à l'intérieur de la chapelle Bibesco Brancovan,
au cimetière du Père Lachaise à Paris.
4/4. C'était l'époque où, après un long temps d-incubation, le virus de Rimbaud se manifestait dans la poésie française; l'époque où un jeune insolent disait devant moi à Madame de Noailles : « On ne fait plus de vers, aujourd'hui, madame !», l'époque enfin où, dans la lignée de Mallarmé, se manifestait un poète attentif à la valeur et au poids de chaque mot, ennemi de toute facilité. Dans les premiers jours après l'Armistice, je me vois encore, chez le libraire Floury, lisant d'un trait la Jeune Parque de ce Paul Valéry […] aux antipodes du « Cœur Innombrable » et des « Eblouissements . Mais il y a, chez les Muses, beaucoup de demeures ; et dans ce temps où je me sentais proche encore de mes belles années, bourdonnantes de tous les poètes, les dieux nouveaux n’empiétaient pas sur mes anciennes adorations. Aucun de nous qui ne soit demeuré fidèle à celle dont la poésie fut la voix même de notre jeune passion. Peut-être aurions-nous dû le lui redire; mais nous ne pensions pas que cette. immortelle eût besoin d'être rassurée.
Cette apparente désaffection, ce silence que le monde fait autour d'une destinée qui décline, heureux sont ceux qui ne le redoutent pas et qui même l'attendent avec une anxieuse espérance. Il est bon qu'avant que nous le quittions, le monde nous quitte. Autour du vaisseau qu'on va lancer à la mer, toutes les amarres, l'une après l'autre, sont rompues ; il demeure immobile, il ne glisse pas encore, quoique plus rien ne le retienne. Bénie soit la vieillesse qui nous détache longtemps à l'avance, afin que le passage à l'éternité s'accomplisse sans déchirement. En haine de la vieillesse, le monde renonce à nous qui n'aurions peut- être pas la force de renoncer à lui. Puissions-nous en ces jours-là, lui rendre grâce d'obliger la frivole créature à demeurer seule en face de son créateur. « Quand on vieillit, notait René Bazin à la veille de mourir, quand on vieillit, tout s'en va, mais Dieu vient ! »
Il vient, mais son approche est différente pour chacun. Peut-être - je l'ai toujours cru - ne traite-t-il pas les poètes comme les autres hommes. Tout se passe comme si les poètes avaient une mission particulière, un exemple à donner et que seuls ils peuvent donner ; comme si leur vie, telle quelle est, était voulue. Tous, qu'ils aient cru à la vie éternelle ou qu'à l'exemple d'Anna de Noailles ils l'aient niée, ils attestent la grandeur de l'âme humaine, sa vocation divine. Les poètes m'ont toujours défendu contre le doute : même couverts de boue, comme Rimbaud et Verlaine, ils, éveillent,-en nous le sentiment d'une pureté édénique, d'une pureté perdue qu'il nous faut retrouver dans l'abaissement et dans les larmes. Battus de tous les vents, ruisselants de tous les embruns, ils sont bien des « phares », ainsi que Baudelaire les appelle, immobiles sur leur rocher, incapables en apparence de se sauver eux-mêmes, ils brûlent dans les ténèbres, mais notre route est inondée de leur lumière.
Aussi éloignés qu'ils paraissent les uns des autres, ces inspirés bien-aimés gardent entre eux un air de parenté, une ressemblance mystérieuse. Les trimardeurs terribles, Verlaine, Rimbaud et la comtesse de Noailles, née princesse de Brancovan, ont une vocation commune d'ardeur, de souffrance et de grandeur humiliée. La chambre sordide où Verlaine mourut, nu, la face contre le carreau, je la confonds dans mon esprit avec la pauvre chambre -meublée, rue Hamelin, où j'ai vu Marcel Proust étendu; avec la chambre de la rue Scheffer, où un « cœur innombrable » a fini de souffrir.