28/02/2010

087. Marcel Proust : "Les Eblouissements". 4


4/6. Je ne sais si vous me comprendrez et si le poète sera indulgent à ma rêverie. Mais bien souvent les moindres vers des "Eblouissements" me firent penser à ces cyprès géants, à ces sophoras roses que l'art du jardinier japonais fait tenir, hauts de quelques centimètres, dans un godet de porcelaine de Hizen. Mais l'imagination qui les contemple en même temps que les yeux, les voit, dans le monde des proportions, ce qu'ils sont en réalité, c'est à dire des arbres immenses. Et leur ombre grande comme la main donne à l'étroit carré de terre, de natte, ou de cailloux où elle promène lentement, les jours de soleil, ses songes plus que centenaires, l'étendue et la majesté d'une vaste campagne ou de la rive de quelque grand fleuve.
J'aurais voulu d'un tel livre, un livre unique à qui on pourra trouver dans le passé des égaux, mais pas un semblable, essayer de dégager d'abord l'essence et l'esprit. Il faut finir et je n'ai pas commencé d'en parcourir avec vous les beautés. J'aurais pourtant aimé m'attarder à celles de pure technique aussi bien qu'aux autres, vous signaler au passage, par exemple, de charmants noms français, revivant et vibrant dam la belle lumière où le poète les expose, à la place d'honneur du vers, à la rime, à la rime qui les fait chanter, accompagnés par la musique assortie de la rime voisine [...] tant de notations d'une justesse délicieuse
Dans nos taillis serrés où la pie en sifflant
Roule sous les sapins comme un fruit noir et blanc
Près des flots de la Dranse
Où la truite glacée et fluide s’élance,
Hirondelle d'argent aux ailerons mouillés.
Métaphores qui recomposent et nous rendent le mensonge de notre première impression, quand, nous promenant dans un bois ou suivant les bords d'une rivière, nous avons pensé d'abord, en entendant rouler quelque chose, que c'était quelque fruit, et non un oiseau, ou quand, surpris par là vive fusée au-dessus des eaux d'un brusque essor, nous avions cru au vol d'un oiseau, avant d'avoir entendu la truite retomber dans la rivière.
Mais ces charmantes et toutes vives comparaisons qui substituent, à la constatation de ce qui est, la résurrection de ce que nous avons senti disparaissent elles-mêmes à côté d'images vraiment sublimes, toutes créées, dignes des plus belles d'Hugo. Il faudrait avoir lu toute la pièce sur la splendeur, l'ivresse, l'élan de ces matinées d'été où en renverse la tête afin de suivre des yeux un oiseau lancé jusqu'au ciel, pour éprouver tout le vertige de sentir tout, le vertige de ces deux derniers vers
Tandis que détaché d'une invisible fronde,
Un doux oiseau jaillit jusqu'au sommet du monde.