01/02/2012

359. Charles Maurras : la comtesse de Noailles

Grecque et roumaine d'origine, née à Paris, élevée en France, devenue Française par son mariage, Madame de Noailles a dédié le premier recueil de ses vers « aux paysages d'Ile-de-France, ardents et limpides, pour qu'ils les protègent de leurs ombrages ». Elle s'est écriée, dès la première pièce, « ma France ! » et cette prise de possession forme un petit hymne au pays Les chansons de Ronsard, le cœur de Jean Racine, sont invoqués d'un accent qui ne manque pas de piété. Mais le même livre a pour titre « le Cœur innombrable », et cette alliance violente d'un adjectif avec un nom qui n'est pas fait pour lui sentait son étrange pays et ne laissait pas d'inquiéter.
L'inquiétude se confirme par la suite du livre; on ne tarde pas à s'apercevoir que, si Racine et Ronsard sont aimés ici, ils n'y sont aucunement préférés. Le suffrage qu'on leur accorde est très partagé. Une petite âme gloutonne s'est contentée de les convier à la posséder, en commun avec une nombreuse société de poètes inférieurs. Les véritables favoris sont bien plus récents et moins purs.
Pour la quatrième fois, nous avons à saluer l'influence persistante et vivace des romantiques sur le plus brillant esprit féminin. C'est bien d'eux que Madame de Noailles a mémoire quand elle songe, écrit et vit. La face épanouie de la lune l'émeut à peu près des mêmes pensées qui auraient visité l'imagination d'une affiliée du Cénacle. C'est la rêverie de Musset devant Pboebé la blonde. A propos d'animaux, des « sobres animaux », quand elle les admire et les salue un à un, en suppliant une divinité champêtre de la rendre elle-même pareille à ces bestiaux suaves : Rendez-nous l'innocence ancestrale des bêtes ! le souvenir de Baudelaire s'entrelace à celui de Vigny, qui voulait que les animaux fussent nos sublimes modèles. Enfin, elle s'est exercée à fusionner, sur les savants exemples de Victor Hugo, le matériel et le mystique, le pittoresque et le rêvé, le sentiment et la chair :
Ah ! le mal que ces deux cœurs, certes,
Se feront ;
Le vent éperdu déconcerte
L’astre rond.
La lune au ciel et sur l'eau tremble,
Rêve et luit ;
Nos deux détresses de ressemblent,
Cette nuit.
Il monte des portes de l’âme
Un encens;
C'est l'appel du cœur, de la flamme
Et du sang.
Nous avons distingué des imitations que l'on fait comme des devoirs ces reprises sincères et fiévreuses, que l'auteur dirait pleines de cœur et pleines de sang. A la fougue, à la vérité, au naturel se reconnaît l'invention. C'est seulement une invention qu'il faut dater et situer. Laissons donc Ronsard et Racine. Voici le centre du poète, voici la date fatidique de son avènement au ciel troublé de la poésie . Dix-huit-cent-trente. S'il était possible d'en douter, nous n'aurions qu'à ouvrir ce roman, la Nouvelle Espérance, qui nous ressuscite à la lettre les sentiments de la génération de René et de celle d'Adolphe, avec cette couleur précise du costume et de la parure que la vogue de 1830 y vint ajouter. « Mélancolie ! mélancolie ! axe admirable du désir ! Faiblesse du rêve à qui aucun secours, hors le baiser, n'est assez proche, pleur de l'homme devant la nature, éternel repliement d'Ève et d'Adam ! Ceci fixe la qualité des lectures prépondérantes.
Le sens de l'antique est plus pur que chez Renée Vivien ; on ne trouve chez la comtesse de Noailles aucune réminiscence, même confuse, de l'Océan barbare, ni des troubles particuliers à la conscience chrétienne. La demi-grecque oublie la notion du péché. Elle songe la Mort comme l'ont songée les plus anciens d'entre les Anciens. C'est un obscur endroit d'où l'on pense à la vie avec quelque regret et d'où l'on veut savoir les nouvelles de notre monde. Les morts sont consolés, quand un trou creusé dans la terre insinue jusqu'au séjour où l'ombre se mêle à la cendre un rayon de miel, un filet de lait et de vin. Le poète raffiné du Cœur innombrable charge un faune de ses commissions pour le Styx, mais la collation rituelle est augmentée d’un mets nouveau : c'est le don royal d'elle-même, et ce présent fait a des Ombres, qui n'en peuvent goûter - elle le dit - pourra paraître assez méchant :
Dis-leur comme ils sont doux à voir,
Mes cheveux bleus comme des prunes,
Mes pieds pareils à des miroirs
Et mes deux yeux couleur de lune.
Et dis-leur que, dans les soirs lourds,
Couchée au bord des fontaines,
J’eus le désir de leurs amours,
Et j’ai pressé leurs ombres vaines.
Cette offrande fera voir en quel sens baudelairien la comtesse de Noailles transforme l'antique. On le sentira mieux en lisant un autre poème, moins réussi, l'historiette de la petite Bittô. Bittô bergère vient de se donner, en une vingtaine de strophes, à son berger Criton. Quand elle est bien vaincue, le poète pousse une exclamation : « Comme elle est grave et pâle! » et continue : « Bittô, je voire dirai votre grande méprise »
Le commentaire des méprises de Bittô dure six bonnes strophes, où la vagabonde pensée noue et dénoue, sans rien indiquer de bien net, de molles écharpes. L'objet s'est évanoui dans le rêve, le sujet dans la paraphrase et l'églogue dans un lyrisme intempestif. Voici l'équilibre rompu entre les figures vivantes et le mouvement dont on veut qu'elles soient animées : ces figures paraissent, dès lors, tout agitées et consumées du feu intérieur, en une heure où l'âme devrait se reposer, languir. Les Anciens n'auraient jamais péché ainsi contre l'ordre. Sans l'ordre qui donne figure, un livre, un poème, une strophe n'ont rien que des semences et des éléments de beauté.
Le second recueil de Madame de Noailles, « L'ombre des jours » précise la valeur de ces éléments précieux. Il achève de révéler quel trésor de puissance poétique accumulent certaines natures frémissantes. La sensibilité diffère de l'art ; mais elle est la matière première de l'art. Un certain degré de sensibilité, également distribuée et répartie, peut suppléer à la raison et tenir la place du goût. Or, l'excès fait la loi ici. Bien plus, de cette belle et forte sensibilité naturelle, une volonté résolue abuse méthodiquement. La jeune femme ne se complaît qu'à sentir, à se voir sentante et souffrante. Sa frénésie de sentiment, toujours consciente et voulue, la dévoile, l'écorche même, afin de la faire apparaître plus nue. Le poète se soucie donc de moins en moins de forger des représentations cohérentes, des images suivies, mais dans la négligence se font les rencontres heureuses :
J’entendrai s’apprêter dans les jardins du temps,
Les flèches de soleil, de désir, d’envie
Dont l'été blessera mon cœur tendre et flottant.
Le poète abandonne semblablement les descriptions, auxquelles il s'appliquait jadis avec une méritoire constance, et ces héros obscurs du jardin potager, haricots, radis, fleurs de pois, auxquels était dévoué le premier volume, sont relégués en un second plan à peine sensible. Ce que l'auteur demande désormais aux arbres, aux buissons, à la nature entière, c'est d'exciter ses nerfs, d'extasier son rêve, de lui apporter l'occasion du mouvement passionné. A ce titre, les vraies fleurs, ces fleurs du vieux temps qui charmèrent tous les poètes, refleurissent dans le jardin qui leur avait préféré des légumineuses. En l'absence des roses, jugées sans doute un peu trop simples, voici déjà brûler dans l'air amoureux de la nuit « l'héliotrope mauve aux senteurs de vanille ». A la description se substitue donc une émotion, mais élancée, autant que faire se peut, des régions les plus végétatives et les plus nocturnes de l'âme :
Mon âme si proche du corps !
Mon âme d'ombre et de tourment
Et celle qui veut âprement
Le sang de la tendresse humaine !
O mes âmes désordonnées !
Ces petites âmes diverses, avides, brutales, - un physiologiste dirait - ces petits centres nerveux de systèmes inférieurs, - ces âmes d'impression plus que de réflexion et d'organisation, ces petites volontés toutes sensuelles, sont expressément chargées de tout passionner. Un train qui part, « beau train violent » st invoqué comme le « maître de l'ardente et sourde frénésie ». Dans le thème d’amour, le détail de physiologie alterne avec le cri :
Ah ! tant de plaisir et de larmes !
Tu ne dors, ne ris, ni ne manges,
Mais n’importe, c’est le bonheur !
Un tel état de tension morale ne peut manquer de laisser jaillir, en aigrettes ou en étincelles, de purs et de nobles agencements de syllabes, tels que le début de la deuxième strophe, dans le Dialogue marin, où la double épithète accordée à la mer pourrait être du plus magnifique poète :
Visage étincelant du monde, battement
Du temps et de la vie !
Il va sans dire : ce ne sont, ce ne peuvent être que des fragments. Nulle composition réelle, quoique l’auteur sente toujours où il va et, de biais ou de droit, qu’il puisse toujours aller. Ni providence, ni pensée. Les éléments se groupent selon leu poids ou leur venue. Ne lui demandez pas de soigner autre chose que ses clameurs.
La « Nouvelle espérance », véritable roman poème, animé d’une rare passion est conçue n’importe comment et le train du récit marche comme il peut. Une jeune dame qui s’ennuie essaie d’aimer son mari et successivement tous les amis de son mari. Elle trouve enfin, un peu en dehors de son entourage ordinaire, quelqu’un à qui se donner. Mais cet amant aimé n’est cependant pas le bonheur, pour deux raisons majeures : il n’y a pas de bonheur pour Sabine et, de plus, cet amant ne peut être toujours à sa disposition. Certain soir, dont le lendemain semble vraiment trop long à vivre sans lui, Sabine s’arrête à la pensée de mourir. Cette fin qu’on traite d’absurde paraît la seule raisonnable si l’on comprend la donnée première. Encore la mort même n'est peut-être pas assez calme, assez froide, assez morte pour éteindre éternellement ce forcené démon d'amour qu'il s'agit de tuer. Tout le démoniaque, dans ce livre, est parfait. Quand il s'agit de peindre des personnages que le démon d'aimer n'agite pas, qui sont « lâches devant l'amour », ou quand il faut imaginer des anecdotes, des aventures, des circonstances, le livre tombe. Non faiblesse. Non parti pris. On dirait plutôt ironie et négligence - Pourquoi machiner, composer ! Un seul point a de l'intérêt : ce qui se passe dans une âme quand elle aime ou qu'elle erre dans les environs de l’amour, la rencontre de ceux qui s'aiment, leurs conversations, ces étreintes, ces « caresses immatérielles des âmes ». Un artiste plus docte aurait effacé tout ce qui n'est pas cela. Celui-ci s'est contenté de le gribouiller. Mais il s'est enfoncé de toutes ses forces dans l'analyse du désir de la passion et dans la formule, aussi réelle. que possible, de cette passion enfin trouvée et sentie.
De grands poètes qui exposent les infortunes des amants veulent nous émouvoir de pitié ou d'horreur. Celui-ci n'a aucune arrière-pensée théâtrale. Il n'a point d'autre but que de dire l'amour ou plutôt de le confesser. Il nous confesse son amour. Je voudrais oser dire qu'il l'extériorise. Comme le jeune auteur d'Occident tendait à trouver, des paroles qui pussent la dire, vivante, vraie, dans les caractères particuliers de son imagination, le jeune auteur de La Nouvelle -Espérance cherche à faire voir avec vérité ce que c'est que son cœur de femme, conçu, non au repos, où il n'est point lui-même, mais au plus vif, au plus rapide, au plus effréné des mouvements qui mettent le fond bien à nu ; non dans le rêve et dans l’attente, mais à la fleur des heures où brûle le plus haut sa plus chaude flamme d'amour. Je suis loin de nier l'éminente curiosité du spectacle. Cependant, ces efforts de description intérieure participent de la science plus que de l'art. Il me semble que le succès en sera toujours relatif.
Si, d'un tableau à un autre, il n'existe jamais de copie parfaite, comment serait-on jamais satisfait de la version de nos états intérieurs dans le langage extérieur, de notre vie propre dans un monde qui est commun et qui doit l'être ? Quelque concret et sensuel que soit un style, les mots sont toujours une algèbre, leurs symboles ne feront jamais la réalité : ils ne la refléteront même pas.
Aussi n'est-on jamais satisfait, même de l'outrance, et faut-il toujours la porter plus avant. Par essais graduels, par entraînement méthodique, les phénomènes insensibles ou à peine perçus jusque-là prennent une forme distincte. L'hyperesthésie maladive s'accentue volontairement et s'accompagne de perversions bizarres. La couleur des mots apparaît et, leur arôme s'annonce. En même temps qu'il se colore et se parfume, l'univers intellectuel commence à revêtir un accent plus aigu, dont le patient commence à souffrir. Ce qui chatouillait blesse, ce qui blessait déchire. Cette tension nerveuse, développée, accrue par la volonté complaisante, devient un jour insupportable; comme le gentil- homme dont M. Huysmans a dressé la monographie, on commence à se trouver assez mal portante ; comme Sabine de Fontenay, on court chez le docteur :
- Docteur, cela va très mal.
Il lui répondit :
- D'abord asseyez-vous tranquillement. Mais elle reprit -
- Je n'ai pas la force de m'asseoir tranquillement, on ne se repose que quand on est bien portant. Elle ajouta : Il faut que vous me guérissiez tout de suite, je vous en supplie, de cette douleur que j'ai dans la nuque tout le temps, et d'une tristesse qui me met des larmes dans toutes les veines.
Il lui conseilla le calme, le sommeil, la nourriture. Il la pria de regarder doucement la vie, indifférente et drôle. Il l’assura des plaisirs prudents qui attendent l’observateur et l’amoureux de la nature. Elle lui dit :
- Alors, docteur, le soleil et les soirs violets, et des bouts de nuit ou semblent s’égoutter encore les lunes qui furent sur Agrigente et sur Corinthe, ne vous font pas un mal affreux ?
Le docteur répond que la pensée des vieilles lunes lui est, au contraire, bien reposante. Sabine s'en va indignée, en se disant : « La satisfaction seule console. La faim, la soif et le sommeil ne se guérissent point par tel envisagement de l'univers, mais par le pain, l'eau ou le lit, et de même la douleur ne se guérit que par le bonheur ».
Mais l'idée du bonheur elle-même s'est aiguisée. Son amant lui a demandé un jour : "Qu'est-ce qu'il vous faut, à vous, pour que ,vous soyez heureuse ?" Elle tourna vers lui ses yeux d'enfant brûlante, appuya sa tête contre l'épaule de Philippe et répondit : "Votre amour."  Puis, jetant dehors sa main nue, faible, puissante, elle ajouta : "Et la possibilité de l'amour de tous les autres !"
Quelque temps après, elle ajoute, dans une lettre, autre chose d'infiniment plus net : « Ce n'est pas vous que j'aime; j'aime aimer comme je vous aime. Je ne compte sur vous pour rien dans la vie, mon bien-aimé. Je n'attends de vous que mon amour pour Vous »
Ainsi un certain degré d'attention sur soi-même en arrive à faire tourner jusqu'à l’amour, comme le mauvais oeil faisait jadis tourner le vin. Oui, l'amour se meurtrit, une fois revenu dans le cœur aimant qui ne l'avait créé que pour se répandre et se fuir. Il se résorbe dans cet élémentaire amour de l'amour que tous les psychologues distingueront de l'amour vrai, dont il est la corruption ou le résidu.
L'amour de l'amour tue l'amour, observait-on plus haut. Ou peut-être n'existe-t-il que pour avoir tué l'amour. Aimer l'amour, c'est s'aimer soi : le livre qui le montre atteint par là un rare caractère de profondeur et de vérité. A force de s'aimer, à force d'accorder à chaque fragment, à chaque minute de soi, l'indulgence absolue et l'adoration infinie, il arrive qu'un de ces fragments, éphémère hypertrophié, devient le meurtrier des autres : il ne peut même plus supporter la pensée des instants à vivre, s'ils ne sont identiques à lui, s'ils sont autre chose que son propre prolongement, et l'être, à ce degré de despotisme, n'aspire plus qu'à s'anéantir : il s'anéantit et se dissout en effet, par amour absolu de soi. « Tu es loin, écrit Sabine à son amant, tu es loin, il faudrait vivre demain sans toi. Je ne peux pas ». Le premier coup de minuit qui sonne aura probablement raison d'elle toute, comme elle a eu raison de tout. Je ne sais pas de suicide romantique mieux motivé ; on y peut voir, toucher, comment une anarchie profonde défait une personne, aussi exactement qu’elle décompose un style ou un art, une pensée ou un État.
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Remarques :
1. bien qu'il soit excessivement long il n'a pas semblé possible de "couper" ce texte qui est donc reproduit dans son intégralité
2. En publiant ce texte, considéré du seul point de vue de l'analyse littéraire, l'auteur ne souscrit pas pour autant aux idées et convictions de Charles Maurras
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