28/02/2010

089. Marcel Proust : "Les Eblouissements". 6

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En raison de sa longueur, le texte de Marcel Proust a été scindé en six parties (084 à 089)
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LES ÉBLOUISSEMENTS par la Comtesse de Noailles
6/6. Un bon écrivain qui ne serait qu'un bon écrivain aurait comparé le cœur à une urne pleine d'amour et ce gosier du printemps au gosier d'un oiseau. C'est le grand poète seul qui ose remplir le cœur d'urnes et le gosier d'oiseaux. Puis, laissant passer avec regret une admirable pièce sur Venise où
La dogana, le soir, montrant u boule d'or,
Semble arrêter le temps et prolonger encore
La forme du soleil qui descend dans l'abîme
et tant d'autres parmi celles que j'aime le mieux, j'arrive à la fin du volume à la dernière pièce sur les héros, les héros, tous les grande hommes du passé qui sont entrés dans la mort avec aisance :
Ainsi que des danseurs sacrés !
Ah ! laissez-moi partir,
s'écrie le poète,
… laissez que je rejoigne
Ce cortège chantant divin,
Que je sois la timide et rêveuse Compagne
Qui porte le sel et le vin !
Combien de fois, n'ayant plus la force de vivre,
Ai-je souvent souri, bondi
Pour avoir entendu les trompettes de cuivre
Des adolescents de Lodi !
Combien de fois, pendant ma dure promenade,
Mon cœur, quand vous vous fatiguiez,
Ai-je évoqué pour vous, dans la claire Troade
Achille sous un haut figuier !
Tout l'azur chaque jour tombé dans ma poitrine
S'élançait en gestes sans fin,
Comme on voit s’élever deux gerbes d'eau marine
Du souffle enivré des dauphins.
Je ne sais si vous vous êtes rendu compte combien vous vous êtes élevé depuis le commencement de cette pièce au-dessus de la zone où se plut souvent, où nous enchanta, l'auteur du "Cœur innommable" et de "l'Ombre des Jours" ; ici, aucune culture potagère ne pourrait plus vivre ; vous êtes entré dam la région des grandes altitudes.
Regardez devant vous : sous la blancheur éblouissante qui seule révèle leur prodigieuse hauteur, les sommets de la Légende des Siècles, quelques massifs sourcilleux, sans qu'on puisse exactement discerner dans l'azur où rien ne nous en sépare, à quelle distance ils se trouvent, semblent tout proches.
Au grand silence qui règne autour de tous les derniers vers que je vous ai cités, à la pureté du souffle qui passe sur eux et exalte vos forces, à l'immensité des horizons environnants et dominés, vous sentez que vous vous trouvez sur une cime.

Marcel Proust.
Le Figaro du 15 juin 1907,
in "Œuvres complètes" - Chroniques – NRF 1936

088. Marcel Proust : "Les Eblouissements". 5


5/6. Connaissez-vous une image plus splendide et plus parfaite que celle-ci [...] :
Comme une jeune esclave
Qui monte, qui descend, qui parfume et qui lave !
Là encore, pour comprendre toute la noblesse, toute la pureté, tout « l'inventé » de cette image si soudaine et si achevée, qui naît immédiate et complète, il faut relire la pièce, l'une des plus poussées en expression, des plus entièrement senties aussi de ce volume, peinte du commencement jusqu'à la fin, en face, en présence d'une sensation pourtant si fugace qu'on sent que l'artiste a dû être obligé de la recréer mille fois en lui pour prolonger les instants de la pose et pouvoir achever sa toile d'après nature, - une des plus étonnantes réussites, le chef-d'œuvre peut-être, de l’impressionnisme littéraire.
Notons au passage des homards bleus dont la couleur fera un peu de tapage, puis qui plairont à tous comme les hérons bleus, les flamants roses, les ours enivrés du raisin s et les jeunes crocodiles du début d'Atala qui, à l'époque, firent crier certaines gens et se sont fondus depuis dans la délicieuse couleur de l'ensemble.
Nous les signalons bravement, ces homards bleus, que nous trouvons, pour notre part, fort à notre goût, aux abbés Morellet du jour. Puis ce sont d'extraordinaires pièces sur la Perse, où
De beaux garçons persans en bonnets de fourrure,
Aux profils aussi ronds que de jeunes béliers,
disent à l'auteur
Nous déploierons pour vous de merveilleux tapis
Où l'on voit s'enfoncer sous des arcs d'églantine
Des lions langoureux et des cerfs assoupis,
tandis qu'un paon :
Enfoncera parfois dans les roses suaves
Son petit front étroit comme un serpent huppé ;
d'adorables strophes au Printemps, où il faudrait noter que dans ce vers
Entendez les oiseaux de mon brillant gosier.l'irrégularité de l'image ajoute une beauté, absolument comme dans ce vers de Baudelaire :
Et les urnes d'amour dont vos grands cœurs ont pleins.

087. Marcel Proust : "Les Eblouissements". 4


4/6. Je ne sais si vous me comprendrez et si le poète sera indulgent à ma rêverie. Mais bien souvent les moindres vers des "Eblouissements" me firent penser à ces cyprès géants, à ces sophoras roses que l'art du jardinier japonais fait tenir, hauts de quelques centimètres, dans un godet de porcelaine de Hizen. Mais l'imagination qui les contemple en même temps que les yeux, les voit, dans le monde des proportions, ce qu'ils sont en réalité, c'est à dire des arbres immenses. Et leur ombre grande comme la main donne à l'étroit carré de terre, de natte, ou de cailloux où elle promène lentement, les jours de soleil, ses songes plus que centenaires, l'étendue et la majesté d'une vaste campagne ou de la rive de quelque grand fleuve.
J'aurais voulu d'un tel livre, un livre unique à qui on pourra trouver dans le passé des égaux, mais pas un semblable, essayer de dégager d'abord l'essence et l'esprit. Il faut finir et je n'ai pas commencé d'en parcourir avec vous les beautés. J'aurais pourtant aimé m'attarder à celles de pure technique aussi bien qu'aux autres, vous signaler au passage, par exemple, de charmants noms français, revivant et vibrant dam la belle lumière où le poète les expose, à la place d'honneur du vers, à la rime, à la rime qui les fait chanter, accompagnés par la musique assortie de la rime voisine [...] tant de notations d'une justesse délicieuse
Dans nos taillis serrés où la pie en sifflant
Roule sous les sapins comme un fruit noir et blanc
Près des flots de la Dranse
Où la truite glacée et fluide s’élance,
Hirondelle d'argent aux ailerons mouillés.
Métaphores qui recomposent et nous rendent le mensonge de notre première impression, quand, nous promenant dans un bois ou suivant les bords d'une rivière, nous avons pensé d'abord, en entendant rouler quelque chose, que c'était quelque fruit, et non un oiseau, ou quand, surpris par là vive fusée au-dessus des eaux d'un brusque essor, nous avions cru au vol d'un oiseau, avant d'avoir entendu la truite retomber dans la rivière.
Mais ces charmantes et toutes vives comparaisons qui substituent, à la constatation de ce qui est, la résurrection de ce que nous avons senti disparaissent elles-mêmes à côté d'images vraiment sublimes, toutes créées, dignes des plus belles d'Hugo. Il faudrait avoir lu toute la pièce sur la splendeur, l'ivresse, l'élan de ces matinées d'été où en renverse la tête afin de suivre des yeux un oiseau lancé jusqu'au ciel, pour éprouver tout le vertige de sentir tout, le vertige de ces deux derniers vers
Tandis que détaché d'une invisible fronde,
Un doux oiseau jaillit jusqu'au sommet du monde.

086. Marcel Proust : "Les Eblouissements". 3

3/6. Dans un livre que j'aimerais écrire et qui s’appellerait les Six Jardins du paradis, le jardin de Madame de Noailles serait, entre tous, le plus naturel, si je puis dire le seul où ne règne que la nature, où ne pénètre que la poésie. Dans les autres la nature n'est pas toujours abordée directement par le sentiment, et la poésie même y est quelquefois atteinte - je suis loin d'ailleurs d'oser décider si c'est un défaut - par les biais de l'étude ou de la philosophie.[…] Car pour cet évolutionniste dans l'absolu - si l'on peut dire, - science, philosophie et morale sont sur le même plan, et l'horizon de bonheur et de vérité n'est pas un mirage résultant des lois de notre optique et de la perspective intellectuelles, mais le terme d'un idéal réel, dont nous nous rapprochons effectivement. […]
Fleurs de la terre, et aussi fleurs de l'eau, ces tendres nymphéas que Claude Monet a dépeints dans des toiles sublimes dont ce jardin – vraie transposition d'art plus encore que modèle de tableaux, tableau déjà exécuté à même la nature qui s'éclaire en dessous du regard d'un grand peintre) est comme une première et vivante esquisse, tout au moins la palette est déjà faite et délicieuse où les tons harmonieux sont préparés. Rien de pareil, nous l'avons vu, dans le jardin de Madame de Noailles. Il semble que ce soit en son honneur qu'Emerson ait composé le magnifique éloge :
« Pourquoi un amateur viendrait-il chercher le poète pour lui faire admirer une cascade ou un nuage doré, quand il ne peut ouvrir les yeux sans voir de la splendeur et de la grâce ? Combien est vain ce choix d'une étincelle éparse çà et là, quand la nécessité inhérente aux choses sème la rose de la beauté sur le front du chaos. O Poète, vrai seigneur de l'eau, de la terre, de l'air, dusses-tu traverser l'univers entier, tu ne parviendrais pas à trouver une chose sans poésie et sans beauté ».Cette puissance de son exaltation et de sa sensibilité poétiques, Madame de Noailles ne l'aperçut longtemps que projetée par elle-même sur les choses. Elle ne l'y reconnaissait point, elle l'appelait innocemment splendeur de l'univers. Maintenant elle en a pris directement conscience dans quelque surplus d'amour, encore inutilisé par les choses, qu'elle aura trouvé un jour dans son cœur. Elle est éblouie par le monde, dit-elle, mais elle rend feu pour feu aux clartés qu'il lui verse. Elle sait que la pensée n'est pas perdue dans l’univers mais que l'univers se représente au sein de la pensée. Elle dit au soleil : « Mon cœur est un jardin dont vous êtes la rose ». Elle sait qu'une idée profonde qui a enclos en elle l'espace et le temps n'est plus soumise à leur tyrannie et ne saurait finir
Un tel élan ne peut être arrêté tout court.
Ma tendresse pour vous dépassera mes jour»
Et ma tombe fermée !
La vue des tombeaux même ne fait que grandir son ardeur et sa joie, car elle croit voir, « ses pieds nus sur les tombe",
Un Éros souriant qui nourrit des colombes.

085. Marcel Proust : "Les Eblouissements". 2

Manuscrit de Marcel Proust
2/6. De là un naturel dont tant de poètes n'auraient rien à tirer, mais qui, s’accordant à merveille avec le tour de son génie, fait qu'elle s'exprime parfois avec cette gracieuse audace des jeunes mortes de la Grèce antique, qui, des vers qui composent leur épitaphe, s'adressent librement au passant. Et tandis que les poètes-hommes quand ils veulent mettre dans une bouche gracieuse de doux vers, sont obligés d'inventer un personnage, de faire parler une femme, Madame de Noailles, qui est en même temps le poète et l'héroïne, exprime directement ce qu'elle a ressenti, sans l'artifice d'aucune fiction, avec une vérité plus touchante. Si elle pleure et vie trop courte, le peu que durera sa jeunesse et "le doux honneur de son âge", si elle a soif - cette admirable soif qui, à chaque page de ce livre, altère tour à tour et désaltère le rend vraiment "chaud comme les soleils, frais comme les pastèques" , elle n'a pas besoin de mettre sur les lèvres d'une autre ses innocente regrets ou ses brûlants désirs.
A la fois l'auteur et le sujet de ses vers, elle sait être alors en une même personne Racine et sa princesse, Chénier et sa jeune captive. Chose curieuse, ce livre des Eblouissements, où l'aspect physique de Madame de Noailles apparaît presque à chaque page, plus charmant encore quand elle demande à l'effacer, à presser si bien son corps contre le mur
Qu’elle sera semblable à ces nymphes des frises
Dont la jambe et la main sont dans la pierre prises
est cependant un de ceux d'où l'auteur est le plus absent.
Tout ce qui peut constituer le moi social, contingent, de Madame de Noailles, ce moi que les poètes aiment tant parfois à nous faire connaître, il n'en est pas parlé une seule fois au cours de ces quatre cents pages. Quand Alfred de Musset [...] a le toupet de nous parler de « l'épervier d'or dont son casque est armé », quand Alfred de Vigny, d'ailleurs dans des vers sublimes, nous parle de son « cimier doré de gentilhomme », je vous défie, en lisant les Éblouissements, si vous ne savez pas que l'auteur s'appelle Madame de Noailles, de deviner que sa condition sociale est celle d'une jeune princesse illustre, plutôt que de gagner sa vie en allant sur les chemins jouer de la flûte ou cueillir des oranges. [...]
Même dans les deux pièces qu'elle adresse à son fils, quand elle lui dit l'atavisme qui le gouvernera, elle n'y comprend guère l'âme de ses ancêtres sur lesquels tout autre n'aurait pas manqué de s'étendre ici ; elle pense surtout à sa sensibilité à elle, à cette sensibilité admirable et terrible qu'elle s'épouvante et se glorifie d'avoir à jamais infusée dans "les veines si douces de cet enfant qui reçut à son berceau, avec le prénom d'un connétable", l'héritage - plus lourd à porter et qui rend la vie autrement difficile et douloureuse - d'un grand poète.
De sorte qu'il n'y a pas de livre où le moi tienne autant de place, et aussi peu ; où en tienne autant, nous verrons comment tout à l'heure, le moi profond qui individualise les oeuvres et les fait durer, si peu le moi qu'on a défini d'un seul mot en disant qu’il était haïssable.

084. Marcel Proust : "Les Eblouissements". 1

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En raison de sa longueur, le texte de Marcel Proust a été scindé en six parties (084 à 089)------------------------------
"LES ÉBLOUISSEMENTS" par la Comtesse de Noailles
1/6. "Mon Dieu, que voulez-vous" répondait Sainte-Beuve à MM. de Goncourt qui se plaignaient qu'on parlât toujours du génie de Voltaire, "je conçois qu'à propos de Voltaire on soit amené à parler de génie; et, entre nous, avouons qu'il ne l'a vraiment pas volé !". On pense à ce mot de Sainte-Beuve quand on vient de finir le dernier volume de vers de Mme de Noailles, "Les Eblouissements", et on l'applique à Mme de Noailles. On se dit que si, à propos d'elle, on parle de génie, elle ne l'a vraiment pas volé !
On pense aussi à cette lettre que Joubert écrivait à Mme de Beaumont au moment de l'apparition d'Atala et qu'on aurait pu écrire à propos des Eblouissements si l'on écrivait encore aussi bien : « Il a dans cet ouvrage une Vénus, céleste pour les uns, terrestre pour les autres, mais se faisant sentir à tous. Ce livre-ci n'est point un livre comme un autre... Les bons juges y trouveront peut-être à reprendre, mais n'y trouveront rien à désirer. Il y a un charme, un talisman qui tient aux doigts de l'ouvrier. Ce livre réussira parce qu'il est de l'enchanteur »
Pendant longtemps, chaque fois que la Revue des Deux Mondes, la Revue de Paris, ou le Figaro faisaient connaître de nouveaux poèmes de Mme de Noailles, on entendit demander avec le Cantique des Cantiques : "Quelle est celle-ci qui s'avance, pareille une colonne de fumée en forme de palme, exhalant de la myrrhe, de l'encens, et toutes les poudres du parfumeur ?"
Et, dans ses vers, le poète nous répondait, comme la Sulamite :
"Venez avec moi au jardin voir les herbes de la vallée, voir si la vigne a germé, si la grenade est en fleurs. Mon jardin a des bosquets où le grenadier se mêle aux plus beaux fruits, le troène au nard, le nard, le safran, la cannelle, le cinname, la myrrhe à toutes sortes d'arbres odorants ".Je dirai plus loin un mot de ce jardin, « de ce jardin dont je parlais toujours », comme dit Madame de Noailles dans une pièce des Éblouissements, parlant d'elle-même avec un sourire. Mais je voudrais tâcher de parler aussi un peu d'autre chose et, pour commencer, d'un aspect tout accessoire, d'un porche secondaire et peu fréquenté de son oeuvre. Mais cette entrée de traverse nous mènera plus rapidement au cœur.
[….] Dans notre triste époque, sous nos climats, les poètes, j'entends les poètes-hommes, dans le moment même où ils jettent sur les champs en fleurs un regard extasié, sont obligés en quelque sorte de s'excepter de la beauté universelle, de s'exclure, par l'imagination du paysage. Ils sentent que la grâce dont ils sont environnés s'arrête à leur chapeau melon, à leur barbe, à leur binocle. Madame de Noailles, elle, sait bien qu'elle n'est pas la moins délicieuse des mille beautés dont resplendit un radieux jardin d'été où elle se confond. Pourquoi, comme le poète-homme qui a honte de son corps, cacherait-elle ses mains, puisqu'elles sont
Comme un bol délicat
En porcelaine japonaise.
et que,
Pour avoir touché les plantes des forêts
Avec des caresses légères,
Elles ont conservé dans leurs dessins secrets
Le corps des petites fougères.
Et pourquoi ne laisserait-elle pas voir
Le clair soleil de son visage.
Ses millions de rais.
Et l'aube de sa joue, et la nuit bleue et noire
Dont ses cheveux sont pleins.


Marcel Proust – Œuvres complètes - Chroniques – NRF 1936

083. Gallica. BNF. Anna de Noailles.



Plusieurs grands recueils de poèmes de la Comtesse de Noailles sont en accès libre sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France. Ils peuvent être consultés à l'écran ou copiés légalement au format Acrobat PDF.
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082. "Le paradis, c'est vous"


Le paradis, c’est vous, beaux cieux lourds de nuages,
Cieux vides, mais si vifs, si bons et si charmants,
Où les arbres, avec de longs et verts jambages,
Pointus, larges, légers, agités ou dormants,

Écrivent je ne sais quelle suprême histoire,
Quel livre de l’espace, odorant, triste et vain,
Quel mystique Koran, qui relate la gloire
De l’azur éternel et de l’éther divin.

Le paradis, c’est vous, voyageuse nuée,
Robe aux plis balancés d’un dieu toujours absent,
Vers qui montent sans fin, ardeur exténuée,
Les vapeurs du désir et le parfum du sang.

C’est vous le paradis, jardins gais ou maussades,
Lustrés par le soleil ou le vent du matin,
Où les fleurs de couleur déroulent leurs torsades,
Et jouissent en paix du sensuel instinct ;

Et c’est vous, sol poudreux, argileux, tiède terre,
Le paradis naïf et muet qui m’attend,
Lorsque la mort viendra rompre le mol mystère
Qui me lie, ô douceur ! à la beauté du temps…

Different Kinds of Paradise
Paradise is you, beautiful white cloud-laden sky,
Or you, empty expanse, so lively and demure,
Where green-leaved spreading branches cross and multiply
Like lettering, upright, sloping, flat, ornate or pure,

Spelling out some new masterpiece the world awaits,
A book in space, sweet-scented, melancholy, rare,
A mystical Koran whose wisdom celebrates
The eternal azure and the clear sidereal air.

And paradise is you, far ranging cumulus,
Robe of an absent deity, to whom a flood
Of worn out hopes and fears each day ascend from us,
Vapours of dead desires perfumed by our heart-blood.

You also, garden paths, sombre or debonair,
Given lustre by the sun, or by the morning breeze,
Where multi-coloured flowers let down their twisted hair,
And idly preen themselves in carefree sensual ease.

You also are a paradise, earth that will cover me,
A mute unthinking paradise of dust and clay,
When death at length destroys the languid mystery
That binds me, oh so gently, to the beauty of today

Traduction de Sébastien Hayes
Visitez et lisez son blog !-------------------------
Source : http://annadenoailles.com/2010/02/27/different-kinds-of-paradise/
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27/02/2010

081. Correspondance


Grand Hôtel d'Evian Evian-les-Bains,Vendredi 23 juin 1914

Winn chérie,
Je ne pense pas qu'Eleusis même pyisse être plus beau que la grosse turquoise chaude et crémeuse où je suis, et qu'entoure une verdure heureuse et visitée par les abeilles, qui fait penser à l'enfance du monde, tandis qu'une vieille cloche d'église remue tout le sentimental en suspens. Seulement, dans cet endroit divin, l'âme est plus rêveuse que chez les héros d'Athènes. Et c'est à la fois doux et embêtant ! Je vois les terrains, tous séduisants par l'absence de nos plus ennuyeux contemporains, et crépitants de soleil et de papillons. Vous savez, du reste, avec quel tendre dévouement je pense à vous.
Anna
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Source :
http://www.singer-polignac.org/lettres/auteur?task=editCorrespondance&uid=152
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080. "La course dans l'azur"

Lever de soleil sur le lac léman, au large de Nyon (source inconnue)

A mon enfant.

Mon fils, tenez-vous à ma robe,
Soyez ardent et diligent ;
Déjà le matin luit, le globe
Est beau comme un lingot d'argent !

C'est de désir que ma main tremble,
Venez avec moi dans le vent :
Nous aurons quatre ailes ensemble,
Nous boirons le soleil levant.

Nous aurons l'air d'aller en guerre
Pour le bonheur, pour le plaisir,
Pour conquérir toute la terre
Et son ciel qu'on ne peut saisir.

Qu'importe votre frêle mine,
Et mes pas souvent hésitants,
Si les brises de Salamine
Gonflent nos vêtements flottants !

Je serai la Victoire blanche
Tendue au vent d-un coteau grec :
Le vent nous irrite et nous penche,
Mais on marche plus vite avec.

Retenez-vous à mon écharpe,
Vous êtes mon fils : il faut bien
Que vos cheveux, comme une harpe,
Jettent un chant éolien !

Vous avez dormi dans mon âme :
Il faut que votre être vermeil
S'élance, se meuve, se pâme ;
Combattez avec le soleil !

L'air frappera votre visage;
Avancez, joyeux, furieux,
L’important n'est pas d'être sage,
C'est d'aller au-devant des Dieux.

Comme on voit, sur un vase étrusque,
La danseuse et le faune enfant,
Nous poserons, d'un geste brusque,
Sur le monde un pied triomphant.

Je ne sais pas où je vous mène;
Je vous mène où sont les héros
C’est un vaste et chantant domaine,
Le plus terrible et le plus haut.

Que votre main sur votre bouche
Presse tout ce qui brûle et luit ;
L'univers me semblait farouche,
Je fus amoureuse de lui !

Que m’importe votre doux âge !
On est fort avant d'être grand ;
Je suis née avec mon courage,
Soyez un petit aigle errant.

Ah ! que pendant toute ma vie
Je puisse voir à mes côtés
Lutter votre âme ivre, ravie,
Vos bras, vos genoux exaltés !

Et, le jour où je serai morte,
Vous direz à ceux qui croiront
Que j'ai poussé la sombre porte
Qui mène à l'empire âpre et rond :

« Je l'ai laissée au bord du monde,
Où l'espace est si bleu, si pur.
Elle semblait vive et profonde
Et voulait caresser l'azur,

Je n'ai pas eu le temps de dire
« Que faites-vous ?... » Le front vermeil,
Je l'ai vue errer et sourire
Et s'enfoncer dans le soleil »

26/02/2010

079. Remy de Gourmont : la prose d'Anna de Noailles

Je ne voudrais pas comparer Mme de Noailles à George Sand : elle ne le mérite pas encore tout à fait, et il faut espérer qu'elle ne le méritera jamais entièrement. Mais enfin, toutes deux sont femmes, et elles en abusent. Le mérite de Mme de Noailles est d'en abuser avec élégance. De plus, elle écrit dans une jolie langue, toute fraîche. Son style a des grâces et même des enchantements : la lisière d'un bois, le matin, avec un pré qui descend vers un ruisseau, et toutes sortes de feuilles, de fleurs, d'herbes, de bêtes, de bruits, de lueurs. George Sand, que Nietzsche a si bien nommée « la vache à écrire », écrivait en effet comme un ruminant ; le ruminant passionné n'en est pas moins un ruminant.
Quelques-uns des plus agréables écrivains d'aujourd'hui, en prose ou en vers, étant des femmes, il est difficile de prétendre que la femme n'est point faite pour la littérature. Si c'est pour elle un métier factice, est-ce donc pour l'homme un métier naturel ? L'homme, de même que la femme, est fait pour vivre sa vie et non pour raconter des vies qu'il n'a pas vécues. Il faut une grande habitude de la civilisation pour supporter sans rire l'idée qu'il y a à Paris deux ou trois mille créatures humaines qui vivent enfermées en de petites chambres, la tête penchée, les yeux vagues, une plume aux doigts. Cela est d'autant plus comique que le résultat de ces écritures, hâtives ou fiévreuses, demeure généralement inconnu. Les hommes persévèrent longtemps. Plus pratiques, les femmes désirent toucher rapidement le but. Chaque nouvel éditeur, chaque nouvelle revue, chaque nouveau journal voient venir à eux des martyrs de l'espoir littéraire qui avouent détenir en des tiroirs des douzaines de romans inédits. Il est très rare que les femmes soient aussi tenaces ; cependant, comme le nombre de celles qui écrivent s'accroît sans cesse, le moment approche où, aussi peu favorisées que les hommes, elles devront attendre et vieillir, en pleurant sur les moissons de leur génie.
[...] La nature de Mme de Noailles semble être de s'arrêter à moitié chemin, de s'asseoir et de songer qu'il est doux d'avoir oublié le but de son voyage. Celui qu'elle vient de nous conter se perd dans les brumes qui ont caché au pèlerin la cime de la montagne, mais avec quel charme elle nous les décrit, ces baumes, et que d'azur encore jusque dans ces ténèbres !
La Nouvelle Espérance était l'histoire d'un égoïsme féminin ; la Domination aurait pu être l'histoire d'un égoïsme masculin : ce n'en est que l'ébauche, et à peine visible. C'est un jeune homme qui se croit destiné à conquérir le monde. Son ambition touche à la folie : « Que mon jeune siècle s'élance comme une colonne pourprée, et porte à son sommet mon image ! » Ayant publié un livre qui est remarqué, il compare ses ivresses à celles qui, sans doute, au même âge, troublaient le « jeune Shakespeare ». Tout cela est exposé longuement, sans ironie aucune ; on croit à un essai de caricature, c'est une intention d'épopée.
[...] Le héros de Mme de Noailles n'est même pas Don Juan ; il est l'amoureux, le très ordinaire amoureux, celui des aventures qu'il est plus difficile d'éviter qu'il n'est glorieux de les avoir connues. Depuis George Sand et Musset, Venise est le seul cadre qui convienne aux amours romantiques ; il faut, paraît-il, à certains épanchements, l'abri des gondoles. On ne peut pas être lyrique dans un compartiment de chemin de fer ; l'usage s'y oppose ; la gondole, cependant, autorise les plus sublimes divagations. Venise ! Là seulement on peut aimer avec distinction. Il y a aussi Bruges-la-Morte. Mme de Noailles n'a pas manqué de faire participer cette ombre illustre aux émotions de son héros. Héros, du moins, de l'impertinence, car, chose singulière, ce roman, écrit par une femme, respire le dédain de la femme, créature sans importance et qui n'existe que dans le désir de celui qui les aime. C'est une idée qui n'est pas tout à fait déraisonnable, et les femmes elles-mêmes semblent l'admettre, car elles sentent bien qu'elles ne vivent plus dès qu'on cesse de vivre pour elles.
[...] Voici les aphorismes de Mme de Noailles sur l'irréalité de la femme. C'est son héros qui parle, Antoine Arnault : « Oui, toutes les femmes, toutes ces princesses de la terre, elles ne peuvent que plaire, et, si elles ne plaisent point, elles sont mortes : voilà leur sort. Elles n'ont pas d'autre réalité que notre désir, ni d'autre secours, ni d'autre espoir. Leur imagination, c'est de souhaiter notre rêve tendu vers elle, et leur résignation, c'est de pleurer sur notre cœur. Elles n'ont pas de réalité, une reine qui ne plairait pas à son page ne serait plus pour elle-même une reine. » [...] Les paroles de Mme de Noailles résument assez bien ce livre peu connu, et qui passa en son temps pour paradoxal. Cependant, comme toutes les femmes, elle exagère : et puis, ce n'est pas tout à fait la même chose de se réaliser dans la douleur ou de se réaliser dans le plaisir.
Remy de Gourmont  in « La prose de Madame de Noailles » , Promenades littéraires, 2e série, Mercure de France, 190
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** Remy de Gourmont, né près d'Argentan le 4 avril 1858 et mort à Paris le 27 septembre 1915, est un écrivain français, à la fois romancier, journaliste et critique d'art, proche des symbolistes.
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078. "Le temps de vivre"

Déjà la vie ardente incline vers le soir,
Respire ta jeunesse,
Le temps est court qui va de la vigne au pressoir,
De l'aube au jour qui baisse;

Garde ton ame ouverte aux parfums d'alentours,
Aux murmures de l'onde,
Aime l'effort, l'espoir, l'orgueil, aime l'amour,
C'est la chose profonde;

Combien s'en sont allés de tous les coeurs vivants
Au séjour solitaire
Sans avoir bu le miel ni respiré le vent
Des matins de la terre,

Combien s'en sont allés, qui, ce soir, sont pareils
Aux racines des ronces,
Et qui n'ont pas goûté la vie où le soleil
Se déploie et s'enfonce;

Ils n'ont pas répandu les essences et l'or
Dont leurs mains étaient pleines,
Les voici maintenant dans cette ombre ou l'on dort
Sans rêve et sans haleine;

Toi, vis, sois innombrable à force de désirs,
De frissons et d'extase,
Penche sur les chemins où l'homme doit servir
Ton âme comme un vase,

Mêlée aux jeux des jours, presse contre ton sein
La vie âpre et farouche;
Que la joie et l'amour chante comme un essaim
D'abeilles sur ta bouche.

Et puis regarde fuir, sans regret ni tourment,
Les rives infidèles,
Ayant donné ton coeur et ton consentement
A la nuit éternelle

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

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Ecoutez ce poème de la Comtesse de Noailles, lu par Madeleine RENAUD :

077. "Soir de Rome"

Dans cette même rue fut trouvée, sous le sol détrempé d’un matin de printemps, l’incomparable Aphrodite que j’ai vue au Musée des Thermes. Qu’elle est belle, cette Vénus naissante, ingénue, s’élançant du suaire des eaux, hérissée d’orgueil et jubilante !
Grecque des Grecques, j’ai touché votre bras couleur d’ambre, votre narine renflée, enivrée et joyeuse qui semble aspirer l’air avec la fougue et le hennissement d’un impatient poulain. J’ai interrogé votre rire extatique et carnassier.
Ah! dans des nuits pareilles à celles-ci, ne va-t-elle pas, cette reine érigée, amère conductrice des mondes, ne va-t-elle pas, soutenue par les deux joueuses de flûte qui la maintiennent au-dessus des flots, se glisser dans les rues endormies ?
Et, traînant à son genou la limpide vague ionienne, ne répandra-t-elle pas sur la ville qui l’avait bannie un si fort ruissellement que demain, à l’aurore, les carillons de bronze de toutes les Saintes-Maries de Rome ne retentiront plus à nos oreilles que comme les faibles cloches de la ville d’Is engloutie?
Prose poétique Rome. 1908

Source : http://www.annadenoailles.org/bibliographie/proses-poetiques/exactitudes/

076. "Je dormais, je m'éveille"

Au cimetière du Père Lachaise à Paris

Je dormais, je m'éveille, et je sens mon malheur.
Comme un coup de canon qu'on tire dans le coeur,
Vous éclatez en moi, douleur retentissante !
Un instant de sommeil est un faible rempart
Contre la Destinée, assurée et puissante.
Ne verrai-je jamais vos fraternels regards,
N'entendrai-je jamais votre voix rassurante ?
Quoi! Même avant la mort, il est de tels départs ?
Qui parle en moi ? Mon corps, mes pensers sont épars.
Je ne distingue plus ma chambre familière;
Peut-être ma raison a perdu sa lumière ?
Un aussi grand chagrin n'est pas net aussitôt;
J'essaierai, mais pourrai-je accepter ce fardeau ?
Que seront mes repos, que seront mes voyages
Si je ne vois jamais l'air de votre visage ?
Mon esprit, comme une âpre et morne éternité,
Embrasse un monde mort, des astres dévastés.
Je ne peux plus savoir, tant ma vie est exsangue,
Si c'est vous, ou si c'est l'univers qui me manque.
Et même en songe, dans la pensive clarté,
Je me débats encor pour ne pas vous quitter...

075. "Que m'importe aujourd'hui"


Que m'importe aujourd'hui qu'un monde disparaisse !
Puisque tu vis, le temps peut glacer les étés,
Rien ne peut me frustrer de la sainte allégresse
Que ton corps ait été !

Même lorsque la mort finira mon extase,
Quand toi-même seras dans l'ombre disparu,
Je bénirai le sol qui fut le flanc du vase
Où tes pieds ont couru !

Tu viens, l'air retentit, ta main ouvre la porte,
Je vois que tout l'espace est orné de tes yeux,
Tu te tais avec moi, que veux-tu qu'on m'apporte,
A moi qui suis le feu ?

La nuit, je me réveille, et comme une blessure,
Mon rêve déchiré te cherche aux alentours,
Et je suis cet avare éperdu, qui s'assure
Que son or luit toujours.

Je constate ta vie en respirant, mon souffle
N'est que la certitude et le reflet du tien,
Déjà je m'enfuyais de ce monde où je souffre,
C'est toi qui me retiens.

Parfois je t'aime avec un silence de tombe,
Avec un vaste esprit, calme, tiède, terni,
Et mon coeur pend sur toi comme une pierre tombe
Dans le vide infini !

J'habite un lieu secret, ardent, mystique et vague
Où tout agit pour toi, où mon être est néant;
Mais le vaisseau alerte est porté par la vague,
Je suis ton Océan !

Autrefois, étendue au bord joyeux des mondes,
Déployée et chantant ainsi que les forêts,
J'écoutais la Nature, insondable et féconde,
Me livrer des secrets.

Je me sentais le coeur qu'un Dieu puissant préfère,
L'anneau toujours intact et toujours traversé
Qui joint le cri terrestre aux musiques des sphères,
L'avenir au passé.

A présent je ne vois, ne sens que ta venue,
Je suis le matelot par l'orage assailli
Qui ne regarde plus que le point de la nue
Où la foudre a jailli !

Je te donne un amour qu'aucun amour n'imite,
Des jardins pleins du vent et des oiseaux des bois,
Et tout l'azur qui luit dans mon coeur sans limites,
Mais resserré sur toi.

Je compte l'âge immense et pesant de la terre
Par l'escalier des nuits qui monte à tes aïeux,
Et par le temps sans fin où ton corps solitaire
Dormira sous les cieux.

C'est toi l'ordre, la loi, la clarté, le symbole,
Le signe exact et bref par qui tout est certain,
Qui dans mon triste esprit tinte comme une obole,
Au retour du matin.

J'ai longtemps repoussé l'approche de l'ivresse,
L'encens, la myrrhe et l'or que portaient les trois rois;
Je disais: «Ce bonheur, s'il se peut, ô Sagesse,
Qu'il passe loin de moi !

Qu'il passe loin de moi cet odorant calice;
Même en mourant de soif, je peux le refuser,
Si la consomption, les orgueils, le cilice
Protègent du baiser.»

Mais le Destin, pensif, alourdi, plein de songes,
M'indiquait en riant mon martyre ébloui.
L'avenir aimanté déjà vers nous s'allonge,
Tout ce qui vit dit oui.

Tout ce qui vit dit: Prends, goûte, possède, espère,
Ta conscience aussi trouvera bien son lot,
Car l'amour, radieux comme un verger prospère,
Est gonflé de sanglots :

De sanglots, de soupirs, de regrets et de rage
Dont il faut tout subir. Quelque chose se meurt
Dans l'empire implacable et sacré du courage,
Quand on fuit le bonheur !

Et je disais: «Seigneur, ce bien, ce mal suprême,
Ma chaste volonté ne veut pas le saisir,
Mais mon être infini est autour de moi-même
Un cercle de désir;

Des générations, des siècles, des mémoires
Ont mis leur espérance et leur attente en moi;
Je suis le lieu choisi où leur mystique histoire
Veut périr sur la croix.»

Une âpre, une divine, une ineffable étreinte,
Un baiser que le temps n'a pas encor donné
Attendait, pour jaillir hors de la vaste enceinte,
Que mon désir fût né.

Dans les puissants matins des émeutes d'Athènes
Ainsi courait un peuple ivre, agile, enflammé,
Que la Minerve d'or, debout sur les fontaines,
Ne pouvait pas calmer...

J'accepte le bonheur comme une austère joie,
Comme un danger robuste, actif et surhumain;
J'obéis en soldat que la Victoire emploie
A mourir en chemin :

Le bonheur, si criblé de balles et d'entailles,
Que ceux qui l'ont connu dans leur chair et leurs os
Viennent rêver le soir sur les champs de bataille
Où gisent les héros...

074. "J'espère de mourir"


J'espère de mourir d'une mort lente et forte,
Que mon esprit verra doucement approcher
Comme on voit une sœur entrebâiller la porte,
Qui sourit simplement et qui vient vous chercher.

Je lui dirai : Venez, chère mort, je vous aime,
Après mes longs travaux, voici vos nobles jeux.
J'ai longtemps refusé votre secours suprême,
Car si le corps est las, l'esprit est courageux.

Mais venez, délivrez un courage qui s'use,
Abrégez le combat, rendez à l'univers
L'immense poésie embuée et confuse
Dont mon âme et mon corps ont si longtemps souffert !

Les torrents des rochers, le sable blond des rives,
Les vaisseaux balancés, l'Automne dans les bois,
Les bêtes des forêts, surprises et captives,
Méditaient dans mon coeur et gémissaient en moi !

O mort, laissez-les fuir vers la forêt puissante,
Ces fauves compagnons de mon silence ardent !
Que leur native ardeur, féroce et caressante,
Peuple la chaude nuit d'un murmure obsédant.

Ce n'était pas mon droit de garder dans mon être
Un aspect plus divin de la création;
De savoir tout aimer, de pouvoir tout connaître
Par les secrets chemins de l'inspiration !

Ce n'était pas mon droit, aussi la destinée,
Comme un guerrier sournois, chaque jour, chaque nuit,
Attaquait de sa main habile et forcenée
Le sublime butin qui me comble et me nuit.

Mais venez, chère mort; mon âme vous appelle,
Asseyez-vous ici et donnez-moi la main.
Que votre bras soutienne un front longtemps rebelle,
Et recueille la voix du plus las des humains :

Prenez ces yeux, emplis de vastes paysages,
Qui n'ont jamais bien vu l'exact et le réel,
Et qui, toujours troublés par de changeants visages,
Ont versé plus de pleurs que la mer n'a de sel.

Prenez ce coeur puissant qu'un faible corps opprime,
Et qui, heurtant sans fin ses étroites parois,
Eut l'attrait du divin et le pouvoir des cimes,
Et s'élevait aux cieux comme la pierre choit.

Ah ! vraiment le tombeau qui dévore et qui ronge,
Le sol, tout composé d'étranges corrosifs,
L'ombre fade et mouillée où les racines plongent,
Le nid de la corneille au noir sommet des ifs,

Pourront-ils m'accorder cette paix sans seconde,
Sommeil que mon labeur tenace a mérité,
Et saurai-je, en mourant, restituer au monde
Ce grand abus d'amour, de rêve et de clarté ?

Hélas! je voudrais bien ne plus être orgueilleuse,
Mais ce que j'ai souffert m'arrache un cri vainqueur.
Pour élancer encor ma voix tempétueuse
Il faudrait une foule, et qui n'aurait qu'un coeur !

073. "Tu t'éloignes cher être"


Tu t'éloignes, cher être, et mon coeur assidu
Surveille ta présence, au lointain scintillante;
Te souviens-tu du temps où, les regards tendus
Vers l'espace, ma main entre tes mains gisante,

J'exigeai de régner sur la mer de Lépante,
Dans quelque baie heureuse, aux parfums suspendus,
Où l'orgueil et l'amour hâletent confondus ?
A présent, épuisée, immobile ou errante,

J'abdique sans effort le destin qui m'est dû.
Quel faste comblerait une âme indifférente?
Je n'ai besoin de rien, puisque je t'ai perdu...

072. "L'amitié"

Coucher se soleil sur le Léman

Mon ami, vous mourrez, votre pensive tête
Dispersera son feu,
Mais vous serez encor vivant comme vous êtes
Si je survis un peu.

Un autre coeur au vôtre a pris tant de lumière
Et de si beaux contours,
Que si ce n'est pas moi qui m'en vais la première,
Je prolonge vos jours.

Le souffle de la vie entre deux coeurs peut être
Si dûment mélangé,
Que l'un peut demeurer et l'autre disparaître
Sans que rien soit changé;

Le jour où l'un se lève et devant l'autre passe
Dans le noir paradis,
Vous ne serez plus jeune, et moi je serai lasse
D'avoir beaucoup senti;

Je ne chercherai pas à retarder encore
L'instant de n'être plus;
Ayant tout honoré, les couchants et l'aurore,
La mort aussi m'a plu.

Bien des fronts sont glacés qui doivent nous attendre,
Nous serons bien reçus,
La terre sera moins pesante à mon corps tendre
Que quand j'étais dessus.

Sans remuer la lèvre et sans troubler personne,
L'on poursuit ses débats;
Il règne un calme immense où le rêve résonne,
Au royaume d'en-bas.

Le temps n'existe point, il n'est plus de distanceS
ous le sol noir et brun;
Un long couloir, uni, parcourt toute la France,
Le monde ne fait qu'un;

C'est là, dans cette paix immuable et divine
Où tout est éternel,
Que nous partagerons, âmes toujours voisines,
Le froment et le sel.

Vous me direz: «Voyez, le printemps clair, immense,
C'est ici qu'il naissait;
La vie est dans la mort, tout est, rien ne commence.»
Je répondrai: «Je sais.»

Et puis, nous nous tairons; par habitude ancienne
Vous direz: «A demain.»
Vous me tendrez votre âme et j'y mettrai la mienne,
Puis, tenant votre main

Je verrai, déchirant les limbes et leurs portes,
S'élançant de mes os,
Un rosier diriger sa marche sûre et forte
Vers le soleil si beau...

071. "J'ai tant révé par vous"


J'ai tant rêvé par vous, et d'un coeur si prodigue,
Qu'il m'a fallu vous vaincre ainsi qu'en un combat;
J'ai construit ma raison comme on fait une digue,
Pour que l'eau de la mer ne m'envahisse pas.

J'avais tant confondu votre aspect et le monde,
Les senteurs que l'espace échangeait avec vous,
Que, dans ma solitude éparse et vagabonde,
J'ai partout retrouvé vos mains et vos genoux.

Je vous voyais pareil à la neuve campagne,
Réticente et gonflée au mois de mars; pareil
Au lis, dans le sermon divin sur la montagne;
Pareil à ces soirs clairs qui tombent du soleil;

Pareil au groupe étroit de l'agneau et du pâtre,
Et vos yeux, où le temps flâne et semble en retard,
M'enveloppaient ainsi que ces vapeurs bleuâtres
Qui s'échappent des bois comme un plus long regard.

Si j'avais, chaque fois que la douleur s'exhale,
Ajouté quelque pierre à quelque monument,
Mon amour monterait comme une cathédrale
Compacte, transparente, où Dieu luit par moment.

Aussi, quand vous viendrez, je serai triste et sage,
Je me tairai, je veux, les yeux larges ouverts,
Regarder quel éclat a votre vrai visage,
Et si vous ressemblez à ce que j'ai souffert...

25/02/2010

070. Henry Bordeaux évoque Anna de Noailles


Le lac Léman a connu la présence d'une autre femme, une femme d'un génie incomplet et romantique, et c'est la comtesse Anna de Noailles.
Je me souviens, dans mon adolescence, d'avoir remarqué, dans une rue de Thonon, ma ville natale, deux petites filles en robe claire que leur démarche sautillante de gazelle et leurs grands yeux étranges me firent prendre pour des étrangères, et peut-être, sans le luxe de leurs toilettes, pour ces Egyptiennes dorées qui sortent des roulottes et disent la bonne aventure. Comme je m'informai, on me répondit : "Ce sont les petites princesses Bran­covan".
Elles passaient leurs étés, et parfois leurs automnes, dans une villa que leur père, un prince roumain, avait fait construire à Amphion, entre Evian et Thonon, et qui reflétait dans les eaux du lac ses couleurs roses. L'une d'elles, plus tard, devait être Anna de Noailles. Et déjà ses grands yeux absorbaient les paysages qui la devaient, si jeune, inspirer.
Car elle a chanté le pays de son enfance dans Les Eblouissements et Les Forces Eternelles. Le lac Léman, devant le rivage où se baigne la villa d'Amphion où elle est née, ne reflète pas que des murailles roses dans la verdure. Une petite fille s'est penchée sur lui et l'eau, pieusement, a gardé son image.

Henry Bordeaux
"Portrait de la Savoie par ses écrivains"
SIPE Thonon. 1960

069. Ignacio Zuloaga

Ignacio Zuloaga. La comtesse de Noailles
1913. Musée de Bilbao
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Ignacio Zuloaga y Zabaleta est l'un des plus importants peintres espagnols de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Il naquit à Eibar dans le Pays basque espagnol en juin 1870 et mourut à Madrid le 31 octobre 1945. Son père était le remarquable damasquineur Plácido Zuloaga. Comme enfant il travailla dans l'atelier de son père où il reçut ses premiers contacts avec le dessin et la gravure. Sa formation scolaire se fit en France chez les jésuites avant qu'il la complétât à Madrid, à Paris et à Rome.
La peinture de Zuloaga a été des plus discutées en raison de son caractère cru et dramatique. C'est l'expression d'un réalisme qui s'obstine à présenter la chronique d'une époque, [...] Zuloaga fut spécialement lié avec Ségovie, où pendant quinze ans et jusqu'à 1913, il conserva un studio où il passait l'automne, absorbé dans un travail intense dont il emportait tout de suite à Paris la production. Il était un grand aficionado des courses de taureaux, sujet qu'il représenta dans ses tableaux, réussissant même une fois à entrer dans l'arène.
(Source Wikipedia)

068. Anna de Noailles : un timbre-poste

Cliquez sur l'image pour l'agrandir
Présentation du timbre-poste émis
en hommage à la Comtesse de Noailles

067. Emilio Terry : le jardin d'Amphion


Artist : Emilio Terri
Title : Jardin de la poétesse Anna de Noailles
Medium, Ink and Wash
Size : 7.9 x 11.8 in. / 20 x 30 cm.

066. Anna de Noailles par François Mauriac. 4

La tombe de la Comtesse de Noailles,
à l'intérieur de la chapelle Bibesco Brancovan,
au cimetière du Père Lachaise à Paris.

4/4. C'était l'époque où, après un long temps d-incubation, le virus de Rimbaud se manifestait dans la poésie française; l'époque où un jeune insolent disait devant moi à Madame de Noailles : « On ne fait plus de vers, aujourd'hui, madame !», l'époque enfin où, dans la lignée de Mallarmé, se manifestait un poète attentif à la valeur et au poids de chaque mot, ennemi de toute facilité. Dans les premiers jours après l'Armistice, je me vois encore, chez le libraire Floury, lisant d'un trait la Jeune Parque de ce Paul Valéry […] aux antipodes du « Cœur Innombrable » et des « Eblouissements . Mais il y a, chez les Muses, beaucoup de demeures ; et dans ce temps où je me sentais proche encore de mes belles années, bourdonnantes de tous les poètes, les dieux nouveaux n’empiétaient pas sur mes anciennes adorations. Aucun de nous qui ne soit demeuré fidèle à celle dont la poésie fut la voix même de notre jeune passion. Peut-être aurions-nous dû le lui redire; mais nous ne pensions pas que cette. immortelle eût besoin d'être rassurée.

Cette apparente désaffection, ce silence que le monde fait autour d'une destinée qui décline, heureux sont ceux qui ne le redoutent pas et qui même l'attendent avec une anxieuse espérance. Il est bon qu'avant que nous le quittions, le monde nous quitte. Autour du vaisseau qu'on va lancer à la mer, toutes les amarres, l'une après l'autre, sont rompues ; il demeure immobile, il ne glisse pas encore, quoique plus rien ne le retienne. Bénie soit la vieillesse qui nous détache longtemps à l'avance, afin que le passage à l'éternité s'accomplisse sans déchirement. En haine de la vieillesse, le monde renonce à nous qui n'aurions peut- être pas la force de renoncer à lui. Puissions-nous en ces jours-là, lui rendre grâce d'obliger la frivole créature à demeurer seule en face de son créateur. « Quand on vieillit, notait René Bazin à la veille de mourir, quand on vieillit, tout s'en va, mais Dieu vient ! »

Il vient, mais son approche est différente pour chacun. Peut-être - je l'ai toujours cru - ne traite-t-il pas les poètes comme les autres hommes. Tout se passe comme si les poètes avaient une mission particulière, un exemple à donner et que seuls ils peuvent donner ; comme si leur vie, telle quelle est, était voulue. Tous, qu'ils aient cru à la vie éternelle ou qu'à l'exemple d'Anna de Noailles ils l'aient niée, ils attestent la grandeur de l'âme humaine, sa vocation divine. Les poètes m'ont toujours défendu contre le doute : même couverts de boue, comme Rimbaud et Verlaine, ils, éveillent,-en nous le sentiment d'une pureté édénique, d'une pureté perdue qu'il nous faut retrouver dans l'abaissement et dans les larmes. Battus de tous les vents, ruisselants de tous les embruns, ils sont bien des « phares », ainsi que Baudelaire les appelle, immobiles sur leur rocher, incapables en apparence de se sauver eux-mêmes, ils brûlent dans les ténèbres, mais notre route est inondée de leur lumière.

Aussi éloignés qu'ils paraissent les uns des autres, ces inspirés bien-aimés gardent entre eux un air de parenté, une ressemblance mystérieuse. Les trimardeurs terribles, Verlaine, Rimbaud et la comtesse de Noailles, née princesse de Brancovan, ont une vocation commune d'ardeur, de souffrance et de grandeur humiliée. La chambre sordide où Verlaine mourut, nu, la face contre le carreau, je la confonds dans mon esprit avec la pauvre chambre -meublée, rue Hamelin, où j'ai vu Marcel Proust étendu; avec la chambre de la rue Scheffer, où un « cœur innombrable » a fini de souffrir.

065. Anna de Noailles par François Mauriac. 3

François Mauriac et Anna de Noailles

3/4. Qu'elle était heureuse, cette désespérée ! Son génie jouissait de lui-même, à chaque instant de sa vie ; et non pas seulement lorsque, poète, elle cédait, dans le secret, à ses sublimes inspirations; car elle régnait aussi par la parole. Dans ces beaux jours de notre jeunesse, dès qu’elle apparaissait, nous nous pressions autour d'elle toujours accablée, mais dont l'épuisement même entretenait l'ivresse. Elle faisait rire aux larmes des adolescents que ses poèmes enivraient de tristesse, le soir, dans leur chambre solitaire. Furieuse et joyeuse abeille, elle fonçait soudain sur ses victimes, car elle voyait le ridicule des gens, selon le mot de Saint-Simon, « avec cette vérité qui assomme ». Insoucieuse du dard qu’elle laissait dans la plaie, la téméraire ne se méfiait pas de cette terrible mémoire qui est celle de l'amour-propre humilié, pareille à cette dauphine Marie-Antoinette, à cette jeune reine adorée, mais qui charmait moins de cœurs queue n'en blessait.

Tant qu'une seule chose nous manque, nous espérons l'atteindre et le désespoir reste impossible. Mais rien ne manquait à cette reine de notre jeunesse; et elle obtint donc, par surcroît, le désespoir si nécessaire aux poètes. Il faut tout avoir, pour ne tenir compte de rien, tout posséder, pour avoir le droit de tout mépriser. Il n'y a pas de détachement possible sans possession, car comment nous détacher de ce que nous n'avons pas ?

Aucun humble désir, aucun « manque » ne détournait de penser à la mort cette créature idolâtrée, envers qui le destin se montrait perfidement prodigue. Nul médiocre souci ne la divertissait de son unique disgrâce, la seule dont aucune puissance, sur la terre ni dans le ciel, ne la pouvait délivrer : cette disgrâce d'être née mortelle et de ne donner son cœur qu'à des créatures aussi éphémères qu'elle-même. L'écoulement, la fuite, la dissolution de l'être adoré devint ainsi le motif essentiel de cette poésie, si longtemps consacrée à tous les ciels et à tous les jardins du monde. Le thème bergsonien de la durée - qui devait trouver, grâce à Proust, sa transposition romanesque - fournit à cette porteuse de lyre une source de sublime...

[…] Jusqu'à ce jour où il devint visible que le temps altérait aussi le seul de ses biens quelle aurait cru inaltérable : sa gloire. Dans le tumulte de son long triomphe, rien ne l'avait pu préparer à cette épreuve inévitable et qui n'épargne aucun créateur ni, surtout en France, aucun poète, car c'est la politique, et non la poésie, qui fit du vieil Hugo l'idole de la France !

« Ce grand supplice, la vieillesse ! » notait Michelet à son déclin. il aurait pu dire : ce supplice sans cesse grandissant, l'approche même encore éloignée de la vieillesse ; oui, le pire des supplices pour ceux, du moins, dont la route glorieuse ne monte pas vers Dieu; supplice qui, pour être supporté sans cri, exige un courage d'homme, une raison d'homme. Dans ces ténèbres où il aurait fallu qu’elle fît un acte de foi dans son génie, la triomphatrice de naguère ne nous apparaissait plus que comme une pauvre femme, stupéfaite, anxieuse.

C'est que, dans l'orgueil des poètes, il ne faut voir qu'une apparence. Il n'en est aucun, même parmi les plus grands, qui ne doute de soi, que la moindre critique ne trouble, qui n'ait besoin, comme de pain et d'eau, d'admiration et de louanges. Mais nous, qui étions sûrs que l’œuvre de Madame de Noailles vaincrait le temps, nous nous irritions de la sentir si démunie. Hé quoi ! il ne lui suffisait pas de relire les Vivants et les Morts pour consentir à l'indifférence des jeunes barbares d'après la guerre ?

064. Anna de Noailles par François Mauriac. 2


2.4. Dès sa jeunesse, ce bel aigle avait regardé la mort en face. Pareille aux grands romantiques, elle n'en a jamais détourné les yeux. Et c'est ce qui rend sa mort si étonnante. Pour la plupart des hommes, mourir est un accident : ils trébuchent et disparaissent dans la trappe comme des bêtes surprises. Mais de celle-là qui, depuis tant d'années, contemplait et, si j'ose dire, veillait sa future dépouille, le silence, l'immobilité déroutent l'esprit. Je répète à cette endormie le mot du Christ après la Cène, lorsqu'il interroge ses disciples : « Vous croyez, maintenant ? » [...]
Durant toute une vie, aura-t-elle contemplé la mort en vain ? A cet esprit, l'un des plus avides que nous ayons connus, la mort ne révéla rien de ce que dissimulent ses ténèbres. Penchée depuis l'enfance sur ce gouffre d'éternelle clarté, Madame de Noailles a toujours donné son cœur et son consentement à la nuit. Pourquoi, en dehors d'un imprévisible miracle, sentions-nous qu'il en devait être ainsi ?
Elle-même paraissait terriblement sûre de ne jamais succomber à la tentation de Dieu, comme si elle eût été tirée sur la berge, très loin du courant de grâce où beaucoup de ses jeunes frères se sentaient entraînés.
Elle paraphrasait en vain Pascal dans de sublimes Élévations. Elle dressait en vain vers Dieu l'holocauste de ses poèmes :

Mon Dieu, je ne sais rien, mais je sais que je souffre !
La fumée du sacrifice était rabattue vers la terre. C'est qu'il ne sert à rien d'interpeller Dieu si nous ne l'écoutons pas. L'attention dans le silence est un aspect trop méconnu de la prière. Ce cœur innombrable, ce cœur retentissant ne se taisait jamais. Cet essaim bourdonnant, que pouvait-il entendre, hors son bourdonnement admirable ?

«Il faut d'abord avoir soif » ; ce mot de Catherine de Sienne que Madame de Noailles inscrivit en exergue du Poème de l'amour - quelle triste habitude nous eûmes tous de dérober aux saints leurs plus pures paroles, pour faire le jeu de notre passion - ce mot l'aurait sans doute éclairée, si elle l'eût ainsi compris : « Soif de ce silence où Dieu nous parle. »
Peut-être alors eût-elle entendu la parole intérieure qui fut adressée à Catherine de Sienne : « Tu es celle qui n'est pas... » C'était le mot de l'énigme,, et Madame de Noailles ne l'a pas trouvé. Elle est demeurée inguérissablement elle-même, aveuglée par sa propre lumière. A l'entour, les planètes humaines ne lui apparaissaient que dans l'éblouissement de ses rayons.

La jeunesse s'éloignait ; les nouvelles générations portaient leur encens à d'autres idoles ; autour de cette femme étendue, une terrible cognée abattait ceux qu’elle chérissait le plus. La solitude et le silence prirent ainsi possession, par la force, de cette vie tumultueuse jusqu'à ce qu’elle fût définitivement immobilisée, crucifiée à la maladie. N'allons pas au delà ; agenouillons-nous devant ce mystère des derniers jours où, vaincue enfin, dépouillée de toutes ses armes, cette grande inspirée reçut peut-être les seules inspirations qui lui fussent inconnues, celles qui ne s'obtiennent, nous enseigne Pascal, que par les humiliations. […] C’est une dangereuse épreuve que l'excès de bonheur. Les anciens n'avaient pas tort de redouter une chance trop constante ; la créature comblée finit toujours par être accablée.

Il est des êtres sur qui le bonheur humain s'acharne, comme s'il était le malheur, et, en vérité, il est le malheur. Ce grand poète qui vient de s'endormir, nous l'avons vu dans l'éclat de sa jeune gloire. D'autres femmes étaient belles, mais elle seule possédait cette beauté que le génie transfigure. Princesse dès le berceau, elle reçut, au jour de ses noces, un des plus grands noms de France, et des plus glorieux; mais à peine l'eut-elle porté, que l'éclat de son génie obscurcit les fastes de cette famille illustre.
Désormais le nom de Noailles n'évoquera plus le vainqueur de Cérisoles, ni cet archevêque de Paris, ami secret des jansénistes et pour qui Racine écrivit l'histoire de Port-Poyal, ni trois maréchaux de France, mais une jeune Minerve revenue de toute sagesse, docile au seul vertige, et qui, comme l’Euphorion de Goethe, s'élance à corps perdu «dans un espace plein de douleurs»

063. Anna de Noailles par Francois Mauriac. 1.


François Mauriac, né à Bordeaux en 1885, mort à Paris en 1970, auteur d'essais inspirés par sa foi catholique, a atteint la célébrité par ses romans entre les deux guerres mondiales. Ancrés dans une réalité sociale très forte et inscrits dans les paysages naturels des Landes girondines. Le baiser aux lépreux (1922), Génitrix (1923), Thérèse Desqueyroux (1927), le Nœud de vipères (1932) sont à citer comme particulièrement réussis dans une oeuvre magistrale qui s'étend sur un demi-siècle. Par ailleurs, moraliste soucieux de porter un regard chrétien sur l'actualité, François Mauriac sera un journaliste écouté et un polémiste brillant dont les "Bloc-notes", publiés successivement dans le magazine "L'express" puis le quotidien "Le Figaro", vont marquer toute une génération.
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Sources : 1.
http://www.routefmauriac.org/mauriac.html
2.
http://www.ac-bordeaux.fr/Etablissement/AMonzie/malagar/bio.html
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ANNA DE NOAILLES EST MORTE

1/4. Cette jeune femme illustre prêta sa voix à toute une jeunesse tourmentée. Sa poésie fut le cri de notre adolescence. Auprès des autres, nous cherchions l'apaisement, la lumière; ou nous leur demandions d'être bercés et endormis. Mais elle attirait à soi les passions qui ne veulent pas guérir. Quelle tentation, pour un jeune cœur, que de découvrir Dieu au-delà de l'assouvissement !

Admirée, adorée, chargée et comme accablée de tous les dons humains, elle nous précédait de dix années dans la vie, pour que nous fussions avertis que posséder tout, c'est ne rien avoir, et qu'il ne sert à rien de gagner l'univers. L'univers, elle l'avait pondant capté dans ses poèmes où Venise, Sorrente, la Sicile nous semblaient plus chaudes et plus odorantes que dans le réel. Mais de tous les jardins du monde, elle rapportait les seules herbes nécessaires pour composer le philtre qu'Iseult partage avec Tristan et elle nous le faisait boire. Elle n'a jamais distingué l'amour de la mort. Son exigence débordait infiniment l'amour humain. Dans les poèmes admirables qui ouvrent le recueil les Vivants et les Morts, elle sut nous rendre sensible la fuite de la créature aimée, même tenue et pressée entre nos bras :

Quelque chose de toi sans cesse m'abandonne,
Car rien qu'en vivant, tu t'en vas...

Cette trahison, en pleine fidélité, de l'être qui s'écoule, qui se défait; ce mensonge de la vie, elle fut la première à nous en persuader. Notre vingtième année lui doit d'avoir connu cette disproportion entre le désir du cœur et ce qu'il poursuit jusqu'à épuisement. Il ne servait de rien à notre jeune passion d'atteindre son objet, puisqu’elle n’en épousait jamais les contours. La beauté, enfin appréhendée, ne ressemblait pas à celle -qui nous avait fui :

Je me tairai, je veux, les yeux larges ouverts,
Regarder quel éclat a votre vrai visage,
Et si vous ressembler à ce que j'ai souffert.

Ce défaut de conformité entre l'amour et l'objet de l'amour éveillait en nous une douleur qui, devenait l'amour même, ou du moins, tout ce qu'en dehors de la volupté il nous était donné d'en connaître. Par l'unique douleur, l'amour humain prenait conscience de lui-même, au point que, si nous ne faisions pas souffrir, nous ne savions pas que nous étions aimés. Les amants ne se connaissent qu'au mal qu'ils se font qu'aux coups qu'ils se portent. Toute la misère de l'attachement aux créatures tient dans ce vers impérissable :

La paix qui m'envahit quand c'est vous qui souffrez.

Et cependant, rien n'arrête, puisqu'ils sont vivante, l'incessante dissolution de ces deux corps qui se cherchent. En vain le poète s'efforce-t-il de fixer l'instant et le lien de sa joie :

La terrasse est comme un navire
Qu'il lait chaud sur la mer ce soir !

Rien n'est immobile; tout parapet devient une proue ; la nature entière bouge comme le vaisseau de Tristan et entraîne à la mort le couple éphémère.
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En raison de sa longueur, le texte de François Mauriac
est découpé en quatre parties (63, 64, 65, 66)
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24/02/2010

062. "Nuit voluptueuse"

Source de l'illustration : http://gucken.deviantart.com/art/Starlit-Night-52427606

Le Plaisir bondissait dans le jour d'ambre et d'or.
Voici la douce nuit plus complaisante encore;
Son voile est odorant, ses parois sont moelleuses,
L'insecte va jaillir des herbes populeuses.
Le ciel est descendu, l'air est rapetissé;
Les bruits qui ne sont pas de l'amour ont cessé;
Tout s'accoste, tout court, se rejoint et s'enlace.
O voyage secret des choses dans l'espace !
Nuit fraîche de l'été ! Les oiseaux dans les airs
S'attirent d'un soupir plus vif que les éclairs;
Le désir est lui-même une aile, une fusée
Qui s'est partout levée et s'est partout posée;
Les effluves, les cris et les scintillements
Dans l'ombre langoureuse annoncent les amants.
Les larges papillons, à qui leurs couleurs pèsent,
Sur le sol libre et doux s'affaissent et se baisent.
Un train roule, orageux; ses sifflements soudains
Engouffrent des plaisirs brûlants dans les jardins.
Les lilas par l'odeur mêlent leurs tièdes moelles,
Et les phares des nuits répondent aux étoiles ...

"Les Eblouissements".

061. Anna de Noailles par Rodin

Anna de Noailles pose pour Rodin à partir de la fin de 1905, à la demande du sculpteur, qui l’avait rencontrée en 1901 après qu’elle lui eut envoyé son recueil de poésies.
Le buste terminé probablement en 1908 ne lui plut pas du tout : elle déplorait surtout le nez en bec d’oiseau de proie que Rodin lui avait fait et n’y retrouvait pas « ce suprême honneur d’un visage qui ne sera plus périssable », évoqué au début du projet. Quelques années plus tard, elle reviendra sur cette première impression.

Source du texte et de l'image : http://www.musee-rodin.fr/expoportnoai.html

060. Table des messages.

Table des messages : du N°01 au N° 59

Remarque : Les poèmes de la Comtesse de Noailles mis en ligne dans les 59 premiers "messages" de ce blog apparaissent en bleu et en gras , dans la liste ci-dessous.

01 à 10

01. La Comtesse de Noailles.
02. "Etranger qui viendra ..."
03. L’œuvre d’Anna de Noailles.
04. Biographie abrégée
05. Anna de Noailles : bibliographie.
06. « Tu vis, je bois l’azur »
07. La tombe d’Anna de Noailles à Publier. 1/2.
08. La tombe d’Anna de Noailles à Publier. 2/2.
09. Le monument votif à Amphion. 1/2.
10. Le monument votif à Amphion. 2/2.

11 à 20

11. A propos d’Anna de Noailles.
12. La table de travail d’Anna de Noailles.
13. « L’offrande à la nature ».
14. Evian : le lycée Anna de Noailles.
15. Lettre à Maurice Barrès
16. Dédicace.
17. Evian, au temps de la Comtesse de Noailles.
18. Anna de Noailles à Evian. 1/3.
19. Anna de Noailles à Evian. 2/3.
20. Anna de Noailles à Evian. 3/3.

21 à 30.

21. "In Nature’s praise".
22. « L’empreinte ».
23. « La nature et l’homme ».
24. « La jeunesse ».

25. « Jeunesse ».
26. Un témoignage : Angèle Paoli.
27. « Exaltation ».
28. « C’est après les moments … »
29. « Notre amour ».
30. A propos des poèmes 28 et 29.

31 à 40.

31. Pastels de la comtesse de Noailles.
32. Le prince de Brancovan. 1/2.
33. Le prince de Brancovan. 2/2.
34. Amphion : la villa Bassaraba.
35. Anna de Noailles à Amphion. 1/3.
36. Anna de Noailles à Amphion. 2/3.
37. Anna de Noailles à Amphion. 3/3.
38. Un ouvrage de référence.
39. Un autre ouvrage de référence
40. Un petit livre passionnant.

41 à 50.

41. Un ouvrage plus rare …
42. Anna de Noailles : quatre portraits.
43. Anna de Noailles par elle-même.
44. Dédicace et citations …
45. Amphion : le monument Anna de Noailles.
46. « La mort dit à l’homme … »
47. « La mort fervente ».
48. « Testament ».
49. Anna de Noailles et Jean Rostand. 1/2.
50. Anna de Noailles et Jean Rostand. 2/2.

51 à 59.

51. La mort du poète.
52. Anna de Noailles : blog en anglais.
53. Anna de Noailles par Sébastien Hayes.
54. « A la nuit ».
55. « La cité natale ».
56. « Il n’est pas un instant »
57. « L’hiver ».
58. « La journée heureuse ».
59. « La tristesse dans le parc ».

Fin de la liste

059. "La tristesse dans le parc"

Evian : l'Hôtel du Parc

Entrons dans l'herbe florissante
Où le soleil fait des chemins
Que caressent, comme des mains,
Les ombres des feuilles dansantes.

Respirons les molles odeurs
Qui se soulèvent des calices,
Et goûtons les tristes délices
De la langueur et de l'ardeur.

Que nos deux âmes balancées
Se donnent leurs parfums secrets,
Et que le douloureux attrait
Joigne les corps et les pensées...

L'été, dans les feuillages frais,
S'ébat, se délasse et s'enivre.
Mais l'homme que rien ne délivre
Pleure de rêve insatisfait.

Le bonheur, la douceur, la joie,
Tiennent entre les bras mêlés ;
Pourtant les coeurs sont isolés
Et las comme un rameau qui ploie.

Pourquoi est-on si triste encor
Quand le destin est favorable,
Et pourquoi cette inéluctable
Inclination vers la mort ?

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901

058. "La journée heureuse"

Evian : le quai dans les années 1960

Voici que je défaille et tremble de vous voir,
Bel été qui venez jouer et vous asseoir
Dans le jardin feuillu, sous l'arbre et la tonnelle.
Comme votre douceur sur mon âme ruisselle !
Je retrouve le pré, l'étang, les noyers ronds,
Les rosiers vifs avec leurs vols de moucherons,
Le sapin dont l'écorce est résineuse et chaude ;
Tout le miel de l'été aromatise et rôde
Dans le vent qui se pend aux fleurs comme un essaim.
On voit déjà gonfler et mûrir le raisin ;
L'odeur du blé nombreux se lève de la terre,
Le jour est abondant et pur, l'air désaltère
Comme l'eau que l'on boit à l'ombre dans les puits,
Le jardin se repose, enfermé dans son buis...
Ah ! moment délicat et tendre de l'année,
Je vais vous respirer tout au long des journées
Et presser sur mon coeur les moissons du chemin ;
Je vais aller goûter et prendre dans mes mains
Le bois, les sources d'eaux, la haie et ses épines.
Et, lorsque sur le bord rosissant des collines
Vous irez descendant et mourant, beau soleil,
Je reviendrai, suivant dans l'air calme et vermeil
La route du silence et de l'odeur fruitière,
Au potager fleuri, plein d'herbes familières,
Heureuse de trouver, au cher instant du soir,
Le jardin sommeillant, l'eau fraîche, et l'arrosoir

Le cœur innombrable, poèmes, Calmann-Lévy, 1901