Je ne voudrais pas comparer Mme de Noailles à George Sand : elle ne le mérite pas encore tout à fait, et il faut espérer qu'elle ne le méritera jamais entièrement. Mais enfin, toutes deux sont femmes, et elles en abusent. Le mérite de Mme de Noailles est d'en abuser avec élégance. De plus, elle écrit dans une jolie langue, toute fraîche. Son style a des grâces et même des enchantements : la lisière d'un bois, le matin, avec un pré qui descend vers un ruisseau, et toutes sortes de feuilles, de fleurs, d'herbes, de bêtes, de bruits, de lueurs. George Sand, que Nietzsche a si bien nommée « la vache à écrire », écrivait en effet comme un ruminant ; le ruminant passionné n'en est pas moins un ruminant.
Quelques-uns des plus agréables écrivains d'aujourd'hui, en prose ou en vers, étant des femmes, il est difficile de prétendre que la femme n'est point faite pour la littérature. Si c'est pour elle un métier factice, est-ce donc pour l'homme un métier naturel ? L'homme, de même que la femme, est fait pour vivre sa vie et non pour raconter des vies qu'il n'a pas vécues. Il faut une grande habitude de la civilisation pour supporter sans rire l'idée qu'il y a à Paris deux ou trois mille créatures humaines qui vivent enfermées en de petites chambres, la tête penchée, les yeux vagues, une plume aux doigts. Cela est d'autant plus comique que le résultat de ces écritures, hâtives ou fiévreuses, demeure généralement inconnu. Les hommes persévèrent longtemps. Plus pratiques, les femmes désirent toucher rapidement le but. Chaque nouvel éditeur, chaque nouvelle revue, chaque nouveau journal voient venir à eux des martyrs de l'espoir littéraire qui avouent détenir en des tiroirs des douzaines de romans inédits. Il est très rare que les femmes soient aussi tenaces ; cependant, comme le nombre de celles qui écrivent s'accroît sans cesse, le moment approche où, aussi peu favorisées que les hommes, elles devront attendre et vieillir, en pleurant sur les moissons de leur génie.
[...] La nature de Mme de Noailles semble être de s'arrêter à moitié chemin, de s'asseoir et de songer qu'il est doux d'avoir oublié le but de son voyage. Celui qu'elle vient de nous conter se perd dans les brumes qui ont caché au pèlerin la cime de la montagne, mais avec quel charme elle nous les décrit, ces baumes, et que d'azur encore jusque dans ces ténèbres !
La Nouvelle Espérance était l'histoire d'un égoïsme féminin ; la Domination aurait pu être l'histoire d'un égoïsme masculin : ce n'en est que l'ébauche, et à peine visible. C'est un jeune homme qui se croit destiné à conquérir le monde. Son ambition touche à la folie : « Que mon jeune siècle s'élance comme une colonne pourprée, et porte à son sommet mon image ! » Ayant publié un livre qui est remarqué, il compare ses ivresses à celles qui, sans doute, au même âge, troublaient le « jeune Shakespeare ». Tout cela est exposé longuement, sans ironie aucune ; on croit à un essai de caricature, c'est une intention d'épopée.
[...] Le héros de Mme de Noailles n'est même pas Don Juan ; il est l'amoureux, le très ordinaire amoureux, celui des aventures qu'il est plus difficile d'éviter qu'il n'est glorieux de les avoir connues. Depuis George Sand et Musset, Venise est le seul cadre qui convienne aux amours romantiques ; il faut, paraît-il, à certains épanchements, l'abri des gondoles. On ne peut pas être lyrique dans un compartiment de chemin de fer ; l'usage s'y oppose ; la gondole, cependant, autorise les plus sublimes divagations. Venise ! Là seulement on peut aimer avec distinction. Il y a aussi Bruges-la-Morte. Mme de Noailles n'a pas manqué de faire participer cette ombre illustre aux émotions de son héros. Héros, du moins, de l'impertinence, car, chose singulière, ce roman, écrit par une femme, respire le dédain de la femme, créature sans importance et qui n'existe que dans le désir de celui qui les aime. C'est une idée qui n'est pas tout à fait déraisonnable, et les femmes elles-mêmes semblent l'admettre, car elles sentent bien qu'elles ne vivent plus dès qu'on cesse de vivre pour elles.
[...] Voici les aphorismes de Mme de Noailles sur l'irréalité de la femme. C'est son héros qui parle, Antoine Arnault : « Oui, toutes les femmes, toutes ces princesses de la terre, elles ne peuvent que plaire, et, si elles ne plaisent point, elles sont mortes : voilà leur sort. Elles n'ont pas d'autre réalité que notre désir, ni d'autre secours, ni d'autre espoir. Leur imagination, c'est de souhaiter notre rêve tendu vers elle, et leur résignation, c'est de pleurer sur notre cœur. Elles n'ont pas de réalité, une reine qui ne plairait pas à son page ne serait plus pour elle-même une reine. » [...] Les paroles de Mme de Noailles résument assez bien ce livre peu connu, et qui passa en son temps pour paradoxal. Cependant, comme toutes les femmes, elle exagère : et puis, ce n'est pas tout à fait la même chose de se réaliser dans la douleur ou de se réaliser dans le plaisir.
Remy de Gourmont in « La prose de Madame de Noailles » , Promenades littéraires, 2e série, Mercure de France, 190
--------------------------
** Remy de Gourmont, né près d'Argentan le 4 avril 1858 et mort à Paris le 27 septembre 1915, est un écrivain français, à la fois romancier, journaliste et critique d'art, proche des symbolistes.
--------------------------