3. "Tous ces hommes me paraissent ordinaires; ils sont, dans cette soirée d'été, sous les lumières, près de la musique, un troupeau las qui se repose. S'il y en a parmi eux qui possèdent une qualité primordiale, une force, elle est sans doute annulée par un défaut qui l'immobilise. Il n'y a que moi .de jeune et parfait". Antoine regarda les femmes. Il es trouvai t impérieuses, arrogantes, satisfaites d'elles-mêmes dans leurs toilettes luisantes et tendues, sous leurs chapeaux de fleurs, avec leur air volontaire et restreint. Mais il les regardait aussi avec sympathie, « car pourtant, pensait-il, elles meurent dans nos bras de désir et de plaisir ! Il évoquait leurs tendres plaintes; il les voyait toujours incomplètes, insatisfaites, penchantes, achevées seulement par les caresses des hommes. « Le bonheur, pensait- il, qui pour nous est l'ambition, la connaissance, l'analyse et la puissance sur les hommes, c'est nous qui pour elles l'avons dans nos mains, qui le donnons et le reprenons. Que possèdent-elles dont elles soient fières, et qui ne se plie à la servitude de l'amour ? Leurs longs cheveux qui dans l'Histoire semblent royaux, qu'Ophélie morte laissait traîner derrière elle sur l'étang noir, que la reine Mathilde tressait en deux nattes brillantes comme les belles cordes des navires, quel amant impatient ou jaloux ne les froissa, pour renverser plus vite, sous des lèvres avides, un visage qu'il voulait honorer ou meurtrir". Et. tandis que Martin fumait, causait un peu, Antoine lui répondant négligemment, continuait sa rêverie.
« Oui, pensait-il, toutes les femmes, toutes ces princesses de la terre, elles ne peuvent que plaire, et, si elles ne plaisent point, elles sont mortes: voilà leur sort Elles n’ont pas d'autre réalité que notre désir, ni d'autre secours, ni d’autre espoir. Leur imagination, c'est de souhaiter notre rêve tendu vers elles, et leur résignation, c'est de pleurer contre notre cœur. Elles n'ont pas de réalité; une reine qui ne plairait• point• à son page ne serait plus pour elle-même une reine ...
Les femmes, concluait-il, ne me font pas peur; je goûte et je cherche en elles ce que les autres hommes n'estiment pas suffisamment : leur confusion et leur douceur. Mon esprit, ma curiosité, la richesse et la sécheresse de mon intelligence sont sur elles comme des doigts légers et adroits. Que m'importent leurs durs égards, leurs vaines et frivoles paroles, leur précieuse pudicité ? Je tiens leur âme renversée sous mon cœur; je sais que la musique des violons le soir, le chant du rossignol, le clair de lune et la chaleur de leur propre corps les possèdent comme nous les possédons, tendres victimes qui s'affolent, courbées sous tout l'univers.
Martin, en souriant, fit remarquer à Antoine un jeune homme et une jeune femme qui, venant s'asseoir à une table voisine, avaient amené leur petite fille de huit ou neuf ans. La lumière suspendue à la branche d'un arbre tombait sur la figure de l'enfant, reculée dans une grande capeline de broderie. Elle avait cet air indifférent des enfants doux, riches et bien élevés.