François Mauriac et Anna de Noailles
3/4. Qu'elle était heureuse, cette désespérée ! Son génie jouissait de lui-même, à chaque instant de sa vie ; et non pas seulement lorsque, poète, elle cédait, dans le secret, à ses sublimes inspirations; car elle régnait aussi par la parole. Dans ces beaux jours de notre jeunesse, dès qu’elle apparaissait, nous nous pressions autour d'elle toujours accablée, mais dont l'épuisement même entretenait l'ivresse. Elle faisait rire aux larmes des adolescents que ses poèmes enivraient de tristesse, le soir, dans leur chambre solitaire. Furieuse et joyeuse abeille, elle fonçait soudain sur ses victimes, car elle voyait le ridicule des gens, selon le mot de Saint-Simon, « avec cette vérité qui assomme ». Insoucieuse du dard qu’elle laissait dans la plaie, la téméraire ne se méfiait pas de cette terrible mémoire qui est celle de l'amour-propre humilié, pareille à cette dauphine Marie-Antoinette, à cette jeune reine adorée, mais qui charmait moins de cœurs queue n'en blessait.
Tant qu'une seule chose nous manque, nous espérons l'atteindre et le désespoir reste impossible. Mais rien ne manquait à cette reine de notre jeunesse; et elle obtint donc, par surcroît, le désespoir si nécessaire aux poètes. Il faut tout avoir, pour ne tenir compte de rien, tout posséder, pour avoir le droit de tout mépriser. Il n'y a pas de détachement possible sans possession, car comment nous détacher de ce que nous n'avons pas ?
Aucun humble désir, aucun « manque » ne détournait de penser à la mort cette créature idolâtrée, envers qui le destin se montrait perfidement prodigue. Nul médiocre souci ne la divertissait de son unique disgrâce, la seule dont aucune puissance, sur la terre ni dans le ciel, ne la pouvait délivrer : cette disgrâce d'être née mortelle et de ne donner son cœur qu'à des créatures aussi éphémères qu'elle-même. L'écoulement, la fuite, la dissolution de l'être adoré devint ainsi le motif essentiel de cette poésie, si longtemps consacrée à tous les ciels et à tous les jardins du monde. Le thème bergsonien de la durée - qui devait trouver, grâce à Proust, sa transposition romanesque - fournit à cette porteuse de lyre une source de sublime...
[…] Jusqu'à ce jour où il devint visible que le temps altérait aussi le seul de ses biens quelle aurait cru inaltérable : sa gloire. Dans le tumulte de son long triomphe, rien ne l'avait pu préparer à cette épreuve inévitable et qui n'épargne aucun créateur ni, surtout en France, aucun poète, car c'est la politique, et non la poésie, qui fit du vieil Hugo l'idole de la France !
« Ce grand supplice, la vieillesse ! » notait Michelet à son déclin. il aurait pu dire : ce supplice sans cesse grandissant, l'approche même encore éloignée de la vieillesse ; oui, le pire des supplices pour ceux, du moins, dont la route glorieuse ne monte pas vers Dieu; supplice qui, pour être supporté sans cri, exige un courage d'homme, une raison d'homme. Dans ces ténèbres où il aurait fallu qu’elle fît un acte de foi dans son génie, la triomphatrice de naguère ne nous apparaissait plus que comme une pauvre femme, stupéfaite, anxieuse.
C'est que, dans l'orgueil des poètes, il ne faut voir qu'une apparence. Il n'en est aucun, même parmi les plus grands, qui ne doute de soi, que la moindre critique ne trouble, qui n'ait besoin, comme de pain et d'eau, d'admiration et de louanges. Mais nous, qui étions sûrs que l’œuvre de Madame de Noailles vaincrait le temps, nous nous irritions de la sentir si démunie. Hé quoi ! il ne lui suffisait pas de relire les Vivants et les Morts pour consentir à l'indifférence des jeunes barbares d'après la guerre ?
3/4. Qu'elle était heureuse, cette désespérée ! Son génie jouissait de lui-même, à chaque instant de sa vie ; et non pas seulement lorsque, poète, elle cédait, dans le secret, à ses sublimes inspirations; car elle régnait aussi par la parole. Dans ces beaux jours de notre jeunesse, dès qu’elle apparaissait, nous nous pressions autour d'elle toujours accablée, mais dont l'épuisement même entretenait l'ivresse. Elle faisait rire aux larmes des adolescents que ses poèmes enivraient de tristesse, le soir, dans leur chambre solitaire. Furieuse et joyeuse abeille, elle fonçait soudain sur ses victimes, car elle voyait le ridicule des gens, selon le mot de Saint-Simon, « avec cette vérité qui assomme ». Insoucieuse du dard qu’elle laissait dans la plaie, la téméraire ne se méfiait pas de cette terrible mémoire qui est celle de l'amour-propre humilié, pareille à cette dauphine Marie-Antoinette, à cette jeune reine adorée, mais qui charmait moins de cœurs queue n'en blessait.
Tant qu'une seule chose nous manque, nous espérons l'atteindre et le désespoir reste impossible. Mais rien ne manquait à cette reine de notre jeunesse; et elle obtint donc, par surcroît, le désespoir si nécessaire aux poètes. Il faut tout avoir, pour ne tenir compte de rien, tout posséder, pour avoir le droit de tout mépriser. Il n'y a pas de détachement possible sans possession, car comment nous détacher de ce que nous n'avons pas ?
Aucun humble désir, aucun « manque » ne détournait de penser à la mort cette créature idolâtrée, envers qui le destin se montrait perfidement prodigue. Nul médiocre souci ne la divertissait de son unique disgrâce, la seule dont aucune puissance, sur la terre ni dans le ciel, ne la pouvait délivrer : cette disgrâce d'être née mortelle et de ne donner son cœur qu'à des créatures aussi éphémères qu'elle-même. L'écoulement, la fuite, la dissolution de l'être adoré devint ainsi le motif essentiel de cette poésie, si longtemps consacrée à tous les ciels et à tous les jardins du monde. Le thème bergsonien de la durée - qui devait trouver, grâce à Proust, sa transposition romanesque - fournit à cette porteuse de lyre une source de sublime...
[…] Jusqu'à ce jour où il devint visible que le temps altérait aussi le seul de ses biens quelle aurait cru inaltérable : sa gloire. Dans le tumulte de son long triomphe, rien ne l'avait pu préparer à cette épreuve inévitable et qui n'épargne aucun créateur ni, surtout en France, aucun poète, car c'est la politique, et non la poésie, qui fit du vieil Hugo l'idole de la France !
« Ce grand supplice, la vieillesse ! » notait Michelet à son déclin. il aurait pu dire : ce supplice sans cesse grandissant, l'approche même encore éloignée de la vieillesse ; oui, le pire des supplices pour ceux, du moins, dont la route glorieuse ne monte pas vers Dieu; supplice qui, pour être supporté sans cri, exige un courage d'homme, une raison d'homme. Dans ces ténèbres où il aurait fallu qu’elle fît un acte de foi dans son génie, la triomphatrice de naguère ne nous apparaissait plus que comme une pauvre femme, stupéfaite, anxieuse.
C'est que, dans l'orgueil des poètes, il ne faut voir qu'une apparence. Il n'en est aucun, même parmi les plus grands, qui ne doute de soi, que la moindre critique ne trouble, qui n'ait besoin, comme de pain et d'eau, d'admiration et de louanges. Mais nous, qui étions sûrs que l’œuvre de Madame de Noailles vaincrait le temps, nous nous irritions de la sentir si démunie. Hé quoi ! il ne lui suffisait pas de relire les Vivants et les Morts pour consentir à l'indifférence des jeunes barbares d'après la guerre ?