Fermez discrètement les vitres sur la rue
Et laissez retomber les rideaux alentour,
Pour que le grondement de la ville bourrue
Ne vienne pas heurter notre fragile amour.
Notre tendresse n'est ni vive ni fatale,
Nous aurions très bien pu ne nous choisir jamais ;
Je vous ai plu par l'art de ma douceur égale,
Et c'est votre tristesse amère que j'aimais.
La peine de nos coeurs est trop pareille, et telle
Que nous nous mêlerions sans nous renouveler :
Évitons le mensonge et la brève étincelle
D'un désir qui nous luit sans pouvoir nous brûler.
La vie a mal gardé ce que nous lui donnâmes,
Rien du confus passé ne peut se ressaisir ;
Nous aurions tous les deux trop pitié de nos âmes,
Après l'oubli léger et fuyant du plaisir :
Car nous entendrions sangloter notre enfance
Pleine de maux secrets, toujours inapaisés,
Que ne rachète pas, dans sa munificence,
La réparation tardive des baisers.
Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901