2. Les trois romans d'Anna de Noailles.
Le début de la carrière littéraire d’Anna de Noailles est marqué par la publication très rapprochée de ses premiers écrits. Entre 1901 et 1905, elle fait paraître un livre chaque année. Seulement deux ans après son premier recueil
Le Cœur innombrable, l’ensemble de son œuvre romanesque voit le jour :
La Nouvelle Espérance en 1903,
Le Visage émerveillé en 1904 et
La Domination en 1905. Puis, huit ans s’écoulent avant l’édition de nouvelles pages en prose. La genèse des romans d’Anna de Noailles fait apparaître qu’ils sont rapidement écrits et en relation étroite avec les circonstances de sa vie. À l’exception du
Visage émerveillé, les deux autres titres incluent cette matière autobiographique romancée.
Une amitié et un événement cruciaux incitent Noailles à mener à bien son premier roman. Augustine Bulteau, surnommée Toche, tient une chronique littéraire dans Le Figaro et déniche les talents littéraires féminins. Depuis 1896, elle entretient une longue et riche amitié avec Anna et lui sert tout à la fois de mentor et de confidente. Son influence, faite d’encouragements et de conseils, soutient la jeune femme dans ses ambitions et l’apaise pendant ses multiples crises de confiance. En effet, les deux femmes échangent une correspondance quasi quotidienne dans laquelle Anna lui soumet ses poèmes et l’état d’avancement de ses divers travaux, comme l’indiquent ces quelques mots : « Je travaille un peu, doucement, sans effort et sans entêtement, en laissant mes impressions se fondre et couler en rythmes comme une eau qui dégèle." (1)
En 1903, après la parution de
La Nouvelle Espérance, Anna de Noailles lui envoie une lettre de gratitude pour le soutien prodigué durant la composition de ce premier long texte en prose enfin abouti car jusqu’à cette date, aucune prose n’a été publiée. L’événement déterminant qui déclenche le besoin de délaisser quelque temps la poésie est la naissance de son fils. Anna de Noailles donne le jour à Anne-Jules en septembre 1900, après un été besogneux et érémitique à Champlâtreux (2). L’accouchement traumatise durablement la fragile mère qui subit peu de temps après une cure d’isolement dans la nouvelle institution du professeur Sollier (3) . Elle constate que son émotivité ne lui permet plus de composer des vers, comme l’atteste cette lettre adressée à Toche en novembre 1900 : « Moi aussi chère amie je travaille mais pas en vers pour le moment. Le grand tapage de mon cœur ne se plierait pas aisément à la courbure du rythme précis et minutieux. J’ai bien envie de vous faire parvenir un de ces jours quelques feuilles de cet ouvrage où l’invention alterne avec l’exactitude et dont certaines pages sont le miroir palpitant des souvenirs et du présent (4)». Ainsi, pour retrouver l’envie d’écrire en prose, Anna choisit-elle quelques passages réussis de ses premiers récits de jeunesse.
Pendant l’écriture de ce premier roman, Anna de Noailles croise régulièrement Charles-Louis Philippe qu’elle soutient depuis la parution
Bubu de Montparnasse en 1901. En effet, lui aussi collabore au journal de son frère,
La Renaissance latine (5) . Comme avec beaucoup de ses confrères, Noailles échange avec lui romans et lettres. Mais les voyages effectués entre avril et septembre 1901 pour sa convalescence interrompent la progression de son travail. Entre Monte-Carlo, Genève et Amphion, elle s’attelle à façonner un nouveau recueil,
L’Ombre des jours. La proximité avec la nature et les retrouvailles avec son jardin d’enfance favorisent la création poétique. Elle ne reprend la composition de son roman qu’en fin d’année : « [...] je me suis remise à travailler. J’ai remanié complètement et continué cet essai de livre que je veux dense et strident (6). » Pendant l’année 1902, Noailles se consacre à son deuxième volume de vers qui paraît en juin.
Comme beaucoup de romans de cette époque,
La Nouvelle Espérance sort d’abord dans la presse. Anna le conçoit en effet pour soutenir la nouvelle revue lancée en 1902 par son frère,
La Renaissance latine. Elle y travaille depuis le début de l’année, ne parvenant pas à trouver le titre du roman, alors qu’elle pense avoir déjà trouvé l’épigraphe : « Chère Toche, le titre de mon roman, ce n’est pas encore nécessaire et je ne le trouverai jamais – l’épigraphe : "On ne peut jamais savoir quelle marche suivra la douleur" de Maeterlinck » (7). Finalement, elle lui préfère une citation de Nietzsche. Entre janvier et mars 1903, ce premier roman parait par épisode dans la revue avant d’être édité chez Calmann-Lévy. Le succès est indéniable, mais dans des proportions moindres qu’annoncées par l’entourage optimiste d’Anna.
Durant ces années 1901 à 1905, les nombreuses ébauches manuscrites laissent à penser qu’Anna de Noailles se concentre plus particulièrement à la prose. Les thèmes et les motifs restent quasiment les mêmes d’un brouillon à l’autre : un couple marié, avec ou sans enfants, commence à sombrer dans la routine et l’ennui ; l’enfance de l’héroïne est souvent décrite, l’incompréhension entre amants enroulée autour du silence, de la conscience d’un désir vague d’autre chose.
Alors que la romancière envisage d’achever au plus vite
La Domination, les fêtes de fin d’année 1903 la rappellent à Champlâtreux dans sa famille. Déjà elle a montré les brouillons à Barrès et sa sœur Hélène. Malgré des critiques sans concession, elle ne se décourage pas. Mais, arrivée à Paris, la maladie la freine dans son élan. En ce début de janvier 1904, Anna accompagnée de sa sœur, garde la chambre une huitaine de jours. Dans cette solitude féconde, elle rédige
Le Visage émerveillé : « Je me presse de recopier mon travail [...]. J’ai fait cela depuis que je suis au milieu de mes mouchoirs. » Composé avec une facilité déconcertante, Anna s’inquiète du résultat final : « Écrit à tour de bras et pressé de rhume, cela résistera-t-il à une lecture attentive après la première sortie en voiture. Je ne sais (8) ». En mai 1904, elle emporte les épreuves de ce petit ouvrage pendant son premier voyage en Italie avec les Barrès. Sa sensibilité est mise à rude épreuve tant par cet environnement romantique que par la présence de Maurice Barrès, si troublante dans ce contexte.
Le Visage émerveillé, court roman plein de poésie, est composé sous la forme d’un journal intime, de ce fait, il rompt avec le style plus traditionnel du roman précédent. Il paraît huit jours après leur retour à Paris, le 8 juin 1904. Fin août, la romancière se remet déjà à l’ouvrage : chez sa sœur, à Chimay, elle reprend l’ébauche de
La Domination, « l’aboutissement de sa liaison poétique avec Barrès (9)». Cet ultime roman, délaissé puis enrichi par ses derniers voyages en Hollande et en Belgique, reflète cette gestation morcelée et étalée. Le plus controversé de ses romans sort en juin 1905.
Les romans d’Anna de Noailles constituent un ensemble cohérent que l’on pourrait qualifier de « trilogie sentimentale ». Ceux-ci oscillent entre le roman d’amour psychologique et le roman poétique. Chacun de ces volets assume une ligne directrice qui illustre un type d’échec amoureux. Le premier des trois romans,
La Nouvelle Espérance, exemplifie l’amour déçu qui conduit au dégoût et à la mort. Pourtant, l’échec sentimental est précédé par le bonheur du couple, il y a donc un temps heureux, même court, même sporadique. Mais le roman se termine par la mort probable de son héroïne. Les différences et les dissemblances qui séparent progressivement les personnages apparaissent différemment dans
Le Visage émerveillé. Dans ce cas, l’échec amoureux résulte d’un choix raisonné, rendu possible par l’approfondissement de la connaissance de soi que révèle l’amour. La relation amoureuse est refusée afin de conserver une paix intérieure plus chère et plus pérenne. Cette résignation ne conduit pas l’héroïne à la mort mais à un retour à l’ordre initial, enrichi par cette expérience intérieure.
Enfin, le dernier opus,
La Domination, inverse le point de vue : le héros, masculin pour une fois, cumule les histoires amoureuses avant de trouver vraiment celle qui lui correspond. Il y a bien cette fois-ci adéquation, accord entre l’homme et la femme, mais cette rencontre arrive trop tard et, impossible à réaliser, elle engendre la mort.
Il s’avère que les trois romans d’Anna de Noailles gagnent en logique et en cohérence lorsqu’on les envisage dans leur ensemble : ils représentent une seule et même volonté chez la romancière de figurer le sentiment amoureux, envisagé comme une gageure et une méprise inévitables.
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1. Lettre à Augustine Bulteau, BnF, Na.fr 17513, 1898-1901, n°19.
2. « J’ai bien travaillé depuis que je suis ici à me faire le caractère plus solide et plus régulier (…) j’ai essayé de déserter mes nerfs et d’habiter ma raison (…) c’est le convenu et le bienséant restreignant les spontanéités de la chair et du sang (…) Quel beau spectacle ce serait de voir ici Mariéton, hurlant dans ce château qui ne connaît que le silence exécutant ses ineffables pirouettes dans la demeure du respect, lançant ses bégayades sublimes… » Lettre n°35, 1900, BnF, Na fr. 17513.
3. Dans les manuscrits détenus à la BnF, on trouve un feuillet sur lequel Noailles nota les symptômes de sa dépression : « irritabilité avec désir de changement volontaire et mal défini, étrangeté et déplaisance des objets habituels, volatilité de la pensée, perte de la sensation des choses précises… », BnF, Na.fr. 28362.
4. Lettre n°47, novembre 1900, BnF, Na fr. 17513.
5. « Le 15 juillet 1902, la R.L publie dix pages inédites de La Mère et l’Enfant, livre méconnu », C. Mignot-Ogliastri, op.cit., p. 159.
6. Lettre à Augustine Bulteau du 14 novembre 1901, BnF, Na.fr. 17513.
7. Lettre de janvier 1903, Na. fr. 17513.
8. Lettre à Augustine Bulteau début 1904, BnF, Na. fr, 17513.
9. Élisabeth Higonnet-Dugua, op.cit., p. 125.
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