24/03/2011
166. Le Livre de ma Vie, page 86 à 89.
Si peu martelé par les événements, et gardant ainsi intact l'émail de l'âme, un enfant peut-il se croire pareil aux autres enfants ? Une certitude négative nous est fournie plus tard, quand nous nous apercevons à quel point, dès le plus petit âge, nous fûmes différents de nos puérils compagnons. Je revois la véranda du chalet d'Amphion qui tressaillait le soir aux cris élégiaques des hirondelles, dont le vol en sombres et légers coups de couteau poignardait un azur poudré de rose, flamboyant et puis voilé, sur lequel se .détachait la danse silencieuse, aux angles aigus, des chauves-souris. Véranda mi-close, fraîche et brumeuse comme une barque arrêtée la nuit. sur l'eau. Là, au moment qui précédait le dîner, sur des canapés encombrés de coussins turcs en laine rêche, je m'asseyais entre mon frère et ma soeur et me croyais innocemment toute semblable à eux par un tendre sentiment de collectivité, propre à l'humble et chaleureuse enfance.
Je les imaginais oppressés comme je l'étais, et je ne devinais pas que j'étais à la fois plus séparée et plus rapprochée de tous les humains et que l'immense poésie du monde m'avait choisie et pensait : « J'entrerai dans la gorge de cette enfant. » L'enfant que je fus et que, pareille en cela à tous les êtres, je suis restée, car rien n'est plus vrai que le magnifique vers de Victor Hugo, adressé par un adulte à un vieillard : "La beauté de l'enfance est de ne pas finir", était donc tout différent des autres. J'éprouvais, parmi ma société enfantine, un sentiment erroné de parité, alors même que mes parents et leurs amis m'entouraient de louanges, qui, loin de corrompre mon coeur, suscitaient en moi un amour plein de gratitude et de modestie. L'orgueil qui devait s'affirmer et m'accompagner dans la vie n'était ni fat ni envahissant, mais n'a cessé de ressembler à une prière élevée vers l'inconnu. J'étais dotée de cette sympathie envers tous les êtres dont le seul obstacle est pour moi l'inimitié chagrinante d'autrui. A chaque témoignage de tendresse qui m'était adressé, un désir suffocant de rendre au donateur un peu de son bienfait et davantage encore m'écartelait le coeur. C'est une des tragiques pauvretés de l'enfance que tout échange lui soit interdit ; elle n'a aucun moyen d'offrir ; elle ne peut qu'être aimée ; l'immense amour dont elle-même dispose n'est pas recueilli, pas entendu. Que de pelotes à épingles confectionnées par moi, pour mon entourage protecteur, au moyen de vieux journaux dont je bourrais des lambeaux d'étoffe mal rapprochés et mal cousus ! Que d'éventails espérés, en joignant puis en déployant les plumes que les paons phosphorescents et blancs d'Amphion abandonnaient comme un branchage verdoyant ou neigeux sur le gravier du jardin ! Eventails rebelles et décevants, qui toujours retombaient à l'état d'un mince et vertical plumeau !
Dès le seuil du salon, que rendaient séduisant l'odeur de la gaie cretonne imprégnée comme un végétal faune légère humidité, l'arôme de parquet ciré et l'effluve des mille roses débordant les vases de cristal, j'étais, je le reconnais, l'orgueil de ma famille. Mais je jugeais raisonnablement qu'on n'eût pas dû adresser à une petite fille les louanges qui m'étaient décernées publiquement. Ma mère, pour qui la musique représentait l'art suprême, ne doutait d'aucune de mes facultés. Elle entassait des volumes cartonnés de la collection « Litolff » sur le tabouret du piano, m'y faisait asseoir et annonçait que j'allais composer immédiatement des mélodies évocatrices, sur le sujet qui me serait donné. C'est ainsi que, tremblante, embarrassée, mais l'oreille tendue nettement vers l'infini, je reproduisais, à la manière d'une dictée harmonieuse et colorée, le chant des oiseaux, la naissance pâle et puis éclatante du jour, la campagne pastorale, la caquetante et radieuse basse-cour, la rêverie du croissant de la lune au-dessus des magnolias en fleur qu'enveloppait l'haleine mouillée du lac. Encouragée par un auditoire toujours trop bienveillant et, sans doute, sensible aux yeux verts allongés d'une enfant qui portait avec timidité les présents d'un destin privilégié, j'écrivis de petits morceaux de musique que ma mère fit relier dans un album de l'aspect le plus sérieux. je demandai et j'obtins facilement qu'on inscrivit sur le cuir, couleur de noisette, en lettres d'or, le nom d'Anna. Sur quoi n'ai-je pas, de ma main d'enfant, écrit ce nom ? Le besoin où se trouve un petit être de se constituer le porte à reproduire le plus qu'il peut le signe qui le représente. Ecrire sur des cahiers, sur des livres, sur du papier buvard, sur des cartons à chapeaux, sur le sable des allées, le nom d'Anna, équivalait certainement à ces médications fortifiantes qu'on donne aux enfants pour assurer le bon état et la croissance des os. Mon nom ne me plaisait pas, mais je fus exorcisée de l'ennui qu'il me causait par la remarque enjolivée de flatterie que me fit un jour un vieux monsieur - était-il vieux ? le sait-on à l'âge où j'étais ? - qu'il débutait par la première lettre de l'alphabet et qu'il demeurait égal dans les deux sens. Ce monsieur si aimable que, dans ma petitesse, je jugeai vieux, et qui voulait trouver dans la netteté réversible de mon nom une promesse de perfection, n'était pas seul à m'entourer de bontés.
Nulle petite fille ne fut plus complimentée, plus embrassée que moi. Là fut ma chance, bien nécessaire, car, loin d'être altière, égoïste ou vaniteuse, je dépendais entièrement de l'affection de tous les êtres. Aucune créature autant que moi ne sollicita instinctivement, silencieusement pour avoir la force de vivre :
Avec le pain qu'il faut aux hommes
Le baiser qu'il faut aux enfants,
ainsi que l'écrit leur suprême ami, Victor Hugo. La nuit, qui dispose en tous sens ses intangibles barrières et, par l'obscurité, le lit solitaire, le sommeil, défait le bouquet humain, séparant ceux qui s'aiment le jour, me rendait craintive, elle m'eût paru intolérable si je ne m'étais endormie avec la conviction que je posais ma tète sur l'épaule de l'ange gardien tant de fois décrit par la poétique et dure gouvernante allemande. Je n'eus pas à me plaindre de ma situation dans l'apparat ; dès qu'un visiteur était annoncé, on m'appelait, on me montrait ; mes parents attendaient avec confiance l'approbation, qui leur semblait certaine, des hôtes importants. Le superbe Mistral, pâtre royal, abaissa tendrement sur moi un regard compétent et divinateur dont je devais garder le constant souvenir (plus ému encore que celui de nos futures rencontres) jusqu'au jour lointain où, apprenant sa mort, je suivis longuement, dans la pure ténèbre d'un soir d'été, le sillage mystérieux d'un souffle de génie retournant à la patrie céleste. Sully Prudhomme, haut, lourd et clair, yeux d'ange et barbe d'évêque, me tenait assise auprès de lui cependant qu'il fascinait l'auditoire expert ou naïf, par un exposé patient et minutieux des lois de la prosodie - code implacable, masque de fer attaché sur le visage mobile d'Erato. Ronsard n'avait pas recherché et n'eût point admis tant d'obstacles à ses libres jeux de l'âme et du verbe guidés par une harmonie impérieuse et cependant nonchalamment confiante. Mais quel miracle ne peut-on attendre de la poésie, comme de l'adaptation de l'esprit aux contraintes imposées, si l'on songe que l'inflexible règlement ne gêna pas les deux poètes les plus expansifs, les plus prodigues d'effusions ineffables - l'un, gigantesque, retentissant, universel - Victor Hugo, l'autre, balancé sur des strophes ailées autant que sur les échelles de soie qui, dans les soirs romantiques, élèvent l'amant imprudent vers les vierges et les sultanes : Alfred de Musset ?