12/04/2011
266. "Vers écrits sur les champs de bataille d'Alsace-Lorraine"
Ce matin de brouillard, d'orage et de langueur,
Devant un glorieux et triste paysage,
Je ressens, avec plus de fièvre et de vigueur,
L'amour et la fierté qui divisent le coeur
Elancer vers les cieux leur différent courage !
Hélas! les grands sanglots de l'orgueil menacé
Ne sont souvent qu'un bruit de vagues, que domine,
De ses bras éperdus, de ses cris insensés,
Le désir des humains, qui rôde, convulsé,
Dans son empire d'or, de soif et de famine !
-Quel mortel n'a connu vos somptueux élans,
Passion de l'amour, unique multitude,
Danger des jours aigus et des jours indolents,
Orchestre dispersé sur les vents turbulents,
Rossignol du désir et de la servitude !
Mais pour que soient domptés ces iniques transports,
Nous irons aujourd'hui parmi les tombes vertes
Où les croix ont l'éclat des mâts blancs dans les ports;
Et nous suivrons, le coeur incliné vers les morts,
La route de l'orgueil qu'ils ont laissée ouverte.
Voix des champs de bataille, âpre religion !
Insistance des morts unis à la nature !
Ils flottent, épandus, subtile légion,
Mêlés au blé, au pain, au vin des régions,
Hors des funèbres murs et des humbles clôtures.
-Un jour, ils étaient là, vivants, graves, joyeux.
Les brumes du matin glissaient dans les branchages,
Les chevaux hennissaient, indomptés, anxieux,
L'automne secouait son vent clair dans les cieux,
Les casques de l'Iliade ombrageaient les visages !
On leur disait: «Afin qu'une minute encor
Le sol que vous couvrez soit la terre latine,
Il faut dans les ravins précipiter vos corps.»
Et comme un formidable et musical accord
Ces cavaliers d'argent s'arrachaient des collines !
Ivre de quelque ardente et mystique liqueur,
Leur âme, en s'élançant, les lâchait dans l'abîme.
Ils croyaient que mourir c'était être vainqueurs,
Et les armées semblaient les battements de coeur
De quelque immense dieu palpitant et sublime.
Ils tombaient au milieu des vergers, des houblons,
Avec une fureur rugissante et jalouse;
Leurs bras sur leur pays se posaient tout du long,
Afin que, dans les bois, les plaines, les vallons,
On ne sépare plus l'époux d'avec l'épouse...
-O terre mariée au sang de vos héros,
Ceux qui vous aimaient tant sont une forteresse
Ténébreuse, cachée, où le fer et les os
Font entendre des chocs de sabre et des sanglots
Quand l'esprit inquiet vers vos sillons se baisse.
Plus encor que ceux-là, qui, vivants et joyeux,
Tiendront les épées d'or des guerres triomphales,
Ces morts gardent le sol qu'ils ramènent sur eux;
Leur pays et leur coeur s'endorment deux à deux,
Et leur rêve est entré dans la nuit nuptiale...
Le Rhin, paisible et sûr comme un large avenir
Où s'avancent les pas de la France éternelle,
Verse à ces endormis un puissant élixir,
Qui, dans toute saison, les fait s'épanouir
Comme un rose matin sur la molle Moselle !
-Les blés roux et liés sont aux ruches pareils,
De tous les chauds vallons monte un parfum d'enfance,
Mais, embusqué le soir sur le coteau vermeil,
Comme un pourpre boulet le rapide soleil
Semble prêt à venger quelque indicible offense.
Ni le doux ciel coulant sur les fruits verts et bleus,
Ni l'eau pâle qui dort dans le cercle des saules,
En ces graves pays ne nous penchent vers eux,
En vain l'été répand ses baumes vaporeux,
Un plus fort compagnon s'appuie à notre épaule:
C'est vous, ange irrité, taciturne, anxieux,
Par qui le sang jaillit et l'ardeur se délivre,
Honneur secret et fier, qui marchez dans les cieux,
Par qui l'agonie est un vin délicieux,
Quand, pour vous obtenir, il faut cesser de vivre !
Exaltants souvenirs ! O splendeur de l'affront
Par qui chaque être, ainsi qu'une foule qui prie,
Se délaisse soi-même, et, la lumière au front,
Vif comme le soleil qu'un fleuve ardent charrie,
Préfère aux voluptés, qui toujours se défont,
Le grand embrassement du mort à sa patrie !