HOMMAGE A ANNA DE NOAILLES
par le Président Edouard Herriot, de l'Académie Française.
in revue « Les Dialogues ». Numéro de janvier 1952
Elle fut, elle-même, un éblouissement suivent le titre qu’elle a donné à l'un de ses recueils. Nul être n'a jamais possédé plus largement le don de l'image, la maîtrise du verbe. On peut lui appliquer les mots de l'auteur latin des Tristes : « tout ce qu’elle tentait d'écrire s'épanouissait en vers colorés comme des fleurs, pleins et savoureux comme des fruits ». Son génie poétique a capté toutes les beautés du monde : la douceur argenté des matins, la splendeur de midi doré par son grand ami le soleil, la tendresse mélancolique des soirs. Mieux que nos plus illustres lyriques, Anne de Noailles sait exalter le moindre détail de la nature : la haie d’églantiers, les baies violettes du prunellier sauvage, le corail d'une épine vinette, un archipel de coquelicots écarlates, l'élan d'un roitelet. Elle a été le chantre du verger, du jardin débordant de germes et de sèves, unie de tout son amour aux créations les plus humbles. Et quand elle avait cessé d'écrire, lorsque, muets d’adoration nous écoutions sa parole se répandre, c'était non pas même de l’éloquence mais une musique, la phrase ingénument raffinée de Mozart ou, plus simplement, la chant éperdu d’un oiseau.
Quelles magies lui avaient fait cette âme unique, ce cœur innombrable ? D’abord par sa mère, si sincèrement artiste des influences lointaines venues de l’Orient. Petite fille elle a vu Byzance, ses minarets bleus, les eaux douces d’Asie, les tombes coiffées de turbans ; elle a respiré ce parfum de musc et de rose qui encense les rives du Bosphore. Elle a compris les paysages de la Grèce qui s’affirment par des lignes, sa terre sans ombre et ses pins verts, ses rares feuillages, d’où s’échappe un fronton de marbre ou la hanche d’une statue. Des liens précieux l’unissent aux humanistes de Crête ; j’ai songé à elle dans les vallées de l’île où de rustiques danseuses marquaient la terre de leurs cadences. Palerme l’accueille dans sa conque d’or. Elle a erré entre les buis des villas romaines. Elle a entendu le cri rauque de l’Espagne et les appels de l’Italie d’une si pressante sensualité.
Mais, pour que son esprit s’apaise, s’il ne se fixe, il lui faut autour de ce Paris qui l’a vue naître, la France, sa patrie décisive, son meilleur amour. Il lui faut le paradis d'Amphion et son allée de platanes, son toit incliné, son lac, sa tourelle enlacée de troènes. Il lui faut la Savoie, ses châtaigniers et ses automnes de cristal. Il lui faut l'Ile de France, le pays de Sylvie. C'est à ces horizons que se culture la rattache ; elle en discerne tous les secrets, la grâce courtoise, l'harmonie mesurée, les nuances. « Mon Ile de France », écrit-elle, et, pour l'y entourer, pour lui faire compagnie, elle évoque auprès d'elle, sans exclusion, tout ce qui fait la gloire de notre pays, de La Fontaine à Rousseau, de l'ancien Régime aux grandes révolutionnaires. Car elle est trop intelligente et trop généreuse pour proscrire :
Je ne choisirai pas dans la splendeur française
Et je veux, mon pays, tout ce que vous vouliez.
Elle a vu passer la robe en pékin bleu de Marie-Antoinette et la maigre silhouette bottée de Bonaparte. Elle aime aussi la France moderne, ce cri de délivrance que fut la Marseillaise, le fier envol du drapeau tricolore et elle ne reniera jamais l’émotion ressentie dans son adolescence à la première lecture du texte qui proclamait l’égalité des hommes dans le droit.
La chère Anna de Noailles demeure pour nous le poète éclatant de la vie, de la vie dans toutes ses richesses, de la vie qui cherche partout un motif d'admirer. Marcel Proust qui a suivi sa carrière avec un enthousiasme passionné, qui voyait dans chacun de ses oeuvres une branche toujours plus haute d’un même arbre, a loué cette universalité de son talent, Rien d'humain ne lui fut étranger. Sa bonté se traduit en pitié pour les faibles, pour les malheureux, et, à l'occasion, pour les coupables. Elle a connu la joie, les larmes, les sanglots, et suivant ses propres termes, « l'honneur de souffrir ». Elle a aimé les héros. Courageuse, elle s'est montrée fidèle aux plus dangereuses amitiés. A tout moment, elle fut hantée par l'effroi de ne plus vivre. En ses derniers jours, elle dicte encore des poèmes. Elle s'est cabrée contre la mort. Je l'en loue pour ma part, la résignation est non pas une vertu mais un vice, une paresse, une lâcheté.
Au sein même de son effroi, elle déclarait écrire pour les jeunes êtres qui lui succéderaient. Je veux croire que ce désir sera exaucé, que son prestigieux exemple éveillera des vocations, pourra révéler à eux-mêmes des talents dans cette France qui a tant besoin de valeurs spirituelles. Pour nous qui avons eu le privilège de l'approcher, […] pour nous qui revoyons la douceur veloutée de son regard sous la frange des cheveux couleur de nuit, nous garderons pieusement tout ce qui nous vient d’elle, ses livres, un peu de son écriture ailée, un pastel de roses azalées, et surtout, sa charmante, son ineffaçable image. oui, nous la garderons au plus profond du cœur.