4. Antoine Arnault un peu touché, regardait cette petite fille. Il la regardait avec bonté et amusement, et il dit à Martin : "Martin, cette sage petite fille m'enchante, parce qu'elle semble très timide el très soignée, et, par ses parents, sa fortune, sa délicatesse et son bien-être, préservée de tout l'univers; et parce que, tout de même, il faudra bien qu'elle soit un jour instruite et coquette, rusée, éperdue et désespérée, perverse et lâche, et, finalement, sans plus aucune, sans plus aucune candeur ". Et comme Martin voulait doucement s'indigner, Antoine Arnault, l'interrompant, lui fit part de la lettre reçue, de sa prochaine villégiature chez l'écrivain illustre. Martin le félicita. Toute la grâce de son cœur, toujours visible dans son regard, rayonnait. Mais il ajouta :« C'est un esprit qui ne me plait point". Il était tard. Les deux jeunes hommes se levèrent- et traversèrent le Bois, se dirigeant vers Paris. La nuit, entre les branches noires; découvrait son visage mystérieux.
Antoine Arnault se taisait : il se sentait seul et sans joie. Martin se réjouissait du ciel étoilé; de la connaissance qu'il avait des astres; des progrès de la science. Et Antoine pensait : « La science qui enivre mon ami, je l'ai connue, je sais tout d'elle; et maintenant nous sommes, elle et moi, comme deux époux• qui ne prennent plus de plaisir ensemble : elle n'ajoute rien à ma volupté »
Martin, reconnaissant du bel été, des proches vacances, dans son cœur religieux bénissait des dieux inconnus. Mais son compagnon songeait : « Nuit, rameaux bruissants, Nature, vous n'êtes que dans ma pensée, je vous crée, je vous possède, mais, ô douleur! je ne serai plus et vous serez ! Ô maitresse éternelle! qui ne veut pas mourir avec moi »
De retour chez lui, Antoine Arnault; solitaire, sentait vaciller ses chances et sa vie. Il souffrait d'être le seul témoin de soi-même. Le silence et la nuit restreignaient sa faible unité. Il savait qu’il ne dormirait pas ; il prit un livre, mais l’agitation de son cœur et l’indifférence de ses yeux l’empêchaient de lire. Il tournait les pages, et voici, voici qu'une phrase plus brillante et plus dure se révèle et s'impose : "César pleura lorsqu'il vit la statue, d'Alexandre."
Antoine regarde ces mots. "César pleura lorsqu'il vit la statue d'Alexandre, parce que, dit-il, je n'ai encore rien fait à un âge où ce prince avait déjà conquis la moitié du monde". Alors l'éclat de ces deux noms divins, ces larmes, ce qu'il y a chez le héros d'humain et de surhumain fondirent le cœur du jeune homme, exaltèrent en lui l'orgueil et l'âpre volonté. Et Antoine Arnault, empli d'amour, pleura. Il pleura sur ce qu'il sentait en lui de force, et de passion, et de bouillonnement, tandis que la molle nuit, indifférente, sous les arbres de l'avenue continuait sa douce course.