05/02/2012

380. La Domination. 2

2. Et Antoine évoquait les yeux de madame Maille, attachés sur l'épaisse et rude ménagère; un regard qui sans doute disait : "Vous êtes heureuse, vous habitez le bas de la maison de mon ami; vous le voyez entrer, sortir; vous pouvez dire: il est là, ou il n'est pas là; vous épiez sa vie; vous êtes comme une servante humble et amoureuse». Antoine ouvrit la seconde lettre. Il ne crut pas bien lire tant la surprise était forte ! Il allait de l'adresse à la signature sans parcourir le texte; cela déjà suffisait ! L'homme le plus illustre de son pays, le plus grand écrivain avait tracé ces mots ! Et lorsqu'il vit que, dans la lettre, à de sympathiques éloges pour son livre se joignait une invitation à venir voir à la campagne, chez lui, le grand homme, Antoine défaillit comme si l'aurore était entrée dans son cœur. Les mille mouvements qu'il ne faisait pas l'étouffaient. ll eût voulu bondir ou s'anéantir, et, retrouvant par hasard sous sa main la lettre de madame Maille, il l’éloigna.
Sa maitresse ne lui apparaissait plus que comme une victime étrangère, une petite forme humaine qui s'en va de son côté, toute seule dans la vie, selon la loi de tout destin, comme une buée d'automne qui meurt autour de nos pieds. Ne pouvant se résoudre à passer seul une si émouvante soirée, Antoine alla demander à dîner à son ami Martin Lenôtre. Il l'aimait. Il lui pardonnait ce qu'il lui reprochait, son humeur douce et les défauts de sa logique. Martin Lenôtre, âgé de vingt-huit ans, médecin à l'hôpital Lebrun, parfaitement studieux et savant, pensait moins qu'il ne rêvait, et la science que lui-même maniait le surprenait, l'amusait, l'attendrissait comme un miracle. Né ans des campagnes vertes et mouillées, toujours nostalgique de son enfance, il faisait de la médecine avec la douceur d'un botaniste.
Les sureaux, la belladone, l'aconit, blanc et rosé dans les plaines, l'émouvaient, il se sentait troublé comme Rousseau quand il s'écrie: « de la pervenche !» comme Michelet quand il soupire : « 0 ma gentiane bleue ! ». Il n'avait point de scepticisme mais il riait avec une grâce naïve de ses doutes ou de ses affirmations. Ce qui n'était point des actes ne lui semblait pas nécessaire, ni important, ni sûr : les paroles étaient le délassement de sa vie énergique et brave.
Lorsque à vingt-sept ans Martin Lenôtre s'était marié, Antoine avait craint de moins le voir. Pourtant leur intimité ne s'était pas trouvée modifiée. Antoine s'amusait seulement de la gravité nouvelle de son ami, qui, uni à une jeune femme insensible et lasse, vénérait en elle tout l'ardent secret féminin.
Ce soir-là, les deux jeunes hommes, après le repas, craignant de fatiguer madame Lenôtre, achevèrent dehors la chaude soirée. Ils allèrent s'asseoir dans un des cafés étincelants et bocagers du bois de Boulogne.
« Tout à l'heure songeait Antoine, je révèlerai le secret de la lettre reçue, d'une glorieuse relation".
Mais déjà Martin l'entretenait d'un professeur, dont la découverte en chimie bouleverserait la science, et, offensé que le génie des artistes ne fut pas la seule idole, Antoine se taisait, sentait diminuer son bonheur.
Avec douceur et avec de bienveillantes remarques, Martin Lenôtre observait les hommes et les femmes assis dans ce jardin, autour des tables. Antoine les regardait et pensait :