07/10/2014

705. Le poète soldat : avril 1918




















Le poète soldat de la comtesse de Noailles (1918)
Article paru dans Le Figaro du 5 septembre 1918.
Le poète soldat auquel la comtesse de Noailles s'adresse aujourd'hui est mort pour la France, le 26 avril 1918. Il se nommait Maurice Bouignol, il avait vingt-sept ans, il était sorti de l'Ecole normale en 1914. De Charleroi à la Somme, par la Marne, Verdun et l'Aisne, il avait gagné quatre citations et le grade de capitaine. Entre temps, il avait composé un volume de vers intitulé Sans gestes, qui paraît le 5 septembre 1918, et pour lequel cette page de la comtesse de Noailles est une préface que nos lecteurs ne liront pas sans une profonde émotion en songeant que le poète qui méritait un tel éloge était égal au soldat.

25 avril 1918. On a souvent dit et écrit que la guerre ne trouverait pas son interprète héroïque et tragique parmi les combattants, rompus au sacrifice et couverts de gloire; on pensait que seule l'imagination, non par sa propre force mais par celle que peut lui communiquer un dieu, saurait recomposer à distance les ténèbres et les lueurs gigantesques d'une époque sans pareille.
Je n'ai jamais entendu cette affirmation sans en éprouver une extrême surprise. Si loin que puisse aller l'inspiration humaine, comment concevrait-elle une période du globe où tous les éléments, animés par la volonté de l'homme, ou barbare on sublime, firent tressaillir les mondes de stupeur, d'horreur et d'espérance? Ce chavirement de tout équilibre, la terre entière remuée, creusée, jaillissant, retombant comme si des titans ivres s'ingéniaient à bouleverser ce tendre jardin favorable aux hommes, ce vent de délire qui entrouvrait les océans et fit vaciller l'atmosphère où songent les constellations, qui nous assurerait d'un tel spectacle, sinon la créature chétive, toujours présente et toujours debout sur des ruines amoncelées, dont la pyramide l'élève plus avant dans les cieux?
Sur le visage du plus humble comme du plus audacieux des combattants est inscrit en force douloureuse le mystère de la transfiguration «Deviens ce que tu es.»
De quelle incomparable valeur est en toute chose l'accent d'un témoin! L'Histoire morale de cette épopée des vaillants et des justes se constitue déjà au moyen de toutes les évidences, exactement recueillies.
Le perpétuel miracle du corps et de l'esprit, ce recommencement quotidien, par chaque homme, de ce qui lui eût paru impossible la veille, cette progression dans l'inconcevable, dont lui-même s'étonne, les morts et les résurrections alternées dont il est le lieu prodigieux, nul autre ne pourrait un jour en porter garant que celui-là même qui fut l'ouvrier insigne de son cœur d'airain, le forgeron ébloui de ses armes intérieures..
Sur le visage du plus humble comme du plus audacieux des combattants est inscrit en force douloureuse le mystère de la transfiguration «Deviens ce que tu es.»
Mais si les récits authentiques, les rapports les plus brefs, une parole, un geste, les silences, la mort, qui parle, si haut dans sa manière sublime fournissent des matériaux immortels, il faut, pour que s'élance un chant lyrique, la prédestination d'un poète. Un poète, c'est-à-dire un œil à la fois précis et rêveur en qui s'imprime puissamment toute image, une âme apte à recevoir et à ordonner les tumultes que lui verse l'infini farouche et confidentiel, un être qui, parmi les plus aimants, est celui qui aime davantage.

Un guerrier songeur

Au même rang que les autres, premier parmi les premiers, affrontant sans cesse tous les périls et la mort, dont il mesure mieux les ténèbres, tant est forte sa tendresse pour la lumière du jour il n'a d'autre prétention que d'accomplir plus parfaitement sa tâche. Nul de ceux qui l'entourent ne sait combien il observe et médite, ni ce qu'il écrit parfois le soir, à l'heure du repos. Il ne livre pas son secret, ce guerrier songeur qui fait sa besogne héroïque tout uniment.
Celui-là pourra nous dire «J'ai chanté ma servitude et ma liberté, ma misère, qui ne m'importait pas, et celle de mes innombrables frères qui me fut infiniment sensible, sur laquelle j'ai veillé, que j'ai adoucie autant que je l'ai pu. J'ai exprimé les soldats de mon pays, leur humanité, leur noblesse, leur faiblesse qui toujours se surmontait; j'ai montré leur dévouement jaillissant, leur surhumain courage, ainsi me suis-je, moi si modeste, loué moi-même, car nous étions unis et soudés ensemble comme les arbres des forêts compactes, comme les flots alignés des mers. Si tel de mes poèmes vous émeut et vous transporte, qu'il ne vous semble point né de l'esprit d'un visionnaire qui décrirait le chaos enflammé, ensanglanté, dites-vous que cela est vrai, que cela fut plus vrai encore, car, dépouillé des ailes puissantes de la poésie, ce que nous avons souffert était tout humain.» [...]
Le sentiment du direct, de l'immédiat, ce flambeau que le coureur transmet en même temps que sa main s'attache un instant à la nôtre, ce frémissant contact, nous le rencontrons de page en page dans le recueil de poèmes du lieutenant Maurice Bouignol.
- Monsieur, un poète est d'abord véridique, tout imprégné de réel; je sais que la guerre est telle que vous la racontez. A son immense douleur, à ses efforts, ses lassitudes, sa résignation, ses triomphes, vous n'avez ajouté que le vêtement pathétique du verbe. Si monstrueuse qu'elle apparaisse à l'intelligence et au cœur, elle se faisait par vous tous, cette guerre de sainte défense du sol, et d'elle sont nés vos mérites mémorables. Tels groupes de pierre ou de marbre qui composent les hauts reliefs des temples des Victoires furent d'abord des groupes vivants, la chair des hommes, leur attitude, toutes leurs possibilités éparses ramassées dans une œuvre éternelle. Les cavaliers bondissants des frises du Parthénon, les personnages divins des métopes de Sélinonte, et, chez nous, l'exhortation vengeresse que figure la Marseillaise de Rude entraînant l'adulte et l'adolescent, n'ont fait que léguer à la lointaine postérité les passions et la fierté de ceux qui furent des vivants. [...]
Quand je fis votre connaissance, Monsieur, au moment d'une permission qui vous conduisait à Paris, je songeai que j'allais voir un jeune normalien, fils de cette École illustre qui met tant d'orgueil sur un front studieux. Je connaissais plusieurs de vos poèmes que vous m'aviez fait tenir, et des lettres de vous, qui m'arrivaient des tranchées, me révélaient votre fervent amour de la poésie, votre vénération pour nos maîtres, l'indulgente amitié que vous éprouviez aussi pour des chants plus récents. Je pensais que nous allions, comme il est d'usage, redécouvrir ensemble les sources bouillonnantes de Ronsard, l'univers de Hugo, l'archange Lamartine, et Baudelaire, Verlaine, Mistral, Moréas…
Mais je vis entrer un soldat. Vous sembliez avoir une préoccupation unique vous m'avez parlé des combats engagés, de vos camarades, de vos chefs, des batteries, du terrain. Ce qui concernait votre personne ne parvenait pas à vous toucher: encore aujourd'hui ne sais-je point quels actes, quelle bravoure inlassable vous ont valu les nombreuses citations qui s'attachent à votre croix de guerre.

Un recueil solide et palpitant

Si désintéressé de vos fatigues, vous ne parveniez pas à prendre votre parti des souffrances endurées par vos compagnons. Leurs vêtements trempés par la pluie, et qui séchaient sur eux, nous consternaient tous les deux. Vous aimiez les canons français, vous les aimiez d'un cœur austère qui se met aussitôt au service de la Nécessité; vous me les avez bien expliqués je pouvais croire que les nobles, sévères, exaltantes études que vous aviez faites dans la maison glorieuse de la rue d'Ulm aboutissaient tout naturellement à former un jeune lieutenant expérimenté, au visage si grave, qui, même en permission et rêvant à la poésie, garde les yeux fixés sur sa tranchée et sur les mouvements de l'ennemi. Peu à peu vous me fîtes parvenir tous les feuillets qui constituent aujourd'hui ce recueil solide et palpitant.
La terre et la race que vous défendez, comme vous les aimez! Tout l'amour dont ruissellent vos vers, l'amour de l'amour, de la musique, des paysages harmonieux, de la sagesse et de la grâce latines, vous le portez d'un seul coup sur le point sanglant qui veut le plus de consolation et de piété, et vous écrivez alors vos poèmes amples, splendides : Douaumont, Le Coureur, A mes frères des tranchées. Un sang fiévreux circule sous le riche modelé de vos vers, étincelants et bombés comme le casque de Minerve.
Le courage et la pitié, la compassion fraternelle, l'audace inouïe et le râle des combats, ces multiples spectacles qui sont, en vous, devenus sentiments, vous les épandez en grandes nappes de poésie. Si je ne cite pas ceux de vos vers que je préfère, c'est que votre œuvre est particulièrement sculpturale et qu'elle ne se laisse pas briser.
Ainsi, Monsieur, pendant que vous vous battiez et qu'autour de vous s'abîmait la beauté du monde, de tout votre cœur vous reconstruisiez. Vous mainteniez sur les tombeaux le suprême souffle qu'exhalaient tant de mourants, et ces forces qui ne peuvent pas périr vous ont prêté un idéal concours. Vous bâtissiez une cité qu'inaugure l'espérance. Que de joie volontaire dans vos pages stoïques! Déjà quelle renaissance! Et je songe qu'enlisé depuis quatre années dans la terre meurtrière, errant de tranchée eu tranchée, repoussant la tristesse pour ne sentir contre votre cœur que la bonté d'un sol sacré, vous avez écrit des poèmes d'airain. «De sorte que le bronze éternise la boue»
Anna  de Noailles