Le destin devait me gratifier à la même époque d'un autre côté - la bienveillance inespérée et imméritée d’Anna de Noailles envers moi. Notre époque ne peut que mal se représenter ce qu'a pu être la gloire d'Anna de Noailles dans le Paris de 1910, enclin au superlatif. Les premiers livres de vers de la Comtesse avaient été, d'emblée, rangés entre ceux de Musset et ceux de Victor Hugo. Cette princesse grecque, à qui le mariage avait donné un nom français illustre, paraissait descendre tout droit du Parnasse avec le trépied de la Pythie pour prononcer ses oracles. Émerveillement d'autant plus doux que la Comtesse avait un visage plus séduisant, dévoré par ses admirables yeux sur les paupières desquels tombait la frange de ses cheveux noirs.
A tous ces prestiges, elle joignait celui d'une éloquence dont je n'ai pas connu l'égale au cours de ma vie. Inspirée, quand elle parlait, comme Sarah Bernhardt quand elle jouait, elle provoquait le même respect, chacun l'écoutant en silence quels que fussent les circonstances, les heures et les lieux. Pour elle, la poésie restait la compagne du discours, idée qui scandalisa nos modernes mallarméens, mais qui avait pourtant été celle de Ronsard, de Hugo et même de Lautréamont.
Je n'avais vraiment aucun droit à l'amitié de cette grande dame, autour de laquelle se pressaient les personnages les plus illustres. Je n'en ai tiré aucun orgueil, persuadé que je la tenais de mon cousin Henri Franck. Il l'avait aimée, elle aussi ; elle avait envers les morts la piété fervente et inquiète d’Antigone. J'ai pensé qu’elle avait cru accomplir un devoir en daignant supporter ma présence.
La Comtesse voulut bien m'emmener à Munich, faire avec elle la rude cure de wagnérisme que la mode, alors, imposait. Le cérémonial faisait commencer le spectacle à six heures et demie, et durer jusqu'à onze heures. Il comportait un entracte assez long pour que le public pût se restaurer au foyer, d'où il était rappelé, rudement par les trompettes qui faisaient sentir aux oublieux le caractère sacré du moment.
La Comtesse dédaignait ce foyer regorgeant de choucroute, qui ne rassurait pas sa méfiance des tréponèmes et autres poisons. On allait donc souper, après la spectacle, dans les restaurants qui voulaient bien apporter à Anna de Noailles les grandes bassines d'eau bouillante où elle désinfectait nos assiettes et nos couverts. Quand un serveur manifestait une certaine surprise, elle se dansait sur ses ergots, lui lançant : « Ich bin die berühmte Gräfin von Noailles ! »
Nos journées étaient dédiées à l'Art. Après le déjeuner, il nous fallait « aller voir les chef-d'œuvre » comme elle disait avec résignation ; et les chefs-d'œuvre nous laissaient à peine le temps de nous habiller pour retourner au théâtre.
Toute ma génération disqualifiait Wagner, dont on avait abusé contre elle. Anna de Noailles était partagée entre l'ennui que pouvait lui causer « Parsifal » et le respect d'un maître dont son enfance avait connu les effarants triomphes. Elle était un peu plus respectueuse que moi, et me savait gré de l'être un peu moins qu’elle.
Mme de Noailles se revanchait de ses devoirs en dardant sur toutes les personnes connues et inconnues les regarde terribles annonciateurs de ces caricature décisives qu’elle proférait sans baisser la voix, sans se soucier de ses victimes : « Voyez ce monsieur qui a l'air d'un coupe-cigare », et elle montrait du doigt le malheureux tout affligé de cette parenté. Nous rentrions tard. Vers midi, j'allais demander à Sarah, sa confidente, des nouvelles de la Comtesse. Je la retrouvais en bas vers trois heures, et on recommençait à osciller entre les voies du Beau et l'ennui des pensums.
L'année suivante, elle a permis que je l'accompagne à Lausanne. C'était alors la mode d'y faire je ne sais quelle cure. La Comtesse avait un médecin qui se nommait Calame, et qu’elle appelait le Père des Calamités. L'après-midi, elle m'emmenait en promenade sur les collines, dans les bois qui surplombent Lausanne et prodiguent tant de points de vue sur le Léman.
Quand je me rappelle ces randonnées, j'ai quelque peine a comprendre que je n'aie pas été amoureux d'elle. Tout y invitait, depuis ses boucles noires jusqu'aux paysages de Vevey sur lesquels flottait toujours l'ombre de Jean-Jacques Rousseau. Je poussais la sottise jusqu'à lui parler des jeunes filles entre lesquelles mon cœur avait balancé. Elle me dit : « Comment pouvez-vous être amoureux de ces petits monstres gros de tout le mal qu’elles feront pendant cinquante ans ! » Elle avait trop raison. En quête d'une mère, j'aurais mieux fait de me tourner vers elle, quoiqu'elle n'eût pas passé trente-cinq ans, que vers les gamines d'où devait surgir Sylvia ; mais, toute ma vie, il m'a été difficile de passer du respect au désir.
En 1913, Anna de Noailles devait pousser la gentillesse jusqu’à me chercher en voiture à Evian, pour me mener à Amphion. J'étais ému de la voir dans le beau jardin qu’elle avait tant chanté. Elle m'y a présenté à sa mère, et j'ai eu la grande joie d'entendre Mme de Brancovan jouer au piano Schubert et Chopin. Sans effort apparent, elle m'émouvait plus que n'avait pu faire le plus grand orchestre de Munich. Je n'ai pas entendu Paderewski qui logeait face à Amphion, à Morges, mais je ne pense pas qu'il ait pu être plus touchant que ne l'était Madame de Brancovan dans ses morceaux préférés.
Devant elle, dans son jardin, Anna de Noailles redevenait par instants la petite fille avec laquelle j'aurais pu parler sans être intimidé. Mais bientôt l'éloquence reprenait son jaillissement et faisait refleurir mon angoisse de mal comprendre, de mal répondre, de ne pas me rappeler ses formules décisives et fugaces.
Un de ces étés qui précédèrent celui où je devais rencontrer Sylvia et découvrir Thamar, mon oncle Alfred Berl me mena aux lacs italiens, au Tyrol, à Cortina, puis à Venise. Le charme de ce voyage fut encore accru vers la fin par la compagnie de Blandine Ollivier et de ses parents. Cette petite-fille de Liszt avait hérité de lui ses doigts interminables. Elle était alors pleine d'ardeur devant les tableaux et les palais vénitiens. Nous nous sommes retrouvés, je m'en souviens, le jour où, découvrant Giotto à l'Arena, je décidai de ne plus voir un tableau à Venise pour que rien ne se surimpose aux images de l’Arena, que j'ai conservées encore fraîches, après plus de soixante ans…….
C'était mon second séjour à Venise. Aucune ville ne m'a fait une impression aussi forte, sauf peut-être Leningrad. J'y ai déambulé, les livrer, de Ruskin à la main, ignorant que ce même Ruskin me mènerait plus tard à Proust. Je n'ai jamais trouvé Venise mélancolique. Au contraire, il me semble que la place Saint-Marc est une des plus gaies, en ce monde, et l'église Saint-Marc elle-même, comme a dit Madame de Noailles, « sensible aux péchés plus qu'à l'oraison » . C'est un merveilleux endroit pour jouir des couleurs et des formes; mais il n'invite guère à prier. Comme tout Venise, sans doute parce que crispée sur les eaux qui menacent de la submerger, elle se cramponne à la terre, comme se cramponnent à la vie les agonisants qui n'acceptent pas de mourir.
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