Edouard VII, prince de Galles |
Revenons à ces journées enfantines qui, chacune créatrice, nous apportent une neuve nourriture dont nous bénéficierons en notre esprit, en nos actes, en nos oeuvres futures. Edouard VII, alors prince de Galles, de passage à Lausanne, annonça, un jour d'automne, sa visite à Amphion. Une allégresse religieuse s'empara de nos bonnes anglaises, immédiatement extasiées comme une communauté monastique à l'heure de l'adoration.
La saison épanouie, à peine tachée par la rouille dentelant de secrets taillis, mais en ses élans visibles peinturée de pourpre et de feu comme les brugnons réputés des espaliers d'Amphion, accueillit dans un envolement de vent bleu et de feuilles colorées le prince courtois. Un thé superbe lui fut servi dans la salle à manger d'aspect simple et désuet, décorée de tableaux giboyeux, et dont les portes vitrées, ouvertes sur une portion parfaite du paysage, encadraient l'horizon liquide, la terrasse ombragée de palmes, où des chaises de jardin, rendues confortables par une élasticité métallique, brillaient d'un jaune vif qui les apparentait aux massifs des pelouses. Descendues des balcons, les vignes vierges car- minées de septembre se balançaient comme d'innocents serpents veloutés. De tous côtés se pressait contre les fenêtres allongées du chalet le peuple des fuchsias, arbustes aux fleurs violettes et purpurines, éclatées sur de longs pistils, et qui semblent de ténues danseuses aériennes.
Tandis que circulait autour de la table une volumineuse théière d'argent et que les « pain et beurre » chers à l'Angleterre diminuaient dans les plats de porcelaine (porcelaines fleuries, si fraîches au regard qu'elles sont les jardins intérieurs de nos maisons), ma mère vint me chercher et m'apporta fièrement au futur souverain. Je levai craintivement et furtivement les yeux sur ses deux jeunes fils, plus intéressants pour moi que le visage charnu, au bleu regard dilaté, du père. Le fils aîné, doté du nom poétique de duc de Clarence, me plaisait moins que le cadet. Dans la croyance où j'étais qu'il me faudrait un jour choisir l'un des deux pour époux - car ma mère, innocente et taquine, ne reçut jamais aucun homme, dans mon enfance, sans me demander gaiement si je voulais l'épouser (hantise de l'amoureux Orient !) - je restai plusieurs jours silencieuse, en proie à une prostration cruelle dans laquelle se débattaient les deux exigences rivales qui inspirent toutes les énergies : l'ambition et le sensuel attrait. C'est dans son sens le plus précis, mais le plus étroit, impersonnel et triste, que ma mère, amusée, avait offert à mon imagination le désir de régner ; et, sans doute, la transfiguration s'était-elle faite immédiatement en mon coeur, puisque je discernai un devoir dans une tâche si curieuse et située au sommet d'une solitude altière.