Source du document : http://brunorigolt.blog.lemonde.fr/2012/01/22/objectif-eaf-commentaire-litteraire-anna-de-noailles-le-port-de-palerme-par-sarah/
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TEXTE
Je regardais souvent, de ma chambre si chaude, Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit
Que faisaient les marchands, divisés par la fraude,
Autour des sacs de grains, de farine et de fruits,
Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d’ennui…
J’aimais la rade noire et sa pauvre marine,
Les vaisseaux délabrés d’où j’entendais jaillir
Cet éternel souhait du cœur humain : partir !
— Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d’usine
Dans ces cieux où le soir est si lent à venir…
C’était l’heure où le vent, en hésitant, se lève
Sur la ville et le port que son aile assainit.
Mon cœur fondait d’amour, comme un nuage crève.
J’avais soif d’un breuvage ineffable et béni,
Et je sentais s’ouvrir, en cercles infinis,
Dans le désert d’azur les citernes du rêve.
C'est en 1913 qu'Anna de
Noailles (1876-1933), écrivaine française, première femme commandeur de la
Légion d'honneur, rédige « Le port de Palerme », évocation nostalgique d'un
lieu maritime typique et de l'ambiance qui y règne. Ce texte, qui figure dans
le recueil Les Vivants et les Morts, chante avant tout l'amour pour
les paysages et porte les empreintes fortes du lyrisme romantique. Composé
de seize alexandrins, ce poème est donc à la fois une description très
pittoresque, mais aussi et surtout, une célébration de l'ailleurs et du partir,
tout autant qu'une idéalisation du lieu.
Trois axes structureront notre analyse. Après avoir évoqué ce qu'on pourrait qualifier de « poétique du pittoresque », nous verrons combien la description réaliste fait place à une idéalisation du réel en lui donnant à exprimer l'envie d'ailleurs et de voyage. Nous montrerons enfin plus brièvement comment, à travers la forme symboliste de cet épanchement, l'auteure nous transporte vers l'au-delà.
Trois axes structureront notre analyse. Après avoir évoqué ce qu'on pourrait qualifier de « poétique du pittoresque », nous verrons combien la description réaliste fait place à une idéalisation du réel en lui donnant à exprimer l'envie d'ailleurs et de voyage. Nous montrerons enfin plus brièvement comment, à travers la forme symboliste de cet épanchement, l'auteure nous transporte vers l'au-delà.
En premier lieu, le poème
d'Anna de Noailles présente une description particulièrement réelle et
pittoresque du port de Palerme.
C'est tout d'abord le registre réaliste qui frappe dès la première lecture. On voit dans la strophe 1 par exemple que l'auteure utilise nombre d'éléments volontairement empruntés au réel référentiel. N'est-ce pas la vie de tous les jours qui est évoquée à travers la description du port ? Des termes comme « goudronné » et « citerne » sembleraient même presque déplacés dans une poésie. De plus, Anna de Noailles décrit l'activité marchande et manufacturière qui se déroule autour du port, ce qui situe le texte dans l'espace du travail : ainsi nous parle-t-elle de « sacs de grains, de farine et de fruits », de « vapeurs » ou de « sifflets ». Cette présence du registre réaliste et de détails vrais situe presque le texte dans la chronique sociale et le concret : un port bruyant, populaire… Nous pouvons imaginer qu'Anna de Noailles, femme de la haute aristocratie, regarde avec superbe et sans doute compassion ces humbles vendeurs, affairés à leurs marchandages.
C'est tout d'abord le registre réaliste qui frappe dès la première lecture. On voit dans la strophe 1 par exemple que l'auteure utilise nombre d'éléments volontairement empruntés au réel référentiel. N'est-ce pas la vie de tous les jours qui est évoquée à travers la description du port ? Des termes comme « goudronné » et « citerne » sembleraient même presque déplacés dans une poésie. De plus, Anna de Noailles décrit l'activité marchande et manufacturière qui se déroule autour du port, ce qui situe le texte dans l'espace du travail : ainsi nous parle-t-elle de « sacs de grains, de farine et de fruits », de « vapeurs » ou de « sifflets ». Cette présence du registre réaliste et de détails vrais situe presque le texte dans la chronique sociale et le concret : un port bruyant, populaire… Nous pouvons imaginer qu'Anna de Noailles, femme de la haute aristocratie, regarde avec superbe et sans doute compassion ces humbles vendeurs, affairés à leurs marchandages.
Ce soin pour
vraisemblabiliser la description et ancrer le lecteur dans la réalité
quotidienne a néanmoins de quoi surprendre. Comme nous le notions, l'écrivaine
emploie un lexique parfois bien peu empreint de poésie. C'est ainsi que
l'adjectif « goudronné » au vers 1, projette sur le vieux port une utilité
révélatrice du processus d'urbanisation qui a touché la ville de Palerme lors
de la révolution industrielle. Ce primat du référentiel est quelque peu
paradoxal, particulièrement sous la plume d'une auteure symboliste, dont la
poésie apparaît comme le lieu de contestation de la toute-puissance rationnelle
: le titre du recueil, Les Vivants et les morts, en est la probante
illustration.
Grâce
à cette prépondérance du référentiel, tout concourt à un effet pittoresque dans
le sens où sont accumulées les notations visuelles pour nous faire imaginer la
vie locale, et l'ambiance populaire qui règne sur le port, avec ces « marchands
divisés par la fraude » qui crient ou haranguent les passants. Comment ne pas
imaginer les interminables tractations « autour des sacs de grains, de farine
et de fruits ». Il est également question du « bruit » que font ces vendeurs,
terme quelque peu péjoratif ici. De même, « la rade noire et sa
pauvre marine » évoquées au vers six, font-elles ressurgir les vieux clichés
sur les villes méditerranéennes, souvent mal entretenues, en proie aux trafics
en tous genres et aux activités illicites qui s'y déroulent.
Par cette description pittoresque de la population, Anna de Noailles amène le
lecteur à se projeter dans la réalité concrète du port. Néanmoins, il est
permis de s'interroger : certes, le registre semble à première vue celui du
réalisme et de l'objectivité, mais il n'en demeure pas moins qu'Anna de
Noailles, si elle travaille sur le même terrain que les naturalistes, retire
quelque peu au monde réel sa matière et son enjeu social. Le fait
d'articuler le registre symboliste sur le registre réaliste produit un effet
poétique particulièrement original : c'est ainsi que le réel semble soudain
métamorphosé grâce à ce croisement entre la réalité et l'imaginaire, qui va
progressivement faire naître, ainsi que nous allons le voir, des
impressions de plus en plus irréelles.
Pour réaliste qu'elle soit,
la description du port amène donc subtilement la poétesse à changer et à
métamorphoser un lieu populaire ainsi qu'une réalité éminemment ordinaire en un
paysage rempli d'inspiration, de rêve et de beauté.
Commençons par nous
intéresser à l'idéalisation du réel. On peut voir implicitement que le port,
pourtant bien « concret », tend à conquérir l'espace du voyage et de
l'ailleurs. Par quelques notations impressionnistes, le décor se
métamorphose en un paysage onirique : ainsi, de banales citernes
portuaires, témoignage des grandes raffineries de sucre construites au centre
du golfe de Palerme, peu esthétiques et
assez grossières architecturalement, deviennent des « citernes du rêve », comme
si la poétesse aspirait à trouver dans son imaginaire, un paysage apte à faire
ressurgir, selon le credo romantique, les élans lyriques du cœur.
Remarquons en effet
combien, même la réalité la plus triviale, semble soudainement embellie : c'est
ainsi que le vent au vers onze, confère à ce décor urbain des connotations
d'envol et de plénitude : « son aile assainit ». N'incarne-t-il pas dès
lors l'idéal et le spirituel, en opposition au monde matérialiste et
vulgaire ? Nous pouvons également remarquer combien Anna de
Noailles paraît attendre le soir « si lent à venir » comme un philtre, « un
breuvage ineffable et béni » susceptible d'apporter l'inspiration. Le choix de
ces deux adjectifs n'est pas, comme nous le verrons un peu plus loin, sans
conséquence : c'est à une quête de pureté et d'absolu que nous
convie l'écrivaine.
De même, l'auteure utilise des images susceptibles de variations subtiles. Témoin ces « cercles infinis », dont la dimension spiraloïde connote, outre un éloignement du réel, une sorte de mouvement centrifuge qui semble faire l'apologie d'un paysage infini et sans limite, si caractéristique de l'imaginaire symboliste. C'est bien l'appel du voyage et du partir qui se trouve évoqué ici. Le port de Palerme devient ainsi « le lieu du voyageur ». Plus qu'un simple dépaysement, le paysage est prétexte à une quête de l'inspiration. Le contraste entre les termes « splendeur » et « ennui » au vers cinq, évoque ainsi la majesté et l'immensité de la mer, par opposition avec la monotonie des longues journées méditerranéennes, où le temps semble arrêté. « Le Port de Palerme » est ainsi une ode au Voyage. Les « vaisseaux », fussent-ils « délabrés », de même que les « vapeurs » dont il est question aux vers sept et neuf, mettent l'accent sur l'immatériel.
N'est-ce pas tout le mythe du voyage en Orient qui semble ressurgir dans ces vers ? Par ses connotations, le mot « vaisseaux » pourrait en effet faire songer à la découverte de cultures magnifiques, de lieux sacrés où se lèvent d'autres soleils et d'autres rêves. Dès lors, le vers huit résonne comme une prière autant qu'un appel : « Cet éternel souhait du cœur humain : partir!». Renforcé par la tournure exclamative, le verbe traduit un emportement, presque une exultation. Enfin, l'expression « désert d'azur» du dernier vers renforce cet appel de l'Orient que nous évoquions à l'instant : euphorie du voyage idéalisé, appel de l'inconnu et du mystère, comme la quête d'une impossible Terre promise...
Approfondissons désormais cette
dimension idéaliste du texte d'Anna de Noailles. De fait, « le Port de
Palerme » est tout à fait représentatif de la réaction spirituelle,
idéaliste voire idéiste, qui marquera la fin du dix-neuvième
siècle et les premières années du vingtième siècle. Anna de Noailles
nous fait part d'un paysage dont nous pourrions dire qu'il est d'une certaine
façon non figuratif.De même, l'auteure utilise des images susceptibles de variations subtiles. Témoin ces « cercles infinis », dont la dimension spiraloïde connote, outre un éloignement du réel, une sorte de mouvement centrifuge qui semble faire l'apologie d'un paysage infini et sans limite, si caractéristique de l'imaginaire symboliste. C'est bien l'appel du voyage et du partir qui se trouve évoqué ici. Le port de Palerme devient ainsi « le lieu du voyageur ». Plus qu'un simple dépaysement, le paysage est prétexte à une quête de l'inspiration. Le contraste entre les termes « splendeur » et « ennui » au vers cinq, évoque ainsi la majesté et l'immensité de la mer, par opposition avec la monotonie des longues journées méditerranéennes, où le temps semble arrêté. « Le Port de Palerme » est ainsi une ode au Voyage. Les « vaisseaux », fussent-ils « délabrés », de même que les « vapeurs » dont il est question aux vers sept et neuf, mettent l'accent sur l'immatériel.
N'est-ce pas tout le mythe du voyage en Orient qui semble ressurgir dans ces vers ? Par ses connotations, le mot « vaisseaux » pourrait en effet faire songer à la découverte de cultures magnifiques, de lieux sacrés où se lèvent d'autres soleils et d'autres rêves. Dès lors, le vers huit résonne comme une prière autant qu'un appel : « Cet éternel souhait du cœur humain : partir!». Renforcé par la tournure exclamative, le verbe traduit un emportement, presque une exultation. Enfin, l'expression « désert d'azur» du dernier vers renforce cet appel de l'Orient que nous évoquions à l'instant : euphorie du voyage idéalisé, appel de l'inconnu et du mystère, comme la quête d'une impossible Terre promise...
Ainsi que nous le
pressentions, l'expérience de l'effacement du réel se veut une expérience de
l'impossible et du non représenté. Démarche presque provocatrice s'il en est
: rédigé en 1913, soit un an avant la première Guerre Mondiale,
c'est en effet un refus de tout engagement, que présuppose ce merveilleux
épanchement : vécue comme échappatoire aux vicissitudes de la vie, la
poésie permet de réinventer le monde : « engagement poétique »
plutôt qu'engagement « politique », comme une manière de conjurer les
tragédies de l'Histoire. Ainsi, c'est bien la quête et le déchiffrement qui
confèrent au poème sa dimension allégorique. Lorsque Anna de
Noailles évoque les «citernes du rêve», on ne sait pas vraiment ce
que représentent pour elle ces citernes : l'indéchiffrable est ainsi un voyage
: même les choses les moins belles sont matière au rêve. C'est alors que le
véritable voyage commence ; et sans doute il est vrai que pour Anna de
Noailles, le poème est surtout prétexte à un voyage métaphorique qui
se fait symboliquement à travers les mots. Pour la «muse des
jardins», la poésie participe en effet d'un réenchantement du réel.
N'écrivait-elle pas, dans son recueil Le Cœur innombrable paru en
1901, qu'« il n'est rien de réel que le rêve et l'amour» ?
Dès lors, le poème peut
se lire comme une interrogation métaphysique sur la vie et la mort, comme nous
y invite d'ailleurs le titre du recueil. Transcendant toute vraisemblance, le
texte est comme un appel à la Liberté et à l'Absolu. Comment ne pas évoquer ici
les propos de Mallarmé, selon qui « la poésie est l'expression, par le
langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de
l'existence : elle doue ainsi d'authenticité notre séjour et constitue la seule
tâche spirituelle ». Mais ce chemin vers les symboles est aussi pouvoir de l'Esprit
sur les sens. L'« ineffable » dont parle Anna de Noailles signifie en
effet ce qui ne peut être dit, que l'on ne peut comprendre qu'en le
déchiffrant. Pareillement, le terme de « breuvage » est comme un symbole
initiatique. Enfin l'adjectif « béni » semble placer le
poème sous la protection de Dieu, et l'on pourrait parler ici d'un
symbolisme mystique comme chemin possible de l'art poétique en quête d'une
vérité qui reste toujours à déchiffrer.
Revenons en conclusion sur
un point qui nous paraît essentiel : comme nous l'avons compris, pour Anna de
Noailles comme pour les Symbolistes en général, si la poésie est vécue comme
une idéalisation du réel, c'est qu'elle confère au langage l'ambitieuse mission
de réinventer le monde. « Le Port de Palerme » est ainsi l'expression
d'un voyage, d'autant plus fabuleux qu'il est métaphorique : voyage immobile,
apte à saisir l'idéal, le transcendant et l'indicible... Cette quête de
l'ailleurs ne s'apparente-t-elle pas, finalement, à une quête de soi ? Partir
pour mieux se retrouver...
© Sarah B. (Lycée en Forêt, Classe de Seconde 1, janvier 2012)
Relecture du manuscrit : Bruno Rigolt
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