24/11/2012

596. Toute heure signifie























Toute heure signifie un désir, un espoir.
Qu’il est doux d'écouter, dans le calme du soir,
Quand la nuit de poussière et de rumeurs s'allège,
L’horloge du couvent, l'horloge du collège
Semer leur blé d'argent qui vient frapper le cœur !
Mais ce chant s'enfle et dit à l'homme : « voyageur,
Je suis le temps, jamais ma force ne s'arrête ;
Malgré la fraîche nuit, dont l'haleine est quiète,
Je suis le temps, porteur de l'incessant hasard.
Quoi ! tu te reposais de désirer ? Repars.
Je viens désappointer ton repos sage, intime.
Respire ! Le doux vent a l'élan maritime
Des brises au grand cœur qui poussent les vaisseaux.
Ce soir, où le feuillage est tout gonflé d'oiseaux.
Où l'on entend dans l'air, que des parfums incisent,
Sommeiller les maisons et méditer l'église.
Si tu n'étais vraiment qu'un esprit satisfait
Tu ne percevrais pas le murmure que fait
« Mon pas agitateur dans le dormant feuillage.
« Voyage par l'esprit, par le désir voyage !
« Ne reste pas soumis à ton sort quotidien.
« Les morts ne peuvent pas rompre le noir lien
" Qui les noue à la place exiguë et sans choix
« Où leur corps se défait subtilement.
Mais, toi,
« Es- tu un mort déjà pour que tu te reposes ?
« Quoi ! Tu n'attends plus rien, tu te résignes? Ose
« Repousser sourdement, par molle lâcheté,
« Le défi de bonheur qui vient des nuits d'été !
« Oui, le bonheur est dur, c'est un vent qui saccage,
« C'est la vague jouant avec le coquillage,
« C'est un ordre hardi envers un cœur guerrier...

« Mais quoi ! Lorsque j'exige ai-je l'air de prier?
« S'agit-il de convaincre et tenter ton courage ?
« Viens, esclave, je suis le séduisant orage,
« Le Destin, pour qui l'homme est un plaisant bétail:
« Qu'importent ton orgueil, ta vertu, ton travail,
" Tout ce que ta raison construit avec prudence ;
« Viens, sois aventureux, sois ivre, tremble, danse,
« Aime, souffre, provoque, admets la volupté,
« Pauvre être, collabore à mon éternité !
« O cœur toujours giclant sous une main pressante,
« Insecte que les nuits chaudes font s'allumer,
« Instinctive raison, âme phosphorescente,
« Crois-tu donc avoir fait autre chose qu'aimer ?
« Crois-tu avoir jamais écrit un seul poème,
Te fût-il inspiré par la beauté du jour,
Qui n'ait été pour toi une action d'amour,
Un cri audacieux, par quoi tu disais : « J'aime. »
J'aime, je veux, j'attends », dit ton chant vif ou lourd;
Et ta voix qui semblait fringante et souveraine,
N'est que cette lugubre et plaintive sirène
Des vaisseaux dans la nuit appelant au secours ! »
Ainsi parle la voix qui pénètre les moelles.
- Et voici que, levant alors vers les étoiles
Tes yeux qui reposaient sur un livre choisi,
N’écoutant plus le bruit délicat et transi
Que fait sous le zéphyr ma persienne de toile,
Je n'ai que du dégoût et du détachement
Pour ma calme demeure.
O nuit ! ô firmament !
Provocateurs divins, prometteurs sans relâche,
Quelle est donc nettement, longuement notre tâche,
Si l'austère devoir insulte à vos projets ?
Si l'apaisant ennui où mon cœur se rangeait
Irrite la vigueur violente des astres?
Vous aimez le plaisir, vous aimez le désastre,
Ainsi vous ramenez dans vos cruels chemins
Le troupeau effrayé et prudent des humains,
Ne devons-nous jamais atteindre enfin le havre ?
L’amour prend-il l'esprit et le sol le cadavre,
Inexorablement, jusqu'à la fin des temps ?
S'agit-il, pour l'esclave humain, d'être content ?
Est-ce là son effort unique, ardu, suprême,
L'ineffable butin à quoi tout cœur prétend ?

— Et soudain, un conseil qui monte de moi-même,
Accède, hélas, aux vœux qui me viennent du soir,
Et je murmure, avec un sombre et triste espoir.
Tandis que le vent vif a la fraîcheur de l'onde :
Je me soumets à vous, Amour, impôt du monde.
Carnassier dont le croc met sa pointe profonde
Dans tout corps respirant qui n'est que ton forçat !
Il ne se pouvait pas que la corde cassât
Qui lie à ton vouloir ma course de nomade ;
Tu es parfois distrait, mais si l'âme s'évade
Tu l'enroules, ô maître, à ton puissant poignet!
Tout être t'appartient dès le moment qu'il naît.
Et jamais plus ce cœur n'appartient à soi-même.
Je sens bien tes raisons; oui, je ressens l'extrême
Frivolité d'avoir voulu choisir la paix.
Le monde est tout entier l'agneau dont se repaît
Ton riant appétit. Non, je ne suis pas lâche.
Je le sais bien, qu'il faut que tu mordes et mâches
Tout ce qui est vivant, bondissant, fleurissant,
Pour propager le souffle animal et le sang
Avec une féroce et limpide innocence !
Mais je sais bien aussi que ta dure exigence
Est suave, que seul tu peux vaincre la mort.

— Animateur sacré, Contempteur du remords,
Je sais que tout se meut, agit, combat, endure
Pour que l'humaine vie et les jeunes verdures
Aient dans l'immense espace un éternel retour !
Je sais que l'arche altière et noble de l'amour,
Où chaque être se croit élu, libre et vivace,
Ressemble au joug qui joint et courbe sous sa masse
Les deux fronts accolés des grands bœufs au labour.
Oui, je sais tout cela. Je referme le livre
Où mon esprit calmé, sans souffrir d'être seul
Gisait.
Sur le feuillet, net et mince linceul,
Les mots écrits avaient le froid léger du givre.
C'est vrai que je cessais d'être triste et de vivre.
Mais ton œil a surpris, ô pasteur des humains,
Mon visage sans flamme appuyé sur ma main,
Et tu n'as pas permis que ta plus chère esclave
Échappât mollement à ton torrent de lave.

Que te dirai-je, ô dieu ? j'ai peur; j'ai tant souffert
De bonheur, de douleur ; le diamant, le fer
Ne sont pas plus aigus qu'un regard qui torture,
Les yeux sont les démons gardiens de la nature :
Pôles mystérieux où songent les aimants !
Que puis-je souhaiter ; je ne sais pas moi-même ;
Tout trouble, tout déçoit, tout se défait, tout ment.
Mais j'entends que mon cœur murmure faiblement.
En évoquant des morts l'austérité suprême :
« Dormir encor un soir près d'un enfant qui m’aime... »

Les Forces Eternelles


                                          A Prague