07/11/2011

331. Minerve au bouclier d'or


A la fin de 1898, l’idée d’un premier recueil de poèmes, qui s’appellera le Cœur Innombrable appris corps. Anna conserve tout, brouillons et textes achevés. Elle a finalement suivi le conseil de sa mère, n'ayant rien publié avant son mariage. Le 1" février 1899, un an exactement après la publication des Litanies, neuf nouveaux poèmes paraissent dans La Revue de Paris, parmi lesquels « Renouveau» et «Obsession », qui ne figureront pas dans "Le Coeur innombrable".
A l'origine, le recueil comprenait quatre parties et trente-deux poèmes ; en fin de compte, il en comprendra cinquante-neuf, répartis en six sections. Certains - « Les Parfums », « Les Paysages », « Les Rêves », « Les Animaux » - lui paraissent terriblement anciens, manifestement influencés par le décadentisme cher à Montesquiou « le chef des odeurs suaves », et à Samain. Elle ne renie pas ces influences, elle souhaite les dépasser. Elle a lu entre-temps Nietzsche et découvert Schopenhauer ; son pessimisme, qui n'est pas exclusif d'une certaine jubilation, trouve ainsi son fondement philosophique et son art va s'infléchir : « Intuition, contemplation, inspiration sont un mode de connaissance préférable à la raison et à la pensée abstraite », note Claude Mignot-Ogliastri.
En fait, si, en tant que femme, Anna est entièrement tournée vers elle-même, en tant que poète, elle est extrêmement perméable aux meilleures influences : Laforgue, Mallarmé, Verlaine succèdent à Baudelaire et aux parnassiens. Claude Mignot-Ogliastri parle, sans doute à juste titre, d'un vers « noaillien ».
On peut en outre estimer que le grand mérite d'Anna, dès son premier recueil, aura été de renoncer définitivement au sonnet, contribuant par là à libérer la poésie moderne des « formes fixes ». Ce mérite peut sembler mince aujourd'hui, mais les plus grands poètes du siècle, Valéry et Claudel en tête, sont les débiteurs de la comtesse de Noailles.
Au cours de l'hiver, les amis et admirateurs d'Anna ne sont encore sensibles qu'à sa séduction, sa pétulance, ils succombent volontiers à ses extravagances, qui pimentent une vie mondaine trop souvent monotone. Gregh se souvient d'une pendaison de crémaillère au 109 de l'avenue Henri-Martin, qui réunissait quelques intimes. Il était venu en costume de ville, mais Anna l'obligea à revêtir un habit de Mathieu, beaucoup trop grand pour lui : « Le dîner en fut égayé », se contente-t-il de remarquer dans ses Souvenirs 9. Lorsqu'elle la vit pour la première fois, Hélène Vacaresco songea à ces vers d'Hugo :

Elle était brune et pourtant rose,
Petite, avec de grands cheveux,
Et ne disant jamais : je n'ose,
Elle disait toujours : je veux...

Anna frappait ceux qui ne la connaissaient pas par ses yeux gris-vert et ses paupières ambrées, ses mains minuscules, son teint nacré, presque transparent, sa façon de relever le front, qui lui donnait un air moins hautain que souverain : «La grâce mêlée à la témérité », assure encore Hélène Vacaresco. Ses retards étaient à présent légendaires: on l'attendait des heures durant aussi bien chez elle qu'au-dehors ; certains assuraient qu'elle préférait s'ennuyer à mourir chez elle pendant deux heures afin d'être en retard aux réunions où elle était espérée. Pis encore : ses défections in extremis étaient fréquentes, mais elle envoyait toujours un pli, expliquant qu'elle avait vraiment attendu la dernière minute et que c'était bien la preuve de l'espoir qu'elle gardait d'être en mesure de se rendre à ce dîner. Elle ajoutait souvent: « Vous me permettrez de venir après le déjeuner (ou le dîner) m'asseoir entre vous et vous écouter. » A moins qu'elle n'usât du "trompe l'oreille" : elle arrivait, protestait-elle, elle arrivait...
Nouveau coup de téléphone, quelques instants plus tard : elle était désolée, elle ne pourrait pas être là avant une heure. Enfin, elle était là, narrant avec d'abondants détails ce qui s'était passé, rien, généralement, mais sa volubilité était étourdissante. Et puis quel spectacle que cette petite femme électrique surgissant dans un salon : Elle entre, s'arrête sur le seuil. C'est un général qui mesure de l'œil l'étendue de ses armées. C'est Bonaparte qui, du sommet des Alpes, contemple l'Italie dont il va s'emparer sans coup férir. C'est, sur le sommet du Parthénon, Minerve au bouclier d'or, car elle a toujours quelque chose de doré sur elle et ses grands cheveux sont ceux mêmes qui sortent avec une grâce guerrière du casque d'Athéna. [...] Elle a le débit saccadé ; jamais un mot ne lui manque ; au contraire, les mots se pressent sur ses lèvres, frappent et cinglent "...

In François Broche "Anna de Noailles, un mystère en pleine lumière", page 138
Editions Robert Laffont, Collection Biographies sans masque, 1989,

27/10/2011

330. Poème de l'Amour : introduction


"À l’amitié, sentiment divin par qui, selon la présence ou l’absence, nous sommes vivants ou tués, je dédie ces poèmes d’imagination sur l’amour, passion cruelle et vaine".  Anna de Noailles.


Messages 310 à 329 ci-après : je propose à mes lecteurs une sélection de 20 poèmes extraits de ce superbe recueil. "Le Poème de L’Amour" a été publié en 1924.


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329. Poème de l'Amour. 20

20. CLXXIV

Le hasard et les jours passent d'un pied rapide,
On ne sait ce qui vient ni ce qui va cesser;
La place où bat mon coeur peut soudain être aride,
La chance est brève, hélas! et tu n'es pas pressé !

Et tu ne te dis pas, sous les cieux monotones
Où tout est triste, amer, médiocre, décevant:
« J'irai vers cette femme en ce matin d'automne,
« J'aborderai ces yeux plus larges que le vent !

« J’aborderai ce coeur qui n'a pas eu la crainte
« De confier ses vœux, ses plaintes et ses pleurs.
« Visage démuni sans réserve et sans feinte,
« Où le trop vif amour insinuait sa peur !

« Puisqu'elle m'a tout dit, bien qu'étant grave et fière,
« Je pourrai demeurer simple et silencieux;
« Et faire un don naïf, à cette âme plénière,
« Des secrètes beautés qu'elle voit dans mes yeux;

« Je la devine bien, et je n'ai pas eu même
« À chercher quel était son épuisant souci:
« Sa voix m'a tristement annoncé qu'elle m'aime,
« Comme on dit que l'on meurt et que c'est bien ainsi !

« Jamais le coeur puissant qui pâlit son visage
« N'a tenté de goûter sur le mien son repos;
« M'aimant, elle s'éloigne, et son front net et sage
« Renferme le courage isolé des héros !

« Puissante et délicate, usant de tendre ruse,
« Elle va sans faiblir vers un but périlleux;
« Malgré son pas joyeux, jamais rien ne l'amuse
« Que le tragique espoir que l'on a d'être heureux ! »

Non tu ne te dis pas: j'allégerai sa peine,
Je ne laisserai pas languir ce coeur de feu,
J'apporterai le lot de ma tendresse humaine
À ce doux corps surpris de ne pas être deux.

Non tu ne te dis pas: que puis-je craindre, en somme,
Puisque rien ne me nuit en son plaintif désir ?
Cette compagne insigne et songeuse des hommes,
Serai-je la seule âme à ne pas l'accueillir ?

Sur le globe sans joie où deux races existent,
Celle des morts, hélas ! et celle des vivants,
As-tu vraiment voulu rendre toujours plus triste
Le coeur le plus rêveur et le moins décevant ?

Viens, parfum! Viens, chaleur! Azur! Air! Nourriture !
Amour, répands sur moi l'unique illusion,
Puisque l'indifférente et moqueuse Nature
Protège les humains pendant la passion !

328. Poème de l'Amour. 19

19. CLXXII


Lorsque tu ne seras, dans quelque humble retraite,
Qu'un homme vieux et fatigué;
Lorsque sera terni le charme que te prête
Ton beau sourire triste et gai;

Quand ton œil studieux dont la langueur observe,
Et même semble discuter,
N'aura plus sa rêveuse et vigilante verve,
Et son bleu calice éclaté,

Quand nul ne fera plus tinter à ton oreille
L'éloge que tu réclamais,
Songe, ô futur cadavre, éphémère merveille,
Avec quel excès je t'aimais !

Rappelle à ton orgueil, s'il souffre et s'inquiète,
Que c'est moi-même, et non pas toi,
Qui voulus, rapprochant sournoisement nos têtes,
Ce baiser tendre, humide et droit,

Cet unique baiser qui met en équilibre
Deux visages encore errants,
Et qui ne m'a jamais plus permis d'être libre,
En mon coeur vivace et mourant.

327. Poème de l'Amour. 18

18. CLXI

Je croyais que l'amour c'était toi seul. J'entends
Soudain l'étrange et pur silence du printemps !
Le soir n'arrive point à l'heure coutumière:
Ce doux prolongement de rêveuse lumière
Est comme un messager qui dans le drame accourt
Et puis d'abord se tait. - Je croyais que l'amour
C'était toi seul, avec, serrés sur ton visage,
La musique, les cieux, les climats, les voyages.
Mais plus énigmatique, et plus réelle aussi,
Le doigt levé, ainsi que, Saint Jean, de Vinci,
Écoutant je ne sais quelle immense nouvelle,
L'heure, qui se maintient et lentement chancelle,
Me fixe d'un regard où les siècles ont mis
Le secret fraternel à mon esprit promis...
Le vent s'essaye et tombe. Au loin un chien aboie.
Toi qui fus la douleur dont j'avais fait ma joie,
Toi par qui je portais, mendiant, un trésor,
Qui fus mon choix soudain et pourtant mon effort,
Toi que mon coeur vantait, en appelant sa chance
Cette ardente, servile, oppressante souffrance
De sentir tout mon être entravé par ton corps,
Toi qui fus mon salut et mon péril extrême,
Se, pourrait-il ce soir que, plus fort que toi-même,
L'éternel univers fût vraiment ce que j'aime ?

CLXX

Tout ce que nous aimons est déjà sous la terre,
Un éphémère effort conduit encor nos jours,
Mais, déçue à jamais par l'ingrate atmosphère,
Pour mon regard il n'est de loi ni de mystère;
Peut-être êtes-vous là, pourtant, tenace Amour ?
Tout rêve et tout espoir s'écroulent dans des tombes;
Toute animation s'affaisse dans le sol;
Printemps passionné, caresses des colombes,
Tendre essor des parfums, appel du rossignol,
Incoercible élan d'un visage vers l'autre,
Chaude haleine créant un humain paradis,
Sainte présomption d'être ces deux apôtres
Graves, dont l'un s'abreuve à ce que l'autre dit,
Terrible instinct d'amour qui combattez le nôtre,
Quand l'immense douleur nous a tout interdit,
Malgré votre besoin de prolonger la race
Vous n'êtes qu'un instant vifs au-dessus des morts;
Vous usez chaque jour les âmes et les corps,
Rien de tout ce qui vit ne laissera de traces;
Mais alors vous venez sourdement vous poser
Comme un ordre pressant sur la plus triste face:
Méprisable et divin miracle du baiser !

326. Poème de l'Amour. 17

17. CLIII


Il faudra bien pourtant que le jour vienne, un jour,
Où je ne pourrai plus t'aimer,
Où mon coeur sera dur, mon esprit sombre et sourd,
Ma main froide et mes yeux fermés!

Cet inutile effort pour ne pas te quitter,
Ce vain espoir de vivre encor,
L'horreur de déserter ma place à ton côté,
C'est cela, rien d'autre, la mort !

Ce n'est plus cette angoisse et ce scandale altier.
De sombrer dans un noir séjour,
De ne plus se sentir robuste et de moitié
Dans tous les mouvements du jour !

Ce n'est plus ce regret et ce décent orgueil
D'adresser aux cieux constellés
L'adieu méditatif et stupéfait d'un œil
Qui fut à leurs astres mêlé,

Mais n'être plus, parmi les humains inconnus,
Qui vont chacun à leur labeur,
La main forte et fidèle où tes doigts ont tenu,
Le sein où s'est posé ton coeur;

N'être plus le secret qui dit: C'est moi qui prends
Ce qui te tourmente et te nuit;
N'être plus ce désir anxieux et souffrant
Qui songe à ton sommeil, la nuit;

N'être plus ce brasier, qui tient ses feux couverts,
Dont parfois tu n'as pas besoin !
Hais qui saurait t'offrir un brûlant univers,
Si tes vœux réclamaient ce soin.

N'avoir plus, - ayant tout acquis et possédé,
Cette tâche, modeste enfin,
De pouvoir, sans emphase, être prête à t'aider
Quand ton esprit a soif et faim,

Voilà ce qui m'effraie et comble de douleur
Une âme à présent sans fierté.
Car j'ai vraiment rendu de suffisants honneurs
Aux cieux inhumains de l'été !

325. Poème de l'Amour. 16

16. CL

Il y a quelque nonchalance,
Peut-être quelque pauvreté
Dans ton amour plein de silence;
Je le sens cette nuit d'été.

L'espace étoilé qui nous lie
Par ses zéphyrs et son odeur
Ressemble plus à ma folie
Qu'à ta noble et simple pudeur.

Tu penses à toi en vivant,
Tout ton être en toi persévère;
Moi par l'arôme et par le vent
Je rejoins les sublimes sphères.

L'infini qui respire et luit
S'accorderait avec mon être
Si le ciel pouvait me connaître
Et si j'appartenais à lui !

Mais toi, sans même que tu saches
D'où me vient ma triste fureur,
D'où vient que mon désir s'attache
À ta vive et sourde pâleur,

Tu vis tranquillement, content
De sentir ton esprit à l'aise
Parmi tous mes soins, et pourtant
Je n'aime pas que tu me plaises !

Je n'aime pas ce dévouement
Que suscite en moi quelque charme
De ta voix; de tes mouvements,
Toutes tes innocentes armes !

Depuis le jour où je t'aimai
Ma fierté s'irrite et réclame,
Je ne me pardonne jamais
Cette reddition de l'âme !

Àh ! laisse-moi te fuir, afin
De te retrouver en moi-même,
Selon ma soif, selon ma faim,
Et suffisant pour que je t'aime !

324. Poème de l'Amour. 15

15. CXLII

Je ne reconnais pas ta personne présente
Tant mon rêve dut en souffrir;
Ton visage est soudain, sous mes yeux qu'il enchante,
Étrange et long à parcourir;

L'être que l'on contemple et celui qu'on médite
N'ont pas de semblables pouvoirs;
L'éloignement restreint, estompe, efface, hésite.
Il est douloureux de te voir!

Je ne puis ignorer, naïf porteur de grâces,
Les fines flèches sans détour
Qui, d'un trajet brillant, viennent frapper toujours
Mon esprit à la même place!

Je te regarde, et c'est par ton précis éclat
Que je sens la faible puissance
De ne te résumer que quand tu n'es plus là,
Et de ne posséder vraiment que ton absence !

CXLIV

Je ne veux pas souffrir du doute,
Ni que tu m'épargnes, ni même
Que, concevant combien je t'aime,
Tu m'accompagnes sur ma route.

Quels efforts pourraient comprimer
Ton ennui, ton désir, tes vœux ?
Si quelqu'un te plaît, va l'aimer !
Aborde ces yeux, ces cheveux,

Dévaste ce nouveau visage,
Goûte ce coeur riant ou sage,
Cours vers ton allègre espérance !
Tu connaîtras la différence

De la feinte et de la paresse
D'avec mon incessante ivresse !
Un jour j'aurai ta préférence.
Il n'est pour moi d'autre rivale
Qu'une ardeur à la mienne égale !

Qu'importe à mon coeur qui t'imprègne
De sa tendre et secrète rage
Qu'une femme que je dédaigne
Puisse te plaire davantage !

323. Poème de l'Amour. 14

14. CXXXIV

Ne souffre pas; tu vois, je suis pourtant moi-même,
Malgré les multiples aspects.
Tu cherchais le repos ? Peut-être que tu m'aimes
Pour cette absence de ta paix !

Concevais-tu vraiment que le bonheur existe ?
Que l'on donne un ordre au destin ?
N'avais-tu donc jamais, d'un œil lucide et triste,
Vu le lent retour des matins ?

Dans l'immense ouragan où combattent les choses,
Poursuivais-tu d'autres loisirs
Que ces instants secrets où le désir compose
Un baume d'âme et de plaisir ?

L'amour n'est pas un don qui rend plaisante et stable,
La vie aux sursauts coutumiers;
Il fait mieux mesurer l'immensité des sables,
Le puits distant sous les palmiers !

Les travaux des humains, comme ceux des abeilles,
Vaquent aux soins de la cité,
Mais tout l'effort profond ne rêve et ne conseille
Que l'apaisante volupté;

C'est elle la chétive et complète patrie
Dont l'être est sans cesse exilé;
Acceptons que le sort protège et contrarie
Un vœu toujours renouvelé !

Acceptons que demain, comme aujourd'hui, demeure
Un jour d'espoir et de chagrin;
Il est beau de goûter le plaisir souverain
Dans l'étroit calice d'une heure !

Je refuse de croire à des jours aplanis
Où pour nous deux l'injuste chance
Arrêterait soudain, dans le temps infini,
L'oscillement de ses balances.

Certes j'eusse voulu charger d'un gai bonheur
Ma méditative caresse,
Mais peut-être ai-je mieux apparenté nos cœurs
Si je t'ai donné la tristesse...

322. Poème de l'Amour; 13

13. CXX


L'orgueil est l'ennemi constant
De l'amour et de ses largesses;
Fort comme la vie, il attend
Que l'on retourne à sa noblesse.

Il veille sur tout l'abandon,
Sur tout le divin esclavage;
Il n'accorde pas son pardon
Au clair flamboiement des visages,

Aux visages lavés de pleurs,
À ces larmes froides et rondes
Qui ne sont pas de la douleur,
Mais l'éblouissement du monde !

Certes, il est dur de quitter
Cet orgueil prudent, fort et triste,
Qui, repoussant la volupté,
Fait croire à l'âme qu'elle existe;

Mais à cause de cet effort
Par qui tout l'être se surmonte,
Par ce consentement de mort,
Il est beau d'accepter la honte.

Je voudrais ne plus rien tenir
Que de ton affable puissance,
Ne respirer, ne me nourrir
Qu'au doux gré de ta complaisance.

Qu'il serait bon, ce dénuement,
Au coeur royal que l'on détrône,
Et qui vécut trop fièrement !
Être sans pain, sans vêtement,
Et dans un tendre abaissement
En recevoir de toi l'aumône...

CXXIV

Quand je suis ivre de tourment,
Gisant malade au fond du gouffre,
Je ne me meurs pas faiblement,
C’est par ma force que je souffre.

Par tant de force, et par l’essai
De calmer l’âme belliqueuse !
Qui peut comprendre cet excès ?
La douleur, c'est ce que l’on sait,
La douleur n'est pas partageuse.

Elle est notre savoir secret,
Notre silence, quoi qu'on fasse;
Si nos cris remplissaient l’espace,
Personne encore ne saurait;

La douleur, c'est le point de rage
Où le sort le plus redouté
Vient défier notre courage
La douleur, c'est la volonté,

La volonté des cœurs sans bornes,
Bondissants comme des taureaux,
Qui, le front dur, le regard morne,
L'épée ancrée entre les cornes,
Sont étonnés de souffrir trop !

Ô volonté simple et féroce,
Que tout méprise et veut dompter,
Toi qui connais la gloire atroce
De ne pouvoir pas accepter

C'est toi l'horreur et la noblesse
Du désir qui, triste, assagi,
Ne saigne plus quand tout le blesse,
Et qui se tait quand il rugit !

321. Poème de l'Amour. 12

12. C

À quoi veux-tu songer ? À toi. Songeons à toi.
Non, je ne juge pas ton amer caractère;
Rien de ton coeur serré ne me parait étroit
Si sur toi j'ai plié mon amour de la terre,

Mon amour des humains, de l'infini, des cieux,
Ma facile allégresse à répandre ma vie,
À rejoindre d'un bond, par les ailes des yeux,
L'éther qui m'appartient et dont tous ont envie !

Qu'y a-t-il de plus sûr et de meilleur que toi,
Ou, du moins, que l'amour brisant que tu m'inspires ?
- Le souci, les regrets, la mort sous tous les toits,
L'ambition qui râle et l'ennui qui soupire !

Moi je suis à l'abri ! Je n'ai, pour me tuer,
Pour me faire languir, pour créer ma détresse,
Que l'anxieux regard dans tes yeux situé,
Que l'accablant désert où souvent tu me laisses.

C'est assez ! Ah ! c'est trop ! Ou bien c'est suffisant !
Ces suprêmes chagrins m'ont d'autres maux guérie;
Et quelquefois je sens se réjouir mon sang
Quand tu ris comme l'eau dans la fraîche prairie !

CXVI

Un jour où je ne pus comprendre
Ton esprit qui songeait au loin,
Je me sentis soudain moins tendre,
Et peut-être je t'aimais moins.

Je te voyais petit, l'espace
Me reconquérait peu à, peu,
Je regardais ces calmes cieux
Où jamais rien ne m'embarrasse.

Mais alors tu mis sur mon coeur
Ton beau visage sans réplique,
Et je respirai ton odeur
Inconsciente et tyrannique;

Sans plus d'alarme et de fierté,
J'absorbais avec gravité
Ton âme innocente et physique,
Plus ample pour moi que le ciel;

Senteur suave, âpre, vermeille,
Tiède aveu confidentiel
D'un corps qui songe ou qui sommeille,
C'est toi la grâce nonpareille !

Ainsi sourd le parfum du miel
De l'humble maison des abeilles...

26/10/2011

320. Poème de l'Amour. 11

11. LXXXVIII

Les vers que je t'écris ne sont pas d'Orient,
Je ne t'ai pas connu dans de beaux paysages,
Je ne t'ai vu mobile, anxieux ou riant,
Qu'en des lieux sans beauté qu'animait ton visage.

Tout le tragique humain je l'ai dit simplement,
Comme est simple ta voix, comme est simple ton geste,
Comme est simple, malgré son fastueux tourment,
Mon invincible esprit que ton oeil rend modeste.

Mon front méditatif, et qui porte le poids
De sentir s'emmêler à mes pensers les astres,
Te bénit pour avoir appris auprès de toi
Le rêve resserré et les humbles désastres.

Et si ton innocent et rayonnant aspect
Ne m'avait longuement imposé son mirage,
Je n'aurais pas la vive et misérable paix
Qui préserve mes jours des douleurs sans courage...

XCIV

Je t'aimais par les yeux, je puis
Me détourner de ton visage,
Te parler sans boire à ce puits
De ton regard vibrant et sage.

Je t'accosterai comme font
Les prêtres avec les abbesses;
Plus rien ne trouble et ne confond
Une paupière qui s'abaisse.

Si terrible que soit l'amour,
Si spontané, ferme, invincible,
Le coeur heureux l'aidait toujours...
Mais tu me seras invisible.

Grave, je porterai le deuil,
Que nul hormis toi ne soupçonne,
De dédaigner sur ta personne
L'injuste beauté de ton œil.

Quand ta voix engageante et tiède
Voudra reprendre le chemin
De mon coeur, qui te vint en aide
Avec la douceur de mes mains,

J'aurai cet aspect d'infortune
Qui surprend et fait hésiter;
Tu pourras, sombre iniquité,
Croire enfin que tu m'importunes !

Comment me nuirait désormais
Ton fin et vivant paysage
Si mes yeux n'abordent jamais
Son délicat coloriage ?

Si jamais je ne me repais
De la nourriture irritante
Par quoi je détruisais ma paix ?
Si plus rien en toi ne me tente ?

Et qu'étais-tu, toi que j'ai craint
Plus que toute mort et tout blâme,
Si ton charme succombe au frein
Du noble souci de mon âme ?

319. Poème de l'Amour. 10

10. LXX

Pareils à l'Océan qui dans sa force trouble
Contient un orage inconnu,
Tes yeux de sombre azur sont pleins de lueurs doubles,
Jamais ils ne me semblent nus.

Je ne connais pas bien ces lieux de ma misère
Et de ma longue attention;
Ainsi que sur la lande aux chardons aigus, j'erre,
Me blessant aux déceptions.

Hélas! J'étais puissante, attentive, précise,
Mais où toucher ton coeur amer ?
À présent je ressemble à ces femmes assises
Guettant les barques sur la mer.

J'attends qu'une heure sonne à quelque vague horloge,
Que je ne sais où situer;
Je souffre dans mon coeur indomptable où se loge
L'espoir, que tu ne peux tuer !

Et pourtant, cher esprit où s'ébattent des ailes,
J'aime mieux ne jamais connaître les nouvelles
Que renferme ton front têtu,
J'appréhende le mot par qui le coeur chancelle...
Merci de t'être toujours tu !

LXXXIV

Il n'est pas vrai qu'on soit orgueilleux d'aimer tant,
Et que d'un œil d'aigle on regarde
Les passants affairés, indifférents, contents,
Noyés de lumière blafarde.

Il n'est pas vrai qu'un grave et poignardant amour
Isole noblement le rêve;
Nul ne dit les combats dont l'assaille sans trêve
Le désir, conflit sombre et sourd !

Il n'est pas vrai que l'âme altière et transportée
Bénisse son cruel fardeau.
Même si l'on paraît éblouie et hantée,
L'on ne vit qu'en courbant le dos.

Comment se réjouir d'avoir livré sa chance
À l'étranger vague et secret
Qui, selon sa rieuse ou grave nonchalance,
Nous emmêle à son sort distrait ?

Ah! pouvoir n'aimer pas celui qu'on aime ! N'être
Pas l'esclave d'un beau vivant !
Vivre libre, espérer, choisir, vouloir, connaître !
Fendre l'azur comme le vent !

Ne pas être liée avec de durs cordages,
Secs et fermés comme des poings,
Au charme inévitable et fortuit d'un visage,
Qu'on eût pu ne rencontrer point !

N'avoir pas transféré sa digne solitude,
Unique et nombreuse à la fois,
Dans un corps dont les yeux, la voix, la lassitude
Semblent sacrés ou bien narquois !

Ne pas être obligée à constater sans cesse
Que rien ne nous est plus soumis,
Et que, ne nous laissant qu'une atroce paresse,
Notre coeur bat dans l'ennemi !

318. Poème de l'Amour. 09

9. L

Quand l'argentine nuit se répand dans l'espace,
Quand l'homme sans soleil rentre dans ses maisons,
La terre fait monter à sa calme surface,
Ainsi qu'une amoureuse et secrète saison,
Le tumulte animal, délicat et vorace,
Qui semble avoir brisé de célestes prisons
Ou déchiré les rets d'une invisible nasse...
Comme un clair ricochet d'étoile sur les eaux,
Dont les lueurs seraient faiblement inégales,
Un crapaud, retiré dans la paix des roseaux,
Fait gonfler et crever entre de courts repos
Ses deux bulles d'air musicales...
Invisibles, menus et pourtant solennels,
Les insectes, l'oiseau, les aromes s'emparent
De l'ombre, où leur éclat est confidentiel;
Ce grand fourmillement d'érotiques appels
S'entasse dans l'éther et pourtant se sépare,
Comme si le plaisir restait toujours avare
De son rêve exigu joint à l'universel;
Si l'homme vient rêver parmi ces grands cantiques,
Quand l'animal désir, comme un sachet plus lourd,
Se suspend à la nuit, plus ample que les jours,
Et lui livre l'aveu exultant et pudique
De ses chants de métal, nets et mélancoliques,
Il demeure étonné, dans sa grandeur mystique,
D'avoir tous les pensers sans avoir tout l'amour !

317. Poème de l'Amour. 08

8. XLVI


Ce n'est peut-être pas le tribut que réclame
Un coeur profond et délicat,
Cet amour allongé qui vient comme une lame
Frapper la rive avec fracas.

Ne pouvant pas comprendre et juger ce qu'on aime,
On ne fait que doubler son coeur;
On est comme on voudrait que l'on fût pour soi-même;
Mais l'abondance a ses erreurs !

Ne livrons pas à ceux qu'un faible élan contente
L'univers que nous possédons;
Transmettre, en exultant, l'espace qui nous hante
Est un fardeau autant qu'un don.

La passion contient l'amour avec la hargne,
Et son orage est maladroit
Peut-être faudrait-il que parfois l'on épargne
Les cœurs étonnés d'être étroits !

Déguisons la fierté de nous sentir prodigues;
Que pèse notre orgueil du feu
Devant la pauvreté de notre être qui brigue
La faveur d'obtenir un peu !

Devenons attentifs à ces âmes choisies
Que l'on goûte à travers leurs corps
Contraignons, en souffrant, l'altière fantaisie,
Aimer moins est si fort encor !

Il n'est pas, pour nouer une divine attache,
Que ces excès mal assainis.
Mais vraiment, se peut-il qu'auparavant l'on sache
Que l'on blesse par l'infini ?

316. Poème de l'Amour. 07

7. XLI


Je bénis le sommeil, lui seul peut déformer
Par sa ténèbre étroite, habile et travailleuse,
Les traits de ton image où mon âme amoureuse,
Sachant tous tes défauts, ne voit rien à blâmer!

Je m'endors agitée, et, pareille aux voyages,
Débordante d'espoirs, d'attente, de projets;
Et puis, à mon réveil, engourdie encor, j'ai
La douceur de trouver ma raison lasse et sage.

Je ne souhaite rien; fidèle à mes soucis
Je songe tendrement à la tombe loyale
Où, descendue enfin dans la paix sans rivale,
J'oublierai les désirs dont j'ai souffert ici;

Et je ne cherche pas à me tromper moi-même
Sur le dur sentiment que tu m'as inspiré;
Non, je ne t'aime pas avec l'honneur sacré,
Avec l'esprit ravi! Non, pauvre homme, je t'aime...

Et si ton hésitant, faible et modique orgueil
Ne peut s'accommoder de l'animale flamme,
Moi, du moins, j'eus le droit de voir périr des âmes
Pour les lèvres, les bras, les noirs cheveux et l'oeil!

XLIV

Les mots sans qu'on les craigne ont d'effrayants pouvoirs,
Ils sont les bâtisseurs hasardeux des pensées,
L'âme la plus puissante est parfois dépassée
Par ces rêves actifs que l'on voit se mouvoir.

Laissons se balancer dans leur ombre décente
L'excessive tristesse et l'excessif besoin!
Confions le secret ou la hâte oppressante
Au silence sacré qui ne les livre point.

Un souvenir dormant cesse d'être coupable,
Tout ce qui n'est pas dit est innocent et vrai;
S'il consent à garder sa face sombre et stable
Le mensonge lui-même est un noble secret.

Ô Vérité tentante et qu'il faut qu'on esquive,
Monacale pudeur, effort, renoncement,
Sainteté des torrents retenant leur eau vive,
Solitude du coeur et de la voix qui ment !

Tendresse de la main qui parcourt et qui lisse
La vie atténuée et calme des cheveux,
Tandis que le désir se prive du délice
De déchaîner l'orage éloquent des aveux

Résolution pure, auguste et difficile
De n'accaparer pas l'esprit avec le corps,
De rester étrangers, pour que le plus fragile
Ne soit pas prisonnier de l'ineffable accord !

Feintise d'être heureux en dehors de l'ivresse,
Accommodation aux paisibles instants:
Plus que les cris, les pleurs, les secours, les caresses,
Vous êtes le mérite insondable et constant !

315. Poème de l'Amour. 06

6. XXXIX


Si je n'aimais que toi en toi
Je guérirais de ton visage,
Je guérirais bien de ta voix
Qui m'émeut comme lorsqu'on voit,
Dans le nocturne paysage,
La lune énigmatique et sage,
Qui nous étonne chaque fois.

Si c'était toi par qui je rêve,
Toi vraiment seul, toi seulement,
J'observerais tranquillement
Ce clair contour, cette âme brève
Qui te commence et qui t'achève.

Mais à cause de nos regards,
À cause de l'insaisissable,
À cause de tous les hasards,
Je suis parmi toi haute et stable
Comme le palmier dans les sables;

Nous sommes désormais égaux,
Tout nous joint, rien ne nous sépare,
Je te choisis si je compare;
C'est toi le riche et moi l'avare,
C'est toi le chant et moi l'écho,
Et t'ayant comblé de moi-même,
Ô visage par qui je meurs,
Rêves, désirs, parfums, rumeurs,
Est-ce toi ou bien moi que j'aime ?

24/10/2011

314. Poème de l'Amour. 05

5. XXXIV


Le temps n'a pas toujours une égale valeur,
Tu cours et je suis immobile,
Je t'attends; cela met quelque chose en mon coeur
De frénétique et de débile !

J'entame avec l'instant un infime combat
Que départage le silence.
L'heure, qui tout d'abord semblait me parler bas,
Frappe soudain à coups de lance.

Elle semble savoir, et garder son secret,
Le destin se confie à elle;
On ne pénètre pas dans cette ample forêt
Où rien n'est promis ni fidèle !

Puisque la passion, en son sauvage trot,
Gaspille sa richesse amère,
Révérons ces instants de la vie éphémère
Dont chacun nous semblait de trop !

Attendre: épuisement sanglant de l'espérance,
Tentative vers le hasard,
Hâte qui se prolonge, indécise souffrance
De savoir s'il est tôt ou tard !

Impatience juste, exigeante et soumise,
À qui manque, pour bien lutter,
Le pouvoir défendu de refaire à sa guise
L'univers puissant et buté !

Certes, mon coeur ne veut te faire aucun reproche
Des minutes que tu perdais;
Tu me savais vivante, active, sûre et proche,
Moi, cependant, je t'attendais !

Sans doute la démente et subite tristesse
Qui se mêle aux jeux éperdus
Est le profond sanglot refoulé que nous laisse
La douleur d'avoir attendu !

313. Poème de l'Amour. 04

4. XXVI


Matin, j'ai tout aimé, et j'ai tout trop aimé;
À l'heure où les humains vous demandent la force
Pour aborder la vie accommodante ou torse,
Rendez mon coeur pesant, calme et demi-fermé.

Les humains au réveil ont besoin qu'on les hèle,
Mais mon esprit aigu n'a connu que l'excès;
Je serais tel qu'eux tous, Matin ! s'il vous plaisait
De laisser quelquefois se reposer mon zèle.

C'est par mon étendue et mon élan sans frein
Que mon être, cherchant ses frères, les dépasse,
Et que je suis toujours montante dans l'espace
Comme le cri du coq et l'ouragan marin !

L'univers chaque jour fit appel à ma vie,
J'ai répondu sans cesse à son désir puissant
Mais faites qu'en ce jour candide et fleurissant
Je demeure sans vœux, sans voix et sans envie.

Atténuez le feu qui trouble ma raison,
Que ma sagesse seule agisse sur mon coeur,
Et que je ne sois plus cet éternel vainqueur
Qui, marchant le premier, sans prudence et sans peur,
Loin des chemins tracés, des labours, des maisons,
Semble un dieu délaissé, debout sur l'horizon.

XXXII

Quand tu me plaisais tant que j'en pouvais mourir,
Quand je mettais l'ardeur et la paix sous ton toit,
Quand je riais sans joie et souffrais sans gémir,
Afin d'être un climat constant autour de toi;

Quand ma calme, obstinée et fière déraison
Te confondait avec le puissant univers,
Si bien que mon esprit te voyait sombre ou clair
Selon les ciels d'azur ou les froides saisons,

Je pressentais déjà qu'il me faudrait guérir
Du choix suave et dur de ton être sans feu,
J'attendais cet instant où l'on voit dépérir
L'enchantement sacré d'avoir eu ce qu'on veut:

Instant éblouissant et qui vaut d'expier,
Où, rusé, résolu, puissant, ingénieux,
L'invincible désir s'empare des beaux pieds,
Et comme un thyrse en fleur s'enroule jusqu'aux yeux !

Peut-être ton esprit à mon âme lié
Se plaisait-il parmi nos contraintes sans fin,
Tu n'avais pas ma soif, tu n'avais pas ma faim,
Mais moi, je travaillais au désir d'oublier !

Certes tu garderas de m'avoir fait rêver
Un prestige divin qui hantera ton cooeur,
Mais moi, l'esprit toujours par l'ardeur soulevé,
Et qu'aurait fait souffrir même un constant bonheur,

Je ne cesserai pas de contempler sur toi,
Qui me fus imposant plus qu'un temple et qu'un dieu,
L'arbitraire déclin du soleil de tes yeux
Et la cessation paisible de ma foi !

312. Poème de l'Amour. 03.

3. XXIII


Je n'attends pas de la Nature
Qu'elle ajoute à mon coeur fougueux
Par sa lumière et sa verdure,
Et pourtant le printemps m'émeut:

Ces mille petits paysages
Que forment les arbres légers
Gonflés d'un transparent feuillage
M'arrêtent et me font songer
Je songe, et je vois que ton être,
Que je n'entourais que d'amour,
Me touche bien quand le pénètre
Le subit éclat des beaux jours !

Sous cet azur tu ne ressembles
Plus à toi seul, mais à mes voeux,
À ce grand coeur aventureux,
Aux voyages qu'on fait ensemble,

Aux villes où l'on est soudain
Rapprochés par le romanesque,
Où la tristesse et l'ennui presque
Exaltent le suave instinct.

J'imagine que la musique,
La chaleur, la soif, les dangers,
Rendraient le plaisir frénétique
Dans la maison des étrangers !

Il ne serait pas nécessaire
Que tu comprisses ces besoins,
Tu pourrais languir et te taire,
Dans l'amour l'un seul a des soins.

Mais si je ne dois te connaître
Que dans un indolent séjour,
Loin des palais où les fenêtres.
Montrent les palmiers dans les cours,

Loin de ces rives chaleureuses
Où, les nuits, les âmes rêvant
Prennent, dans l'ardeur amoureuse,
Les cieux constellés pour divan,

Si jamais, - bonheur de naguère,
Enfance! Attente! Volupté! -
Nous ne goûtons la joie vulgaire
Et tendre, dans les soirs d'été,

De voir que flamboie et fait rage
La foire dans un petit bourg,
Et que le cirque et son tapage
Viennent s'immiscer dans l'amour,

Je me bornerai à ta vie,
Aux limites de tes souhaits,
Repoussant le dieu qui convie
À fuir la tendresse et la paix.

311. Poème de l'Amour. 02

2. XIV


Jadis je me sentais unique,
Je vivais sous mes propres lois.
Aujourd'hui j'échange avec toi
La vie orageuse et mystique.
Songe, à ce transfert magnifique !
Par ce tendre appauvrissement
Je n'ai plus rien qui soit vraiment
Ma solitude et ma défense;
Et même quand la nuit commence,
Solitaire, avec le fardeau
De ta vague et pesante absence,
Le glissant enchevêtrement
Des sombres cheveux sur mon dos
N'appartient plus à mon repos,
Mais me rattache à toi. - Je pense
À ta suave bienfaisance,
Quand tu jettes à demi-mot,
À travers la grâce et l'offense,
Sur mon coeur bandé de sanglots,
Un chant moins long que mon écho...
XIX

La pluie est cette nuit d'été
En marche à travers le feuillage;
On perçoit son léger tapage
Pointu, dansant et velouté.
- Mon coeur rêve avec fixité,
Et déborde de ton image !
J'entends, sur mon balcon étroit,
Tomber par groupe deux et trois
De ces belles larmes timides.
Ainsi rouleraient de mes yeux
Des perles de cristal humide,
Si soudain bon, silencieux,
Dissipant la vive tristesse
Que me causent l'âme et le corps,
Tu me livrais avec paresse
(Car j'accepte tes maladresses,
Ô toi pour qui tout est effort !)
Ce baiser par quoi je m'endors...

310. Poème de l'Amour. 01

1. III


Je voudrais bien qu'on départage
Le double vœu qui me combat:
- Je souhaite ne vivre pas,
Mais je veux revoir ton visage !

Certes, la mort est le seul lieu
Qui convienne à ce corps trop triste,
Mais il faut encor que j'existe:
Je ne peux pas quitter tes yeux !

L'espace, le ciel, la nature
Me plaisent moins que le tombeau;
Je n'aime plus nulle aventure,
Mais savoir que tu vis est beau

Savoir que tu vis, être sûre,
D'être seule à le savoir tant !
Dois-je te faire la blessure
De te rendre moins existant ?

Qui veux-tu qui jamais respire
Ton être avec tant de grandeur ?
Et songe que tu me fais peur,
À moi, la meilleure et la pire !...

IV

Quand mon esprit fringant, et pourtant aux abois,
A tout le jour souffert de sa force prodigue,
L'heure lasse du soir vient m'imposer son poids;
Merci pour la fatigue !

Peut-être que la peur, l'orgueil, l'ambition
Peuvent, par leur angoisse aride et hors d'haleine,
Recouvrir un instant ma triste passion;
Merci pour l'autre peine !

Rétrécissant sur toi le confus infini,
Je ne situais plus que ton coeur dans l'espace;
Le sombre oubli des nuits te rend ta juste place;
Le sommeil soit béni !

Parfois, abandonnée à ma hantise unique,
J'ignore que le corps a ses humbles malheurs,
Mais la souffrance alors m'aborde, ample et tragique;
Merci pour la douleur !

N'octroyant plus au temps ses bornes reposantes,
Tant le désir rêveur m'offre ses océans,
Tu me désapprenais la mort; elle est présente;
Merci pour le néant...

16/09/2011

309. Le jardin votif Anna de Noailles : présentation


En 1938, cinq années après la mort d'Anna de Noailles, une association des amis de la poétessse fera édifier dans un jardin attenant à la villa Bassaraba, à Amphion, près d'Evian, un monument votif conçu par l'architecte Emilio Terry.
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Je propose à mes lecteurs une série de photographies (10 messages : 308 à 299) présentant ce monument et le jardin qui l'abrite. Ces images ont été réalisées en juillet 2011.
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A propos d'Emilio Terry : http://fr.wikipedia.org/wiki/Emilio_Terry

308. Le jardin votif Anna de Noailles. 1

 

307. Le jardin votif Anna de Noailles. 2

306. Le jardin votif Anna de Noailles. 3

305. Le jardin votif Anna de Noailles. 4

304. Le jardin votif Anna de Noailles. 5

303. Le jardin votif Anna de Noailles. 6

302. Le jardin votif Anna de Noailles. 7

301. Le jardin votif Anna de Noailles. 8


Au centre du monument la colonne sur laquelle sont gravés les vers immortels, malheureusement aujourd'hui presque illisibles:

Etranger qui viendra lorsque je serai morte,
Contempler mon lac genevois,
Laisse, que ma ferveur dès à présent t'exhorte
A bien aimer ce que je vois

La colonne, photographiée par l'auteur en 1965. A cette époque, le texte était parfaitement lisible.

300. Le jardin votif Anna de Noailles. 9

A l'est vers montreux, en face vers Lausanne, à l'ouest vers Genève, les rivage du lac léman, devant le monument votif d'Amphion

299. Le jardin votif Anna de Noailles. 10


Tout à côté du jardin votif créé en hommage à la Comtesse de Noailles se trouve la villa Bassaraba où vécut la poètesse durant ses séjours au bord du lac. C'est aujourd'hui une propriété privée dont l'accès est interdit.
Ci-dessous, une vue de la villa en 1910.

28/05/2011

298. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 1/7


"Anna de Noailles : entre prose et poésie"

Thèse de Doctorat de Marie-Lise ALLARD
Université de Franche-Comté à Besançon
Directeur de Thèse : Mr Bruno CURATOLO
Thèse soutenue en Novembre 2010

Présentation et extraits : messages 298 à 292 ci-après


Pour contacter l'auteur : mlafleur2003@yahoo.fr

297. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 2/7


Présentation générale par l'auteur

Mon intérêt pour Anna de Noailles et pour son œuvre remonte à une dizaine d'années et commença fortuitement. En flânant dans les rayonnages d’une boutique de vieux livres pour passer le temps, je lisais distraitement les titres de quelques volumes usés. L'un d'eux retint mon attention :
"L’Honneur de souffrir Comtesse de Noailles – prix 20 francs – Les Cahiers verts 69".
J’achetai ce livre sans savoir vraiment pourquoi car cet auteur ne m’évoquait rien de précis, sans pour autant m’être inconnu. Mais quel titre saisisssant et étrange !
Dix ans se sont écoulés depuis cette rencontre qui fut le point de départ d’un long cheminement dans l’œuvre d’Anna de Noailles. Ce personnage fascinant et ses écrits sont devenus mes compagnons quotidiens et, parfois, il fut mon unique secours et mon seul but.
A ce moment-là, je recherchais un sujet de mémoire pour valider ma quatrième année d'études en lettres modernes : je décidai de le consacrer à Anna de Noailles et Marcel Proust que je connaissais mieux.
Depuis, je n'ai jamais cessé d’approfondir ma connaissance de son œuvre. Après l'obtention de ma maîtrise, je continuais ce parcours en vue d’une thèse. Suite à ce premier parallèle avec Proust, j’abordais leurs écrits sur l'art dans le cadre de mon DEA. L'étape suivante s'avéra plus difficile : il fallut convaincre les instances universitaires de l'intérêt et de la portée des textes noailliens et ce fut une tâche ardue !
En effet, de nombreux ouvrages de Noailles n'étaient plus disponibles et pas encore numérisés par la Bibliothèque nationale ou non libres de droits. Il a fallu aussi prouver que le personnage en lui-même méritait qu'on le redécouvrît au-delà des clichés qui, eux, avaient persistés. J’ai fini par obtenir gain de cause. Peu expérimentée et peu assurée à mes débuts, je ne regrettais pas ma persévérance et ma volonté de présenter des études visant à réhabiliter la poétesse et son œuvre. Enfin, en choisissant de réaliser des analyses précises et fournies sur la prose d'Anna de Noailles, je comblais un manque dans ce domaine : il n'existait pas de travail global sur ce sujet.
Par cette longue étude, j’ai souhaité redonner à Anna de Noailles une plus juste place dans notre littérature actuelle et par-delà, rendre hommage à une femme et une œuvre exceptionnelles. Aujourd'hui, j’aimerais que mes travaux sortent du giron universitaire pour que chacun puisse approcher la beauté de l’univers noaillien.

Marie-Lise ALLARD
mlafleur2003@yahoo.fr

296. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 3/7


Résumé de la thèse.
Cette thèse est une analyse des fictions en prose d’Anna de Noailles mises en perspective avec ses textes poétiques et autobiographiques. Après avoir replacé cette œuvre dans le contexte littéraire et social du début du XXe siècle et évoqué l’émergence de la littérature féminine puis le cas du roman poétique, mon travail s'articule autour d'une étude détaillée des trois romans noailliens, La Nouvelle Espérance, Le Visage émerveillé, La Domination, et du recueil de récits Les Innocentes ou la Sagesse des femmes. Il convient tout d'abord de noter que les trois romans d’Anna de Noailles ont été publiés de manière rapprochée, entre 1903 et 1905, au début de sa carrière. Intercalés entre d'autres créations, ces ouvrages fictionnels ne constituent qu’une petite partie de sa production mais ils forment une véritable trilogie sentimentale dont Les Innocentes est le point d’orgue, un art d’aimer dédié aux amants.
Dès lors une série de questions sous-tend ce travail : pourquoi écrire à la fois en vers et en prose ? Ces titres n’auraient-ils procédé que d’une étape ? N’auraient-ils constitué qu’un passage ayant permis à l’auteur de prendre conscience de ses difficultés à s’accomplir dans ce genre ? Toutefois, au-delà de l’aspect personnel, il faut prendre en compte une problématique plus vaste : en effet, si les romans d’Anna de Noailles méritent aujourd’hui un regard neuf, c’est parce qu’ils s’inscrivent dans une époque troublée, où l’avenir du genre romanesque fut remis en cause et où, entre la fin du naturalisme et l’émergence de nouvelles formes narratives, la déferlante du roman représenta une menace pour le genre lui-même. L’œuvre d’Anna de Noailles ne fait pas exception : elle aussi s’est trouvée prise dans ce mouvement à la fois destructeur et novateur.
Cependant, ses écrits se caractérisent également par leur l’originalité qui réside dans la mise en forme progressive d’une esthétique et d’une philosophie de l’amour. Construits sur une trame pourtant simple, toute leur richesse se déploie dans la minutie et la justesse des analyses, la puissance suggestive des émotions et des sensations retranscrites au moyen d'images inédites. De plus, la romancière vit la révolution culturelle qui s’amorce, en particulier pour les femmes, et en enrichie ses récits. Ainsi cette étude modifie-t-elle l’opinion communément admise selon laquelle la poétesse n’aurait été qu’une néo-romantique égarée dans la modernité du XXe siècle naissant. Au contraire, Anna de Noailles s’affirme comme un écrivain clairvoyant et ancré dans son époque qui n'hésita jamais à s'impliquer dans les grands événements de son temps, plaidant en faveur du capitaine Dreyfus, soutenant le vote des femmes ou encore militant pour la paix lors de la Première guerre mondiale.
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295. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 4/7

Résumé de la thèse en anglais
This thesis is an analysis of prose fiction of Anna de Noailles, put in perspective with her poetry and autobiographical. After seeing this work in the literary and social context of early twentieth century and mentioned, in particular, the emergence of women's literature and the case of the poetic novel, focuses on about a detailed study of the novels, La Nouvelle Espérance, Le Visage émerveillé, La Domination, and the story collection Les Innocentes ou la Sagesse des femmes. Interspersed among other aspects of her creation, the three novels of Anna de Noailles were published so close, between 1903 and 1905, early in the career of the writer, they are only a small part of her production (three for more than twenty books published), but they are a real sentimental trilogy including Les Innocentes which is the highlight, an art of loving dedicated to lovers. Therefore a series of questions behind this work : why write both in verse and prose? These titles would they process as a step? Would they formed a passage that allowed the author to realize her inability to accomplished herself in this genre ? However, beyond personal experience, we must take into account a wider problem: indeed, if the novels of Anna de Noailles deserve a fresh look today it is because they fall in troubled times, when the future of the novel was challenged and where, between the end of naturalism and the emergence of new narrative forms, the abundance of the novel represented a threat to itself. The work of Anna de Noailles is not an exception : it also was caught in this movement both destructive and innovative. But her writings are also characterized by their originality, which lies in the gradual shaping of aesthetics and philosophy of love. Built on a frame yet simple, all their wealth unfolds in the thoroughness and accuracy of analysis, the suggestive power of emotions and sensations transcribed by new images. The writer observed the cultural revolution that began for the women, which modified the conventional wisdom that it would have been a neo-romantic astray in his century. Instead, Anna de Noailles herself was a visionary writer and anchored in her time.

294. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 5/7


I. L'influence de la nature et d'Amphion dans l'inspiration poétique d'Anna de Noailles.

Les arcanes de l’écriture noaillienne repose sur son rapport à la nature. Cet amour incommensurable remonte à son enfance, aux souvenirs des bonheurs connus dans le jardin de la propriété familiale, en Haute-Savoie, à Amphion. Plus qu’un motif, un ornement ou une thématique, la nature constitue la pierre angulaire de ses œuvres, au point que Robert de Montesquiou écrivit : « Le paysage que représentait l’âme de cette femme fut un jardin, le jardin d’Amphion [1] ».
Un tel attachement intrigue et pousse à recréer le cadre, l’ambiance qui y régnait.
Près de Genève, un parc magnifique, composé de vergers, d’un large poulailler – colombes, paons, cygnes – de massifs de fleurs rares « comme un jardin des Indes », descendait jusqu’au bord du lac Léman « où flottaient, ballotées, / Miroirs glauques et doux, fruits écailleux de l’eau, / Des carpes argentées »[2]… Souvent décrit par les invités du couple Brancovan, le jardin avait là-bas des airs enchanteurs de début du monde : « (…) il contenait d’une sauge bleue, dont je n’ai vu que là, et qui ressemblait à de petits morceaux de lapis-lazuli (…). Les massifs communiquaient à des vergers, à des potagers, qui l’ont comblée de fruits et de courges (…) des corbeilles de mots, sœurs de celles couronnées par Virgile (…) par Hésiode [3] ». Les animaux jouissaient de leur liberté, vivant en totale harmonie avec les hommes.
Cette description idyllique serait incomplète si l’on ne mentionnait pas les parfums, les sons et tous les effluves dont Noailles n’omit jamais de faire référence dans ses écrits.
Dans le recueil "L’Ombre des jours", elle décrit le domaine familial et ses petites singularités marquées à jamais dans sa mémoire : la porte du jardin qui grinçait, « le verger vert, avec son odeur d’estragon », « la terrasse avec deux tonneaux de porcelaine », les chambres aux papiers peints fleuris et « L’héliotrope mauve aux senteurs de vanille / Emplissait l’air penchant d’évanouissement [4] ». La densité des stimuli submergeait ses sens, brouillant leurs fonctions habituelles : « O mon jardin divin, j’écoute tes parfums. (…) Aromes que je sens, que j’entends, que je vois [5] ».

Dès lors, Noailles entreprit de comprendre le fonctionnement de l’univers grâce au don mystérieux qui semblait la relier directement à la nature. Le poète apparaît comme un élu chargé d’une mission : « Et tu m’avais choisie, ô Monde, pour transmettre / À ce vague infini qui semble t’intriguer / Et que l’homme poursuit par d’innombrables guets, / Le secret éclairci des choses et des êtres [1]. » Au commencement était la beauté : « au bord du monde assise », elle contemplait l’univers.
Ce qui a tant subjugué la jeune Anna dans son jardin d’Amphion se définit alors comme une sorte de beauté originelle. Cette beauté primordiale composait par les éléments qui la fascinaient : le soleil, la lune, les cieux : « J’ai moi aussi aimé la beauté, je l’ai contemplée et louée dans l’univers infini. C’est elle qui élève et guide les pas de l’homme, qui le réjouit par le plaisir aux mille visages contradictoires, qui alimente la force de l’intelligence, la sage folie du cœur [2]. » Mais elle révèle encore plus : la beauté transcende le réel, celui de la perception immédiate et des contingences. Elle naît de la nouveauté, de l’invention d’un monde imaginaire. De plus, dans l’esprit du poète, la beauté constituait une source de plaisirs car elle provoquait le désir. Érigée en valeur constitutive, la beauté de la nature, comme dans l’œuvre d’art, ouvrait les voies de la jouissance esthétique.
L’originalité de l’œuvre poétique découle de cette approche de la beauté naturelle d’où jaillissent les sensations qui forment sa palette d’émotions et de sentiments en cascade. L’exacerbation de cette fascination engendre de nombreuses personnifications. Bientôt le besoin de s’unir à la nature se révéla impérieux. Dans une nature vide de toute présence humaine, elle personnifia ce qu’elle aimait : « Tout ce qui vit ici (…) sont pour moi de douces personnes [3] ». L’humanisation de tous les éléments lui procurait « l’intimité d’un visage familier ». L’environnement du poète se transformait, lui conférant un aspect tangible, désirable et appétissant. « La nature devenait, pour Anna de Noailles, ce qu’elle n’avait été pour personne : un être qu’on désire et devant lequel on se pâme [4]. »

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[1] Robert de Montesquiou, Les Pas effacés, p. 65.

[2] « Jardin d’enfance », Les Éblouissements, pp. 290-291.
[3] Robert de Montesquiou, op.cit., p. 65.
[4] « Attendrissement », L’Ombre des jours, Calmann-Lévy, 1902, p. 24.
[5] « Le chaud jardin », Les Éblouissements, p. 292.
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[1] Introduction du recueil Derniers Vers et Poèmes d’enfance, p. 171.
[2] « Enchantement », Les Éblouissements, p. 253.
[3] « Mission », Derniers Vers et Poèmes d’enfance, p.19.
[4] Jean Larnac, La Comtesse de Noailles, sa vie, son œuvre, édition du Sagittaire, 1931, p. 171.
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1. Amphion : la Villa Bassaraba où résidait Anna de Noailles
2. Amphion : le monument votif élevé dans le jardin de la villa Bassaraba, en mémoire de la comtesse de Noailles

293. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 6/7


2. Les trois romans d'Anna de Noailles.


Le début de la carrière littéraire d’Anna de Noailles est marqué par la publication très rapprochée de ses premiers écrits. Entre 1901 et 1905, elle fait paraître un livre chaque année. Seulement deux ans après son premier recueil Le Cœur innombrable, l’ensemble de son œuvre romanesque voit le jour : La Nouvelle Espérance en 1903, Le Visage émerveillé en 1904 et La Domination en 1905. Puis, huit ans s’écoulent avant l’édition de nouvelles pages en prose. La genèse des romans d’Anna de Noailles fait apparaître qu’ils sont rapidement écrits et en relation étroite avec les circonstances de sa vie. À l’exception du Visage émerveillé, les deux autres titres incluent cette matière autobiographique romancée.
Une amitié et un événement cruciaux incitent Noailles à mener à bien son premier roman. Augustine Bulteau, surnommée Toche, tient une chronique littéraire dans Le Figaro et déniche les talents littéraires féminins. Depuis 1896, elle entretient une longue et riche amitié avec Anna et lui sert tout à la fois de mentor et de confidente. Son influence, faite d’encouragements et de conseils, soutient la jeune femme dans ses ambitions et l’apaise pendant ses multiples crises de confiance. En effet, les deux femmes échangent une correspondance quasi quotidienne dans laquelle Anna lui soumet ses poèmes et l’état d’avancement de ses divers travaux, comme l’indiquent ces quelques mots : « Je travaille un peu, doucement, sans effort et sans entêtement, en laissant mes impressions se fondre et couler en rythmes comme une eau qui dégèle." (1)
 En 1903, après la parution de La Nouvelle Espérance, Anna de Noailles lui envoie une lettre de gratitude pour le soutien prodigué durant la composition de ce premier long texte en prose enfin abouti car jusqu’à cette date, aucune prose n’a été publiée. L’événement déterminant qui déclenche le besoin de délaisser quelque temps la poésie est la naissance de son fils. Anna de Noailles donne le jour à Anne-Jules en septembre 1900, après un été besogneux et érémitique à Champlâtreux (2). L’accouchement traumatise durablement la fragile mère qui subit peu de temps après une cure d’isolement dans la nouvelle institution du professeur Sollier (3) . Elle constate que son émotivité ne lui permet plus de composer des vers, comme l’atteste cette lettre adressée à Toche en novembre 1900 : « Moi aussi chère amie je travaille mais pas en vers pour le moment. Le grand tapage de mon cœur ne se plierait pas aisément à la courbure du rythme précis et minutieux. J’ai bien envie de vous faire parvenir un de ces jours quelques feuilles de cet ouvrage où l’invention alterne avec l’exactitude et dont certaines pages sont le miroir palpitant des souvenirs et du présent (4)». Ainsi, pour retrouver l’envie d’écrire en prose, Anna choisit-elle quelques passages réussis de ses premiers récits de jeunesse.
Pendant l’écriture de ce premier roman, Anna de Noailles croise régulièrement Charles-Louis Philippe qu’elle soutient depuis la parution Bubu de Montparnasse en 1901. En effet, lui aussi collabore au journal de son frère, La Renaissance latine (5) . Comme avec beaucoup de ses confrères, Noailles échange avec lui romans et lettres. Mais les voyages effectués entre avril et septembre 1901 pour sa convalescence interrompent la progression de son travail. Entre Monte-Carlo, Genève et Amphion, elle s’attelle à façonner un nouveau recueil, L’Ombre des jours. La proximité avec la nature et les retrouvailles avec son jardin d’enfance favorisent la création poétique. Elle ne reprend la composition de son roman qu’en fin d’année : « [...] je me suis remise à travailler. J’ai remanié complètement et continué cet essai de livre que je veux dense et strident (6). » Pendant l’année 1902, Noailles se consacre à son deuxième volume de vers qui paraît en juin.
Comme beaucoup de romans de cette époque, La Nouvelle Espérance sort d’abord dans la presse. Anna le conçoit en effet pour soutenir la nouvelle revue lancée en 1902 par son frère, La Renaissance latine. Elle y travaille depuis le début de l’année, ne parvenant pas à trouver le titre du roman, alors qu’elle pense avoir déjà trouvé l’épigraphe : « Chère Toche, le titre de mon roman, ce n’est pas encore nécessaire et je ne le trouverai jamais – l’épigraphe : "On ne peut jamais savoir quelle marche suivra la douleur" de Maeterlinck » (7). Finalement, elle lui préfère une citation de Nietzsche. Entre janvier et mars 1903, ce premier roman parait par épisode dans la revue avant d’être édité chez Calmann-Lévy. Le succès est indéniable, mais dans des proportions moindres qu’annoncées par l’entourage optimiste d’Anna.
Durant ces années 1901 à 1905, les nombreuses ébauches manuscrites laissent à penser qu’Anna de Noailles se concentre plus particulièrement à la prose. Les thèmes et les motifs restent quasiment les mêmes d’un brouillon à l’autre : un couple marié, avec ou sans enfants, commence à sombrer dans la routine et l’ennui ; l’enfance de l’héroïne est souvent décrite, l’incompréhension entre amants enroulée autour du silence, de la conscience d’un désir vague d’autre chose.
Alors que la romancière envisage d’achever au plus vite La Domination, les fêtes de fin d’année 1903 la rappellent à Champlâtreux dans sa famille. Déjà elle a montré les brouillons à Barrès et sa sœur Hélène. Malgré des critiques sans concession, elle ne se décourage pas. Mais, arrivée à Paris, la maladie la freine dans son élan. En ce début de janvier 1904, Anna accompagnée de sa sœur, garde la chambre une huitaine de jours. Dans cette solitude féconde, elle rédige Le Visage émerveillé : « Je me presse de recopier mon travail [...]. J’ai fait cela depuis que je suis au milieu de mes mouchoirs. » Composé avec une facilité déconcertante, Anna s’inquiète du résultat final : « Écrit à tour de bras et pressé de rhume, cela résistera-t-il à une lecture attentive après la première sortie en voiture. Je ne sais (8) ». En mai 1904, elle emporte les épreuves de ce petit ouvrage pendant son premier voyage en Italie avec les Barrès. Sa sensibilité est mise à rude épreuve tant par cet environnement romantique que par la présence de Maurice Barrès, si troublante dans ce contexte. Le Visage émerveillé, court roman plein de poésie, est composé sous la forme d’un journal intime, de ce fait, il rompt avec le style plus traditionnel du roman précédent. Il paraît huit jours après leur retour à Paris, le 8 juin 1904. Fin août, la romancière se remet déjà à l’ouvrage : chez sa sœur, à Chimay, elle reprend l’ébauche de La Domination, « l’aboutissement de sa liaison poétique avec Barrès (9)». Cet ultime roman, délaissé puis enrichi par ses derniers voyages en Hollande et en Belgique, reflète cette gestation morcelée et étalée. Le plus controversé de ses romans sort en juin 1905.
 Les romans d’Anna de Noailles constituent un ensemble cohérent que l’on pourrait qualifier de « trilogie sentimentale ». Ceux-ci oscillent entre le roman d’amour psychologique et le roman poétique. Chacun de ces volets assume une ligne directrice qui illustre un type d’échec amoureux. Le premier des trois romans, La Nouvelle Espérance, exemplifie l’amour déçu qui conduit au dégoût et à la mort. Pourtant, l’échec sentimental est précédé par le bonheur du couple, il y a donc un temps heureux, même court, même sporadique. Mais le roman se termine par la mort probable de son héroïne. Les différences et les dissemblances qui séparent progressivement les personnages apparaissent différemment dans Le Visage émerveillé. Dans ce cas, l’échec amoureux résulte d’un choix raisonné, rendu possible par l’approfondissement de la connaissance de soi que révèle l’amour. La relation amoureuse est refusée afin de conserver une paix intérieure plus chère et plus pérenne. Cette résignation ne conduit pas l’héroïne à la mort mais à un retour à l’ordre initial, enrichi par cette expérience intérieure.
Enfin, le dernier opus, La Domination, inverse le point de vue : le héros, masculin pour une fois, cumule les histoires amoureuses avant de trouver vraiment celle qui lui correspond. Il y a bien cette fois-ci adéquation, accord entre l’homme et la femme, mais cette rencontre arrive trop tard et, impossible à réaliser, elle engendre la mort.
Il s’avère que les trois romans d’Anna de Noailles gagnent en logique et en cohérence lorsqu’on les envisage dans leur ensemble : ils représentent une seule et même volonté chez la romancière de figurer le sentiment amoureux, envisagé comme une gageure et une méprise inévitables.

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1. Lettre à Augustine Bulteau, BnF, Na.fr 17513, 1898-1901, n°19.
2. « J’ai bien travaillé depuis que je suis ici à me faire le caractère plus solide et plus régulier (…) j’ai essayé de déserter mes nerfs et d’habiter ma raison (…) c’est le convenu et le bienséant restreignant les spontanéités de la chair et du sang (…) Quel beau spectacle ce serait de voir ici Mariéton, hurlant dans ce château qui ne connaît que le silence exécutant ses ineffables pirouettes dans la demeure du respect, lançant ses bégayades sublimes… » Lettre n°35, 1900, BnF, Na fr. 17513.
3. Dans les manuscrits détenus à la BnF, on trouve un feuillet sur lequel Noailles nota les symptômes de sa dépression : « irritabilité avec désir de changement volontaire et mal défini, étrangeté et déplaisance des objets habituels, volatilité de la pensée, perte de la sensation des choses précises… », BnF, Na.fr. 28362.
4. Lettre n°47, novembre 1900, BnF, Na fr. 17513.
5. « Le 15 juillet 1902, la R.L publie dix pages inédites de La Mère et l’Enfant, livre méconnu », C. Mignot-Ogliastri, op.cit., p. 159.
6. Lettre à Augustine Bulteau du 14 novembre 1901, BnF, Na.fr. 17513.
7. Lettre de janvier 1903, Na. fr. 17513.
8. Lettre à Augustine Bulteau début 1904, BnF, Na. fr, 17513.
9. Élisabeth Higonnet-Dugua, op.cit., p. 125.
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24/05/2011

292. Anna de Noailles : entre prose et poésie. 7/7

Hopefulness by Sharylyn Kirar
Trois extraits de romans
pour illustrer le propos de Marie-Lise Allard
(Textes proposés par l'auteur)

1. La Nouvelle Espérance

« Les branches d'un pin venaient si près de la fenêtre qu'on pouvait voir, tout contre la vitre, sur l'une d'elles, plus fine et plus balancée, un oiseau, gonflé de plumes, qui se reposait entre les aiguilles vertes et les petites pommes de pins. On n'entendait aucun bruit, ni dans la maison, ni dehors, seulement un crépitement latent, comme si le silence enregistrait l'heure et le temps, les buvait par petites aspirations régulières... » p. 180.
« Elle aimait cette attente qui lui donnait l'impression qu'elle ne pourrait pas la supporter longtemps, et que tout à l'heure, ouvrant la porte, son ami la trouverait abattue contre la table, vraiment morte d'impatience. Et la porte s'ouvrait. Philippe paraissait. Madame de Fontenay le regardait de loin, le yeux clignés, comme on regarde, au réveil, l'entrée du jour dans la chambre... » p. 21
« J'étais comme ces ivrognes qui aggravent leur mal en buvant en route, mais qui étaient déjà ivres au départ. Je suis née ivre, et j'ai vécu toujours altérée de véhémence et de douleur. p. 298.
« Enfant, je sentais que la résignation et l'accablement était quelque chose qui était fait pour d'autres gens que pour moi. Et tu ne voudrais pas, mon bien-aimé, que celle que tu as prise pour sa vitalité, sa colère et ses cris, que tu as tenue contre toi, mouvante et multiple à force d'aspects, de regards et de désirs, et d'un tumulte tel, que ses gestes et sa voix changeaient la couleur de l'air, fût ainsi morne et soumise. » p. 300.


2. Le Visage émerveillé

4 juin.
« J'écris dans le jardin, assise sur la banc à l'ombre, en tenant mon cahier sur mes genoux. Tout l'air est tapissé de petites odeurs. Le velours du gazon et des feuilles duvetées de la giroflée s'évapore dans l'azur. Il y a deux petits sapins dans des pots, qui répandent une odeur vive et grésillante quand le soleil de midi fait bouillir leur résine. Ah ! que l'air est brûlant ! Je crois que je m'assoupis, étouffée par les flocons bleus de la chaleur... »
27 octobre
« On ne pense pas à l'avenir, il arrive. On ne comprend plus rien, et c'est comme si tout l'univers avait été différent de ce qu'il est maintenant. D'abord on se retient pour ne pas devenir fou et puis vient la fatigue, on a une tête et une âme qui s'assoupissent, qui acceptent le malheur doucement. »
9 novembre
« Après deux journées pieuses et paisibles, un singulier délire me gagne. Je ne vois plus rien autour de moi, et dans ces ténèbres une lumière unique m'aveugle, plus coupante qu'une épée d'or. Je m'enferme avec vous et je meurs, rayon incomparable, qui êtes le souvenir et le désir, - qui êtes la connaissance – la connaissance du bien et du mal et leur goût confondu. [...]
Désir, ô poésie aimable et sauvage, plus âcre que le buisson et le renard, et pourtant affinée comme l'extrême parfum de la gomme d'Arabie ! »


3. La Domination

« Le soir, vers sept heures, il arriva à Venise. Antoine Arnault n'avait point pensé qu'un tel choc l'amollirait quand, au sortir de la gare, il demeura immobile, étourdi, arrêté comme d'une flèche qui, lui perçant le coeur, le clouait sur l'air doux de Venise.
Miracle, enchantante douleur, elle venait vers lui comme une figure, comme un destin, comme un amour qu'on ne peur plus éviter ! Ville plus basse que les autres où l'on descend à jamais. Perle mourante ajoutée aux continents, elle est toute seule, et son air enfermé ne s'égare point ailleurs. » p. 103
" A peine au centre de ma vie, j'en vois déjà le néant, et j'en prévois le déclin. […] L'univers est pour moi différent de ce qu'il apparaît aux autres hommes : les plus hautes montagnes me sont des collines que mon esprit franchit aisément; les villes des villages, et l'espace un étroit jardin. Par moment, ayant dépassé toutes les formes et tous les contours, je contemple le royaume immense et blanc de la folie... […]
Je le sens, chaque jour je m'enfonce davantage dans ce désert royal où les autres ne me sont plus rien. Et que puis-je sur moi-même ? En vain essaierai-je d'arrêter en moi un mouvement qui me nuit, me détruit en même temps qu'il augmente. » p. 194-95.