05/02/2012

374. La Domination. 8

8. « J'ai relu ces jours-ci tous les livres de votre père ». Elle parut plus touchée. D'autres fois, il la taquinait, mais il n’était point habile à cela, car, dans la méfiance et l'essai, il avait l'esprit un peu rude et grossier, et il ne pouvait témoigner sa délicatesse que dans l'autorité et ce qu'il appelait en riant sa clémence. D'ailleurs, ayant pendant quelques jours réfléchi au parti qu'il aurait pu tirer de l'amitié de cette jeune fille, il vit bien qu'il se contenterait de son indifférence.
« L'épouser, y pensais-je ? songeait-il à présent. Je suis à l'âge où l'on ne limite pas la vie; le nom glorieux que porte en outre cette enfant m'eût par moments affligé... Décidément, je n'ai rien à faire d'elle», conclut-il. Et bientôt Antoine Arnault ne témoigna plus à Corinne que cette politesse élégante et froide qu'il était toujours fier de marquer. Il écrivait à Martin des lettres peu à peu maussades, et s'irritait de recevoir de son ami de longues épitres heureuses, pareilles à ces narrations enfantines des vacances, où tout prend de l'imprévu, du soleil et de la gaieté.
« Je le vois, pensait Antoine Arnault, je le vois, champêtre et correct, assis auprès des siens dans le jardin familial. Il sourit à ses parents, à ses neveux, à la vieille servante; il tient la main d'une de ses sœurs et l'interroge avec bonté. Il n'a de rigueur et de tenue sociale que ce qu'il croit être de la bonne éducation; mais son âme spontanée et naïve, son âme active et pure s'échappe, s'élance, porte secours, s'ébat et se mêle aux autres. Il est délicat, et pourtant rude, juste assez pour ne point s'effrayer de la rudesse : ses mains touchent toutes 'les mains sans s'étonner du contact. ..
Cher Martin, pensa Antoine Arnault, la dureté de la vie, et ta science, n'ont point prévalu contre la douceur de ton sang et contre les histoires que ta mère te contait, assise sous le frais feuillage, quand le laurier, au soleil tombant, fait une ombre noire sur les cailloux, et que le taureau rentre à l'étable, féroce et humilié, par la porte basse. Ta femme est près de toi; elle te semble charmante et inépuisable; tu ne regardes plus qu'elle, mais, avant elle, toutes les femmes te semblaient charmantes, parce que ton cœur est respectueux. Moi, Martin, je ne suis pas, comme toi, respectueux de toute la vie, je suis respectueux de la douleur, du malaise aimable, de l'inquiétude de tous les petits êtres qui cherchent leur providence. Les oiseaux des Iles, que Corinne nourrit dans une cage, m'attendrissent parce qu'ils ne savent plus où est la chaleur et le bonheur; et ils tremblent, et nous regardent. Et Rarahu aussi m'attendrit quand Loti nous dit d'elle que, brûlée de phtisie et de langueur, elle voulait « tous les marins, tous ceux qui étaient un peu beaux». Douce animalité qui, cherchant le sens de la vie, ne trouve que le plaisir !