand tout ce qui respire et luit se défait, veut s'arracher à la terre ou se dissoudre en elle, vos artistes incomparables ont retenu et conservé la vie, ses gestes, sa couleur, son souffle ; c'est de ce prodigue acharnement à perpétuer l'éphémère par l'impérissable que se réclame Baudelaire quand, présentant à un juge céleste ce vivace butin prélevé sur la mort, il s'écrie.

Et c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de voire éternité...

Pays de gloire, disions-nous de la Belgique, mais aussi pays des serments généreux avec ses donateurs ; pays de l'équité avec ses juges, de la prospérité avec ses marchands; du labeur minutieux et parfait avec ses imprimeries novatrices […] pays de grâce mystique aussi avec ses béguinages fresques vivantes et remuantes d'un Fra Angelico que n'aurait pas troublé la turbulence hors d'haleine de l'Annonciation. Qui n'a visité avec ravissement ces étroites cellules laiteuses, ces petits paradis terrestres bien semés, sarclés, fleuris, où Marthe aurait choisi la meilleure part, car :

La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles,
Est une oeuvre de choix qui veut beaucoup d'amour.

Pays de la lumière, dirons-nous encore de la Belgique, d'une lumière plus attirante qu'en d'autres climats, par son secret, ses promesses, ses intervalles, et dont Auguste Rodin parlait avec enchantement. Je conserve dans mon souvenir cette phrase d'un de ses entretiens : "A vingt ans, me dit-il, je rêvais d'aller en Grèce, j'avais hâte de contempler la suprême beauté antique, les vestiges ineffables, le ciel de saphir, le soleil d'Antigone. Le destin ne m'y conduisit pas ; il me dirigea vers une petite ville de Belgique, durement dessinée dans l'atmosphère comme une gravure sur bois. J'y suis resté sept ans. Il pleuvait presque tous les jours. C'était absolument beau"
Vous le voyez, Messieurs, je ne pouvais m'arracher à la contemplation de votre pays, alors que notre tâche est de nous entretenir de la langue française. Quel amical orgueil pour nous tous, ici, de songer que nous pouvons parler d'elle, sans que rien n'en soit divisé pour faire votre part et la nôtre !
Soyons fiers ensemble de songer que notre langue fut conseillère des plus grands génies de l'humanité. C'est elle qu'entendirent, à partir d'une certaine heure, les cerveaux divins de toutes les nations. Elle est, cette langue française, un moment de la pensée de Dante. Par Michel de Montaigne, elle est l'amie et la compagne de Shakespeare. Par Diderot et les Encyclopédistes, elle instruisit le jeune Goethe, qui devait un jour demander : "Pourquoi, puisque les Romains, quand ils avaient quelque chose d'important à dire s'exprimaient en grec, ne nous exprimerions-nous pas, quelquefois, en français ?"
Par Rousseau, elle exalta la générosité de la nature, participa au génie de Kant, et fit pénétrer son évangile de la sensibilité au coeur des grands écrivains russes. Par Voltaire, elle s'étendit en tous sens ; devint la mesure d'unité de la sagesse humaine; aérienne rafale, elle glane tout, ramasse tout, ramène tout, et, traversant le génie et le coeur de cet universel Voltaire, elle distribue de nouveau au noble et raisonnable appétit du monde.
De même que le chant perlé de la harpe apaisait Saül dans ses transes, elle consola Nietzsche mourant. Privée de sonorités qui lui donneraient de faciles mélodies, dépouillée des vapeurs qui lui organiseraient d'éclatants orages, la. langue française fait songer à ces violons fins et nets qui se posent sur le coeur de l'homme et tendent leurs cordes sous ses doigts. De là, cette réversibilité de l'expression et de l'âme. Si la voix, comme l'ont reconnu les témoins de la parole de Jeanne d'Arc, est un des mystères dont le pouvoir est le plus agissant, cette voix vaut tout entière par les harmonies qui l'animent et qui se modèlent elles-mêmes sur l'esprit.
Dès l'origine, les chansons héroïques de la France sont chevaleresques, nourries de sentiments d'honneur, de compassion, d'amour. C'est tout un code de la dignité humaine, dont ne se sont jamais écartées les races sur qui veillait cette déesse sévère aux siens, à ceux qu'elle aime, indulgente à ceux qu'elle plaint. Les paroles nobles, pondérées, magnanimes, on les retrouve dans toutes les proclamations qui témoignèrent pendant la guerre du sentiment de nos deux nations. Quand, par une instructive malice, les Belges apposèrent dans la ville d'Aix-la-Chapelle, en novembre 1918, une affiche où se trouvaient inscrits de durs commandements, si durs qu'un Français n'y pouvait croire, nous ne nous trompions pas ; ils avaient spirituellement étalé les ordres que les armées ennemies avaient infligés aux villes de la Belgique ; une heure après, ils y substituèrent leurs propres règlements, tout empreints de libéralisme et d'humanité. Qu'ils soient honorés pour cela !
Nietzsche, que je cite encore parce qu'il fut un des disciples lyriques et nostalgiques de la mesure française, écrit : "Le véritable orgueilleux est celui qui ne supporte pas qu'on humilie un homme devant lui".
Noble langue française, qui, de même que le chant des flûtes, selon la légende, bâtissait les villes antiques, a construit des nations et des hommes ! Personne vivante aux mille aspects, figure véritable de la liberté, vocabulaire de la justice, formule de la miséricorde, c'est elle qui, par son histoire aventureuse, pleine de gloire et de science, par sa Révolution, par ses soldats sans haine, imposa au monde le droit d'être libre !
Si active, si efficace, elle est en même temps la plus paisible, la plus docile, la plus patiente de toutes les langues. Tout chef-d'oeuvre étranger s'y peut refléter sans craindre d'y rencontrer une onde opaque ou le pli des flots mobiles.
Messieurs, il me tarde d'appeler parmi nous les ombres de vos grands poètes dont l'absence fait peser sur notre ,assemblée un deuil dont ne nous console pas leur immortalité. Ombre charmante de Rodenbach, rêveur aux yeux lucides, visage à la fois brumeux et doré, chantre élégant d'un crépuscule qui ne l'atteignit pas ! Ce poète de la langueur et des reflets nous fait songer à ce beau lac d'amour dans Bruges, où glisse la neige silencieuse des cygnes,
Et puis, nous entendons chanter et s'évanouir le merveilleux Van Lerberghe, qui composa cette Chanson d'Eve, toute ruisselante de liquides arpèges, et qui, lui aussi, s'arrête soudain, après cette ondée d'argent, comme la capricieuse et mélancolique pluie de l'été. Plus haut encore, nous voyons Verhaeren. Tour à tour forgeron véhément du verbe ou tisserand délicat, ce grand ouvrier de la terre et des cités dut souvent sentir se poser sur lui, du haut des nuées où s'élevaient les sommets de son âme, la bénédiction du travailleur céleste qui vint chez vous chercher la quiétude et l'amitié: Victor Hugo.
Miracle de la dentelle ou prodige du fer, turbulence ou transparence, la poésie beige est aussi la sœur des plus beaux chants de Verlaine qui, lorsqu'il fut votre hôte malheureux, puisa chez vous une si grande grâce poétique qu'il fut dans sa claustration comme ces jeunes hommes de l'Ecriture qu'une rosée mystérieuse aidait à supporter les, feux du brasier. Alors qu'on s'attendait à son silence, à son accablement, que fit-il chez vous ? Il chanta. Il chanta, cet emmuré, votre ciel, un arbre et son bercement de palme, la palpitation empressée des trains, et sa jeunesse, et ses regrets, regrets de poète si consolés par la mélodie, par leur innocence et leur orgueil ingénu, qu'ils ne sont jamais des remords ! Ce ravissement que causait la Belgique à un pauvre homme divin, il vous en témoigna sa reconnaissance par des vers purs et touchants :

J'ai naguère habité le meilleur des châteaux
Dans le plus fin pays d'eau vive et de coteaux :
Quatre tours s'élevaient sur le front d'autant d'ailes,
Et j'ai longtemps, longtemps habité l'une d'elles.
Le mur, étant de brique extérieurement,
Luisait, rouge, au soleil de ce site dormant...
Une chambre bien close, une table, une chaise,
Un lit strict où l'on pût dormir juste à son aise,
Du jour suffisamment et de l'espace assez,
Tel fut mon lot durant les longs mois là passés.
Et je n'ai jamais plaint ni les mois ni l'espace,
Ni le reste, et du point de vue où je me place,
Maintenant que voici le monde de retour,
Ah ! vraiment, j'ai regret aux deux ans de la tour !

Qu'il me soit permis, Messieurs, glissant ma voix dans le sillage musical de ce grand poète, de vous parler un peu de moi. Fille de l'Orient, mais née sous le ciel de France, j'eus dès mon enfance, alors que reposaient en moi ces forces grecques et latines dont j'étais sûre quelles me seraient fidèles, la nostalgie de vos contrées.
Comme le sapin d'Henri Heine rêvait au palmier du sud, je fus cette palme qui songe au sapin du nord ; c'est par votre pays, messieurs, que je connus la forêt, ce domaine de la poésie, lieu musical où siègent les ouragans, archanges aux ailes repliées dans leurs jours du plein été, peuple tumultueux des airs dès qu'ils font se mouvoir les hauts pins, les hêtres, les mélèzes, et déchaînent ces puissantes symphonies aériennes auxquelles on ne peut comparer que la puissance de l'inspiration dans le coeur des hommes.
Oui, l'inspiration poétique, avec un souffle subit, son impatience intrépide et ce gémissement balancé des cimes, ressemble à ces arbres bouleversés, mâts attachés au sol, qui rêvent à l'aventure des navigations, et voudraient s'élancer, aidés de l'aide bombée des voiles, sur ces flots réjouissants auxquels nous désaltèrent vos illustres peintures maritimes.
Messieurs. je garderai des heures passées aujourd'hui avec vous un souvenir qui ajoute à ma vie. Pour la première fois je vous vois ici réunis, et pourtant je vous reconnais. Il me semble que votre magnifique Verhaeren, que j'admire tant et qui m'aimait, me répète tout à coup ces quatre vers, si sensibles, et pour moi si exacts :

Plus rien de vous n'est étranger
Au coeur ému de ma mémoire.
On ne sait quoi de péremptoire
Entre nous tous s'est échangé.

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